WOCHE DER KRITIK : Les 10 ans de la Semaine de la critique de Berlin
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Tribeca 2012 : Le blogue du festival

Par Guilhem Caillard
L'INDEX

AS LUCK WOULD HAVE IT d'Alex de la Iglesia (2012)
BEYOND THE HILL d'Emin Alper (2012)
CERTAIN PEOPLE de Levan Akin (2012)
EDDIE - THE SLEEPWALKING CANNIBAL de Boris Rodriguez (2012)
HYSTERIA de Tanya Wexler (2011)
JOURNEY TO PLANET X de Josh Koury, Myles Kane (2012)
THE REVISIONARIES de Scott Thurman (2012)
UNA NOCHE de Lucy Mulloy (2012)
YOSSI d'Eytan Fox (2012)

ENTREVUE AVEC FRÉDÉRIC BOYER (Directeur artistique du festival)
TRIBECA FILM FESTIVAL 2012



AS LUCK WOULD HAVE IT (2012)
Alex de la Iglesia  |  Espagne  |  95 minutes

Le roi de la satire baroque à la sauce espagnole est de retour. Deux ans auparavant, The Last Circus avait valu à Alex de la Iglesia le Lion d'argent de la Mostra de Venise, saluant l'oeuvre d'un cinéaste que nous n'avons plus besoin de présenter. Vingt ans se sont écoulés depuis son premier long métrage, le futuriste et vicieux Acción mutante  qui présentait la société planétaire de 2012 débarassée des personnes laides et handicapées. Soutenu par Almodóvar, reconnaissant en lui un talent « délicieusement imparfait », de la Iglesia est allé vite et affiche aujourd'hui un style que l'on pourrait juger plus conventionnel et académique, mais suffisamment mature pour canaliser la dispersion lui ayant souvent été reprochée.

Adepte d'un humour noir dont seul lui a le secret, l'espagnol décide avec As Luck Would Have It de faire dans le moins grandiloquent. Si la farce historique de The Last Circus suivait plusieurs personnages (les clowns d'un cirque en perdition dans l'Espagne franquiste), de la Iglesia cherche désormais à parler différemment de la société du spectacle contemporaine. As Luck Would Have It ne se déroule que sur une seule journée et dans un seul décor. C'est l'histoire du terrible accident de Roberto (le comique espagnol José Mota) qui fait une chute l'immobilisant au coeur des anciennes arènes romaines de Carthagène récemment remises à jour par les archéologues. De le Iglesia fait s'enchaîner une suite de coïncidences, plaçant les médias nationaux et internationaux au coeur du drame. Bref, nous sommes en plein Samuel Becket. On songe à Oh! Les beaux jours, chef-d'oeuvre de l'auteur irlandais où un couple vit enterré dans le sable, alors que le pauvre Roberto est paralysé par une tige de fer qui s'est insérée à l'arrière de son crâne. C'est pervers et abominable, comme de la Iglesia sait si bien le faire. Et si gros que cela fonctionne : le cinéaste prend pour cible le monde brutal et inhumain des grands groupes médiatiques et joue sur la fascination du spectacle de la mort. Au fil des événements, touristes, badaux et opportunistes cherchant l'exclusivité journalistique s'amassent autour de la victime, tandis que médecins et pompiers tentent de trouver une solution.

La surprise vient aussi avec Salma Hayek. Surtout connue pour ses piètres acrobaties (From Dusk Till Dawn, Wild Wild West, Spy Kids 3, Bandidas, pour les plus médiocres), elle se glisse ici dans la peau d'une femme au foyer venue soutenir son époux. Stable et raisonnée, elle tempère la situation et tente de préserver l'intimitée de sa famille. Mais le système a ses limites : son côté terre-à-terre finit par lasser tandis que de la Iglesia semble commettre la trop grosse erreur d'en faire un vecteur de morale. Reste que dans ce gigantesque bordel maîtrisé et à l'issue pourtant déjà tracée d'avance, le cinéaste accumule avec malice les fausses pistes, nous faisant d'abord croire à ce qu'il s'amuse à démonter ensuite. C'est à la fois prévisible et inattendu, faisant de As Luck Would Have It d'abord et avant tout un très bel exercice de style narratif. Pour le reste, il faudra attendre le prochain grand film du cinéaste.

