WOCHE DER KRITIK : Les 10 ans de la Semaine de la critique de Berlin
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RIDM 2023 : Partie 4

Par Sarah-Louise Pelletier-Morin et Olivier Thibodeau

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prod. Filmska Produkcija Horopter

ANOTHER SPRING
Mladen Kovačević  |  Serbie  |  2022  |  89 minutes  |  Section Harbour

Je me souviens d’un film catastrophe intitulé Variola Vera (1982), que j’avais vu à Fantasia dans le cadre de la rétrospective Serbie subversive qui avait amené le troublant Serbian Film (2010) à Montréal. C’était un film de série B bien paniquant et paniqué, inspiré par l’épidémie de variole qui a sévi dans l’ex-Yougoslavie de 1972. Treize ans et une pandémie plus tard, je découvre aujourd’hui le penchant subtilement atmosphérique et sobrement didactique de cette œuvre tonitruante en celle de Mladen Kovačević, qui pour l’occasion relate minutieusement l’histoire de l’épidémie à l’aide d’images d’archives. Usant comme seule narration la voix du Dr Zoran Radovanović, qui se remémore le fil des événements avec une précision inouïe, Kovačević et sa monteuse Jelena Maksimović assortissent cette narration d’une manne de séquences triées avec astuce et doigté, complémentant les bandes spécifiquement tournées autour du drame d’une série d’images liminaires visant à étoffer le récit.

Ça commence très bien, avec une mise en contexte historique parfaitement ­ad hoc qui nous amène dans la Serbie insouciante de 1969, que la musique d’époque et les images urbaines nous rendent palpable. Radovanović évoque alors un voyage vers l’Inde qu’il avait entrepris en voiture, mais il mentionne surtout le vaccin contre la variole reçu pour l’occasion. À la manière d’un guide ou d’un historien chevronné, il nous parle ensuite de la lutte au virus effectuée à l’époque en Eurasie, puis il décrit le périple des « hâjj » yougoslaves, soit les pèlerins musulmans quittant annuellement le pays La Mecque. En 1972, ces pèlerins se sont malheureusement arrêtés dans un marché de Baghdâd, en Irak, nation aux prises avec une épidémie de variole que les autorités auraient cachée par peur de voir leurs frontières scellées. C’est là qu’Ibrahim Hoti, le premier porteur serbe, aurait attrapé le virus. Tous les dires du Dr Radovanović sont alors illustrés à l’aide d’un savant treillis d’images variées en provenance de différentes sources (films de voyage, documentaires, films commerciaux et médicaux). C’est là d’ailleurs que brille le montage, qui crée du sens par réappropriation imagière, s’apparentant d’une certaine façon au cinéma (expérimental) des praticiens du found footage. Le film se trouve simultanément imbu de la puissance mystérieuse du cinéma d’horreur atmosphérique, alors que les oppressants silences habités et les angoissants paysages sonores conçus par Jakov Munižaba succèdent à la musique joyeuse des premiers instants.

Le reste du film est plus documentaire, puisque ce sont les images d’époque tournées spécifiquement autour de l’épidémie qui servent à illustrer son déroulement, incluant les images dantesques des pauvres victimes recouvertes d’éruptions vésiculo-pustuleuses (dont un bébé hurlant). Et si le film perd ainsi son caractère innovateur et singulier, il parvient néanmoins à insuffler au réel une touche dramatique supplémentaire via l’usage opportun de ralentis ; il se mue surtout en éclairant exposé sociologique, décrivant tout le processus de gestion de crise effectuée par le gouvernement yougoslave. Et si l’on suspecte à certains moments un pamphlet pro-vaccination à portée contemporaine, on réalise bien vite que l’encensement de l’efficacité sanitaire de l’époque est une affaire de fierté nationale (il n’y a qu’à voir à ce sujet les époustouflantes célébrations entourant la fin de l’épidémie). On a même droit à un récit épidémiologique complémentaire en épilogue, qui sert à la fois de bonus inattendu et d’ouverture humaniste ! Malgré sa sobriété, et le fait qu’il devient de plus en plus sec à mesure qu’il se développe, Another Spring demeure donc un film fascinant, qui mérite certainement le coup d’œil. (Olivier Thibodeau)