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BEYOND THE HILL (2012)
Emin Alper  |  Turquie, Grèce  |  94 minutes

Ce premier film est une démonstration. Emin Alper n'aurait pas pu mieux user des paysages comme source de tension et de drame. On se croirait presque chez Anthony Mann. Dans ses westerns tardifs, le cinéaste plaçait sa caméra à flanc de montagne pour appuyer la vulnérabilité des personnages. Le jeune réalisateur turc confie d'ailleurs son admiration pour les grands noms du genre. Ici, la nature environnant le drame est quasiment dotée d'une force surnaturelle. Mais Alper va plus loin et rend la chose maléfique. Pour faire suffoquer ses personnages, exercer sur eux une pression incommensurable, il utilise le contrechamp et filme les victimes vues d'en haut, à la place précise de « la menace ».

Les victimes, ce sont Failk, ses fils et ses petits enfants. La famille vit au creux d'une valée éloignée. Proche d'un cours d'eau, leur maison est à découvert, entourée de montagnes par delà lesquelles il est impossible de voir. La menace est inconnue. Cela fait plusieurs jours que les hommes ont constaté des bruits et des petits incidents trahissant la présence d'un ennemi malintentionné. La responsabilité tombe sur une bande de gitans, des nomades voleurs de chèvres selon Failk. Ils n'ont pas le droit de traverser les terres du vieil homme qui cherche à se débarasser de cette gangrène. Or, jamais ces ennemis potentiels ne sont montrés. Le film se joue à un tout autre niveau, offrant plutôt différentes couches d'interprétation des événements selon les générations représentées. Sur chacun des visages, Emin Alper accole panique et suspission, travaille un terrible sens du malaise, ascendant, qui ne s'exprime jamais de la même façon. Le plus jeune des petits-fils commet une faute grave due à sa précipitation, tandis que le patriarche cultive une rage grandissante loin d'être sans conséquence. Ce spectacle de paranoïa à la fois collective et intimement personnelle (on découvre peu à peu les faiblesses d'un tel, les troubles mentaux d'un autre) est fascinant. Car le pire dans cette histoire, c'est que l'assaillant n'existe peut-être même pas.

Emin Alper pose les bases vascillantes d'une géographie de la terreur. Car le territoire est décrit dans ses moindres détails, jusqu'à ce que nous ayons le sentiment de le connaître encore mieux que les personnages qui l'habitent. Le spectateur fait partie de la menace. Or, le cinéaste est capable de tout foutre en l'air, par l'introduction de scènes oniriques, et nous ne savons plus vraiment. Au coeur du drame, une femme - la seule - se tient droite, mais ne quitte jamais son univers : la maison. On finit par se demander si elle même y croit vraiment. C'est déroutant. Un film à voir plus d'une fois.

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CERTAIN PEOPLE (2012)
Levan Akin  |  Suède  |  105 minutes

Vraiment, les derniers mois auront été brillants pour le cinéma suédois : entre autres, Avalon et She Male Snail furent plusieurs fois salués par la critique depuis leur sortie en 2011. Aujourd'hui, Certain People poursuit la tendance. C'est le premier long métrage écrit et réalisé par Levan Akin, issu du milieu de la télévision. Présenté en première internationale à Tribeca, le film pourrait se définir comme une version « hipster » de Festen. Six personnes issues du milieu des arts et de la musique se retrouvent pour fêter l'anniversaire de Katinka, qui les accueille dans son immense maison à la campagne un weekend d'été.  Pendant près de 24 heures, les invités vont boire et manger, échanger sur leurs carrières, le monde de la culture, leurs projets artistiques. Mais Joel, le frère de Katinka, fait une apparition surprise qui va perturber le bon déroulement des choses. Ainsi racontée, l'histoire semble basique, trop de fois rencontrée dans le cinéma suédois. Si Certain People sort du lot, c'est grâce à une mise en scène particulièrement marquée.

Certain People a déjà quelque chose de la satire sociale, prenant pour cible la gauche bobo, les intellectuels blasés. Pince-sans-rire, Levan Akin s'en moque ouvertement, pousse les traits au maximum de leur expression. Un personnage dénigre tout ce qui s'apparente à de la cuisine bon marché, vante les mérites de ses plats confectionnés avec finesse et perfectionnisme. Qu'il s'agisse de télévision ou de cinéma, il n'a d'yeux que pour les séries HBO et les films d'auteurs. Les positions de chacun semblent irrémédiables, et les croyances ne sont vécues que par soumission à une définition sociale. Un verre de chablis à la main, un cigare dans l'autre, les visages sont formidablement serrés, souvent condescendants. Le travail avec les acteurs est admirable : rarement a-t-on vu tant d'ennui et de détachement partagés en groupe. Pour raconter cette histoire de personnes  qui se parlent, mais ne s'écoutent pas, le découpage est cruel. Des kilomètres semblent séparer deux individus qui partagent une conversation. Quand les premiers invités arrivent, Katinka les accueille en se tenant à une distance plus que caricaturale. La mise en scène de ce drame champêtre se veut ainsi froide et impartiale, dans laquelle chaque figure de cire occupe une position tragique.

Sans donner de leçon, Levan Akin se pose en esthète sarcastique et nous offre une farce, rien de plus. Quand une situation comique ou déplacée intervient, le cinéaste use du contrechamps pour saisir les réactions qu'elle provoque, bien souvent passives. Ceci provoque le rire : tragique chez les personnages, à la fois jouissif et expiatoire pour les spectateurs. C'est très bien écrit, intelligent et délicieusement amer.

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EDDIE - THE SLEEPWALKING CANNIBAL (2012)
Boris Rodriguez  |  Canada, Danemark  |  83 minutes

Les coproductions entre le Danemark et le Canada relèvent plutôt de l'exception. Quiet Revolution Pictures, compagnie basée à Ottawa, s'est pourtant spécialisée en la matière, surfant sur la vague des 53 traités de coproduction signés entre le Canada et l'étranger. Eddie, avec son sous-titre burlesque, semble ainsi sortir de nulle part, appuyé par Téléfilm Canada, Bavaria Film, et le Danish Film Institute (ultra présent depuis les douze derniers mois). Le projet même du film est assez déjanté : raconter les déboires de Lars Olafssen, peintre danois de grande réputation, qui s'installe en Ontario au milieu de nulle part pour entamer une nouvelle carrière de professeur dans une petite école d'art. Lars n'a pas peint depuis dix ans. Mais sa rencontre avec Eddie, le « freak » de la ville, va lui faire retrouver son inspiration. La nuit, Eddie met à profit ses crises de somnambulisme pour aller dévorer des petits animaux, et bientôt des humains...

D'emblée, le spectateur aura envie de donner une bonne note au cinéaste Boris Rodriguez pour lui offrir exactement ce qu'il espérait : un carnaval morbide et grotesque qui sied si bien au genre. Et cela tout en finesse. Pour mettre en place des situations toujours plus caucasses, les préparer comme il se doit et sans précipitation, Rodriguez pratique bien l'art de mettre en présence des visages archétypiques. Le choix de l'acteur danois Thure Lindhardt dans le rôle principal est juste parfait. L'inquiétante expression de son regard aux yeux globuleux n'a d'égale que ses cernes, de plus en plus appuyés au fur et à mesure que le récit avance. Il y a aussi cet agent, spécialement venu du Danemark pour convaincre le peintre de reprendre ses activités : alcoolique à la voix caverneuse, son broching semble tout droit venu d'outre tombe. Puis, bien-sûr, Eddie remporte la médaille, avec son air terriblement enfantin. Autre point fort du film : la bande originale signée David Burns, jouissive dans ses désaccords et ses élans cacophoniques, en particulier lorsqu'elle accompagne les instants les plus crus - au passage, les amateurs de scènes de cannibalisme seront servis, même si Rodriguez a l'intelligence de ne pas faire dans la surenchère.