 *Texte originellement publié dans notre couverture du Festival international du film de Rotterdam 2023

Prochaine projection : 26 novembre à 13h00 (Cinémathèque québécoise)

 


prod. Nakba Filmworks

ELEFSINA NOTRE AMOUR
Mahdi Fleifel  |  Grèce  |  2023  |  9 minutes  |  Compétition internationale

Le golfe d’Elefsina, qu’on désigne parfois sous le nom d’Éleusis, est connu pour ses merveilles archéologiques. Comme un pied de nez à ces sites courus par les touristes, Elefsina notre amour du réalisateur d’origine palestinienne Mahdi Fleifel porte son regard vers d’autres types de vestiges, des archives moins visuellement esthétiques — un « cimetières de navires ». Le réalisateur cadre, recadre et décadre des bateaux échoués et des grues, autant d’épaves qui prennent une valeur d’étrangeté dans cette œuvre filmée en 16 mm. Exit la vision fantasmée et bucolique de la Grèce : ici, l’environnement apparaît inquiétant, par cette absence totale d’êtres humains, qui entre en résonance avec ces structures monumentales créées par l’homme — devant ces paquebots immergés, ces grues érigées qui sortent de l’eau, on a l’impression que la mer a repris ses droits et que la nature a recraché la culture. On appuie d’ailleurs peut-être d’une manière un peu trop patente sur cette volonté de voir cet espace sous un autre angle, en faisant pivoter l’image, en nous la montrant sous un regard déplacé. L’originalité de l’œuvre apparaît avant tout dans sa création sonore, par l’articulation de sons métalliques qui renvoient aux matériaux des paquebots, et des sons stridents, aigus, qui semblent tout droit sortis d’un film d’horreur. Comment, ici, ne pas penser aux réfugiés arrivés par la Méditerranée ? Tout porte à croire que cette musique terrifiante sort directement de ces poupes, de ces coques, de cette rouille, de ces graffitis, et qu’elle en vient à exprimer toute une souffrance, toute une violence, enfermée dans ce cimetière lacustre. Poème sans mots sur l’errance, Elefsina notre amour est onirique au point qu’il semble vouloir prolonger la légende de ce lieu, qui, chez les Grecs anciens, accueillait les « mystères d’Éleusis ». À l’époque, le golfe était un espace de cultes, de rituels et de processions ; de sanctuaire mythologique à bourg industriel, on pourrait croire qu’il n’y a qu’un pas. (Sarah-Louise Pelletier-Morin)

 


prod. Tândor Productions / RTBF / Tândor Films

MAMBAR PIERRETTE
Rosine Mbakam  |  Belgique / Cameroun  |  2023  |  93 minutes  |  Compétition internationale

Avec cette fiction documentée, inspirée et (partiellement) co-écrite par les membres de sa famille, Rosine Mbakam quitte sa Belgique d’adoption pour filmer un drame dardennien anticolonialiste dans son Cameroun natal. Le naturalisme de la mise en scène, exempte de musique extradiégétique, et la proximité extrême de l’objectif avec les personnages, la place prépondérante qu’ils occupent dans le cadre, se retrouvent ainsi au service de figures traditionnellement occultées, ou exotisées, par la culture occidentale, incluant la maman couturière du titre, que l’on voit trimer humblement dans les bas quartiers de Douala. En effet, plutôt que de faire face à de grands dilemmes éthiques, les personnages de Mambar Pierrette luttent simplement avec le quotidien, jamais de cette façon misérabiliste que privilégie le cinéma dramatique européen, mais avec un acharnement tranquille qui traduit une lassitude mêlée d’espoir. À ce titre, il importe de souligner la place qu’on accorde ici aux petits gestes, à leur répétition, qui représente parfois une dépense d’énergie vaine pour les gens à l’écran, mais témoignent néanmoins toujours de leur inaliénable vivacité.  