Eddie - The Sleepwalking Cannibal insère constamment dans son montage l'image de la toile vierge du peintre sur un chevalet, dans une position centrale d'attente. Inspiré par la violence de son nouveau protégé, Lars tourne sans cesse autour, et nous tous avec lui. Rodriguez maîtrise ses intentions tandis que nous sommes privés de voir le résultat final. C'est rudimentaire, malsain et plaisant. Ni plus ni moins, et déjà bien assez. Les adeptes de Pontypool (Bruce McDonald, 2008), film de zombies canadien, se retrouveront très bien ici.

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HYSTERIA (2011)
Tanya Wexler  |  Etats-Unis, Royaume-Uni, Luxembourg, France  |  95 minutes

En pleine société victorienne, le jeune docteur Mortimer Granville (Hugh Dancy), las de la médecine classique, se lance dans la pratique d'une discipline encore inusitée : le traitement de l'hystérie chez les femmes. Granville opère des massages vaginaux sur des centaines de patientes. Mais bientôt, l'ambitieux jeune homme fera la découverte d'une invention révolutionnaire, le « electro-mechanical vibrator ». Malheureusement, tout le film tient en ces quelques lignes. Hysteria est annecdotique et cela malgré l'intention d'inscrire l'apparition du vibro-masseur parmi les symboles déclancheurs de l'émancipation féminine. La réalisatrice Tanya Wexler revandique un discours féministe, un peu trop d'ailleurs, et rend son propos si ce n'est amusant, pratiquement vide.

Reste alors l'annecdote, ces petites vérités amusantes que le film fait connaître au grand public, pas forcément familier avec cette partie de l'histoire de la médecine moderne. Et là encore, c'est la déception puisque Wexler évite consciemment de nous donner des détails sur, par exemple, les différents prototypes de vibro-masseurs antérieurs au produit fini, ou encore les difficultés techniques rencontrées par Granville et son collègue, un excentrique passionné de mécanique. Au contraire, ici, tout est beau dans le meilleur des mondes, et si épreuves il y a, elles sont annodines, écartées par l'idylle amoureuse entre le personnage principal et la fille du vieux médecin (Maggie Gyllenhaal).

Le générique de fin nous en dit plus sur l'histoire du « dildo » que tout le reste, faisant défier les photographies d'appareils aux formes étranges brevetés au cours du siècle. Ce petit précis de vibrothérapie fait découvrir des noms aussi atypiques que le « chic-electric », et invite au rire. C'est d'ailleurs ce que le film aura su faire le mieux : créer des situations embarrassantes et comiques entre le docteur et ses patientes lors des séances de massage. La réalisatrice a souhaité réunir l'échantillon le plus large et représentatif des différents types de patientes - obèse, étrangère à l'accent allemand, nymphomane, rousse... Chaque nouvelle patiente apporte ainsi son lot de surprises, ne réagissant jamais de la même façon au traitement si particulier de Granville. Seulement voilà, un tel système finit par s'essouffler, et apporte l'effet contraire à celui escompté. Enfin, on ne peut penser qu'à ce qu'aurait pu être le personnage de Maggie Gyllenhaal sous la direction d'un autre metteur en scène. Son hyperactivité est constamment employée à mauvais escient, notamment lors d'une scène de tribunal. Condamnée pour s'être opposée à un officier de police, la jeune femme se défend en tenant un discours ardent, mais simplificateur, sur les droits des femmes : à cet instant, c'est tout le film qui tombe à l'eau. Cela nous fait d'autant plus regretter Gyllenhaal, actrice au réel talent, mais trop peu présente sur nos écrans.

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JOURNEY TO PLANET X (2012)
Josh Koury, Myles Kane  |  Etats-Unis  |  78 minutes

Journey to Planet X part du principe que la créativité est bonne, d'où qu'elle vienne et quelle que soit son expression. Ce qui compte, c'est d'être suffisament passionné, de s'y donner à coeur joie. Malgré un manque chronique de moyens et de professionnalisme qui, dans un univers plus terre-à-terre feraient indéniablement défaut, les deux compères Eric Swain et Troy Bernier poursuivent leur route avec enthousiasme, passion et beaucoup d'énergie. Ce sont des geeks par excellence, des fous de science-fiction, deux admirables acharnés. Scientifiques le jour, ils sont cinéastes amateurs le soir et les weekends. Ensemble, ils ont créé Ginnungagap Filmwerks, une compagnie de production de films spécialisée en science-fiction et fantastique. Selon la mythologie nordique, le Ginnungagap est un immense gouffre, ici pris au sens du vide précédant la création. Le vide fantaisiste des deux artistes mène ainsi à des contrées hantées par des créatures maléfiques et des vaisseaux spatiaux à la dérive. Jusqu'à présent, Eric et Troy ont réalisé plusieurs courts métrages, mais Planet X est un tout autre projet : plus ambitieux, complexe et réfléchi, c'est un défi majeur pour ses auteurs, une rampe devant mener vers de nouvelles opportunités.

Pari réussi. Suffisamment pour avoir attiré l'attention des excellents documentaristes Myles Kane et Josh Koury (par ailleurs fondateurs-programmateurs du Brooklyn Underground Film Festival). Planet X a remporté en 2011 un grand prix au Geek Film Festival de Miami. Nous suivons les étapes de la production ayant mené à ce succès loin d'être pris à la légère. Car si bien des situations donnent à rire (à commencer par les acteurs non professionnels recrutés qui, penauds, sont à la fois mauvais et parfaits dans leur amateurisme), Eric et Troy sont toujours pris avec le plus grand sérieux. Pourtant, leur univers farfelu n'est en aucun cas décortiqué ou analysé à la loupe. On se laisse simplement embarquer dans la découverte des thèmes chers aux créateurs jamais à court d'idées, travaillant avec des petits riens tirés de trois bouts de ficelle. En somme, nous assistons à une grande séance de bricolage qui, sous couvert de délires irrationnels, apparaît dans toute sa cohérence. Les documentaristes ont finalement du mal à cacher leur attachement pour les films réalisés par Eric et Troy. Un échange d'influence s'opère même entre les deux partis : le tournage de Journey to Planet X a pris trois ans, soit autant que celui de Planet X; indéniablement, Eric et Troy ont profité de l'intérêt dont ils ont fait l'objet tandis que les deux documentaristes confient avoir pleinement fait partie de l'expérience. Ode à l'inspiration tous azimuts, Journey to Planet X raconte ce partage: un bel échange d'énergie.

Les curieux sont par ailleurs chaudement invités à parcourir le site de Ginnungagap pour y découvrir les films réalisés par Swain et Bernier : http://www.ginnungagapfilmwerks.com/. Le détour en vaut la chandelle.

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THE REVISIONARIES (2012)
Scott Thurman  |  États-Unis  |  83 minutes

Nous sommes en 2010. Un jeune étudiant de la University of North Texas, Scott Thurman, présente une ébauche de ce qui deviendra The Revisionaries. Aujourd'hui sous sa forme finale, dire que le film fait froid dans le dos serait un euphémisme. C'est considérablement alarmant. Une fois encore, le Texas a du mal à se détacher de son image de grosse bête noire. The Revisionaries suit l'actualité du Texas State Board of Education, chargé de veiller sur la bonne santé de l'éducation à travers l'état. Chaque décennie, les membres du conseil d'administration se réunissent pour débattre de la révision des manuels scolaires.

La caméra s'immisce au coeur des séances publiques. Mais le réalisateur n'intervient à aucun instant dans la narration, se contentant d'accumuler les séquences de discussion. Parfois, une entrevue à l'extérieur avec un politicien, une universitaire ou la présidente d'une association vient agrémenter le discours afin de présenter un panel varié des façons d'entrevoir l'encadrement de l'éducation scolaire au Texas. Mais pas besoin d'avoir invité l'eau tiède pour constater l'absence de débat démocratique. Les ultraconservateurs siègent majoritairement. Le président du conseil, Don McLeroy, a deux priorités pour légitimer les manuels d'histoire : 1. ne jamais faire l'impasse sur les influences judéo-chrétiennes comme fondation de la nation américaine, de même que la création d'Israël; 2. assurer une place d'honneur à Ronald Reagan pour avoir sauvé l'Amérique du communisme. Et ce ne sont là que deux amendements : The Revisionaries en présente des dizaines par un montage fluide des propositions les plus hallucinantes, pour la plupart adoptées par la commission. Autres perles : éviter d'évoquer l'histoire du hip-hop en classe de musique, sous-culture de mauvaise influence selon McLeroy; ou encore proposer une alternative aux théories de l'évolution.

Ce documentaire, linéaire, constate la présence d'opposants quasi-inefficaces. Thurman filme les visages subjugués des scientifiques et experts appelés à témoigner lors des débats en fait dirigés selon un agenda politique et des croyances religieuses personnelles. Le créationnisme apparaît sous l'un de ses traits les plus terrifiants tandis que les lobbyistes du secteur de l'édition scolaire attendent qu'on leur dise quoi faire. Car un marché juteux se cache derrière les décisions du bureau et dépasse les frontières du Texas. C'est un petit bal de calculs mesquins qui se joue là sans vergogne entre les administrés et certains industriels. The Revisionaries décrit exactement la démarche à suivre pour altérer le recul critique et le sens du jugement chez de futurs adultes. Scott Thurman n'est évidement pas du côté desdits révisionnistes, et il est difficile pour nous, spectateurs, de contenir notre désarroi. Du mépris même, quoi d'autre sinon?

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UNA NOCHE (2012)
Lucy Mulloy  |  Etats-Unis, Royaume-Uni, Cuba  |  89 minutes

Lucy Mulloy n'avait signé auparavant qu'un seul court métrage, This Morning, nommé en 2007 aux Oscars. Avec Una Noche, présenté au dernier festival de Berlin, elle a habilement su tirer parti d'un projet atypique : monté avec une majorité de fonds américains, son film est le premier depuis longtemps à avoir été entièrement tourné à Cuba malgré l'embargo. Interrogée sur les difficultées rencontrées, Mulloy dit n'avoir fait aucun compromis. Ses acteurs furent cubains et non professionnels, tandis que le matériel de tournage a dû transiter par l'Europe pour atteindre La Havane. Un enfer, cependant surmonté par une volonté de capturer toute l'énergie d'une ville rarement perçue en tant que telle, surtout dans le cinéma américain.

Cette énergie saute à la figure des spectateurs dès les premiers plans des rues de La Havane. La musique de Waldo Mendoza se mêle aux cris d'adolescents rassemblés sur les quais du port. Tandis que l'enchaînement ne laisse aucun répis, puisque nous sommes déjà portés en plein coeur des rues, et bientôt chez les habitants. Avec une poigne continuellement renouvellée, nous passons du Malecon (grande promenade qui longe la côte) aux hauteurs de La Havane, parfois plusieurs fois en moins d'une minute. Des plans d'une même scène donnent l'impression d'avoir été tournés à des moments différents de la journée, offrant un vaste échantillon de couleurs et de nuances.

Ainsi suivons-nous les tribulations de deux amis, Elio et Raul. Le premier est secrètement amoureux du second. Ne songeant qu'à prendre le large en direction de Miami, Raul entraîne Elio dans son projet périlleux. Mais c'est avec les mots de Lila que le film est raconté; soeur de Elio, elle partage avec ce dernier des liens très fusionnels. Or, la jeune femme est témoin des tourments sentimentaux de son frère. Leurs liens vont peu à peu se dissiper tandis qu'Elio plongera dans une aveuglante frustration.

« À La Havane, rien ne s'arrête pour personne, et rien ne change. » Les rues ont beau être traversées par des enfants et des criminels en fuite, ou présenter leur lot de couleurs et de diversité, le quotidien de la ville est plongé dans un terrible état d'immobilité. Pas d'avenir à La Havane, et encore moins pour ceux qui espèrent quitter le pays  et  commencer une nouvelle vie ailleurs. Si Raul connaît des épreuves déterminantes pour son identité sexuelle, l'homosexualité demeure un phénomène réclusif. Au même titre d'ailleurs que la prostitution féminine, illustrée ici sous ses traits les plus sordides. Enfin, la dernière partie de Una Noche se présente comme un moment « hors-du-temps » : les héros tentent de survivre à bord d'une embarquation de fortune voguant en plein Golfe du Mexique. Pour la première fois, face à l'inquiétante étendue de l'océan, la caméra de Lucy Mulloy n'a plus aucun repère auquel se rattacher tandis qu'un gros orage se prépare. Ce premier film en dit long sur la suite : déjà, la cinéaste prépare Una Noche Mas, second volet de ce qui s'annonce comme une trilogie qui restera dans les annales.

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YOSSI (2012)
Eytan Fox  |  Israël  |  83 minutes

Il y a dix ans, Yossi et Jagger révélait Eytan Fox. Racontant la relation cachée entre deux homosexuels dans l'armée israélienne, le film est rapidement devenu un titre culte du cinéma gay et lesbien. Trop focalisé sur la relation amoureuse, ce moyen métrage avait pour principales faiblesses un scénario souffrant de manque de recul et une photographie imparfaite. Cependant, c'est avec une belle dose de détermination que Fox abordait pour l'une des premières fois la question de la condition homosexuelle en Israël, faisant de Yossi et Jagger un film vraiment unique. Scénarisé en seulement quelques jours et tourné aussitôt, Yossi n'a presque plus rien à voir avec les débuts du cinéaste.

Le premier film se terminait par la mort de Jagger. Nous retrouvons ici Yossi, des années après, dans un profond état de solitude. Chirurgien depuis quelques mois, ayant terminé des études en cardiologie, sa vie sentimentale bat de l'aile et n'a en fait jamais repris depuis la disparition de Jagger. Avec beaucoup de délicatesse et une discretion exemplaire, Eytan Fox décrit le renfermement profond d'un homme qui souffre atrocement de sa solitude sans jamais tomber dans le grand sentimentalisme. Ici, pas de pleurs, pas d'effondrements spectaculaires : tout passe par le regard, des non-dits pratiquement dans chaque plan, puis la gestuelle de Yossi (il faut saluer ici l'acteur Ohad Knoller, si juste). En somme, Eytan Fox transmet toute l'émotion et le plaisir provoqués par la redécouverte du personnage qu'il avait créé. Pour le cinéaste, c'est aussi une façon de faire le bilan sur sa dernière décennie de création qui a vu naître Tu marcheras sur l'eau (2004) et The Bubble (2006), globalement salués par la critique.

Et toujours, cette préoccupation commune de l'homosexualité en Israël. À bien y regarder, Yossi boucle la boucle, raconte comment la vie en tant qu'individu homosexuel a changé en Israël. Au temps (pas si éloigné) du service militaire de Yossi, discretion et mensonges étaient de rigueur, condamnant la relation. Aujourd'hui, l'homme réalise avec stupeur ne pas avoir grandi avec les mutations majeures de son époque tandis qu'être gay est bien plus accepté, y compris dans l'armée. Sa confrontation avec un groupe de jeunes militaires lors d'un voyage agit comme une soupape de décompression, un bouleversement qu'Eytan Fox décrit avec toujours autant de finesse. C'est aussi un corps que le film raconte, celui d'un homme qui s'est laissé aller et doit apprendre à s'accepter de nouveau. Quelques maigres défauts (la lecture de Mort à Venise dans les moments de solitude de Yossi paraît quelque peu réchauffée) n'entachent en rien l'originalité, la cohérence et la maturité d'Eytan Fox, qui a décidément su canaliser ses émotions dans une belle direction.

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Article publié le 23 avril 2012.
 

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