Lorsque l’on rencontre la protagoniste titulaire, c’est au moment de préparer la nourriture pour le repas du matin, qu’elle concocte avec diligence dans des plans rapprochés, où chaque action dénote le soin qu’elle porte à cette tâche altruiste. On la voit ensuite sortir sa mère du lit et lui appliquer une pommade sur les jambes avant de partir faire les courses, question de se procurer le fil et les tissus magnifiques qu’elle a besoin pour effectuer son travail de couturière. Puis, elle se poste devant la machine et se dédie à son art, dans une série de plans où elle manipule l’aiguille, le fil, le textile, puis ensache à dessein l’argent fourni par ses clientes dans une motion quasi bressonienne. Le prosaïsme des images fait beaucoup de bien ; il nous immisce dans le milieu de vie de Mambar et célèbre sobrement son travail. Là où le drame point, c’est dans une suite de péripéties tout aussi anodines, qui s’enchaînent bientôt et jettent une ombre familière sur son foyer, à commencer par le bris de sa machine, qu’elle devra promptement faire réparer, puis le vol de tout son argent et l’inondation de sa maison, lors de laquelle périssent les fournitures scolaires destinées à ses enfants, qu’elle devra remplacer en pigeant dans la tirelire de son fils. À ce titre, le puisage acharné qu’effectue l’héroïne pour sécher le plancher de sa maison s’avère lui aussi révélateur de la résilience que celle-ci incarnera jusqu’au dernier plan.  

Avec Mambar Pierrette, Mbakam vise en outre à aborder le spectre du colonialisme, présent un peu partout, mais de manière sournoise, notamment dans l’érosion de la structure familiale que représente l’absence du père, que l’on ne verra jamais à l’écran, et dont la dénonciation auprès des services sociaux mènera à une scène troublante où Mambar se retrouve impuissante face aux réprimandes d’une fonctionnaire qui lui reproche de ne pas s’être mariée. Les relents du colonialisme, c’est aussi le travail esclavagiste en usine, dont se plaint un jeune homme qui, après huit ans, n’a jamais pu obtenir de poste permanent, mais aussi l’absence de filet social qui puisse permettre à un danseur blessé, alter ego d’un des amis de la réalisatrice, de vivre sans devoir faire le clown pour des piécettes dans les bars. Le spectre du colonialisme, c’est aussi le mannequin qui trône devant la boutique de couture, et dont le regard clair, étranger, imperturbable, terrorise les femmes et les enfants au milieu de la nuit, et dont le corps d’albâtre gagne beaucoup à revêtir les atours si colorés que confectionne la protagoniste. (Olivier Thibodeau)

 


prod. Matthew Wolkow

PROCÈS VERBAL
Matthew Wolkow  |  Québec  |  2023  |  5 minutes  |  Compétition nationale

L’étourneau pisote, le carouge à épaulettes pépie, le merle babille, et le geai… jase, de sorte qu’il est parfaitement outillé pour participer à une assemblée générale. C’est ce que l’on apprend dans ce nouveau film du patenteux cinéaste et ornithologue montréalais Matthew Wolkow qui, après Monologues du paon (2020), retourne à son exploration ludique des mœurs de la gent aviaire des villes. Pas dans un dialogue ou un monologue cette fois, mais à l’occasion d’une réunion familiale dont le film constitue le procès-verbal, consigné par une entité élusive, un homme-oiseau sans doute, qui interroge de nouveau le devenir-animal de l’être humain (ou est-ce le devenir-humain de l’animal ?). 

Posant, quelques semaines durant, l’objectif de sa caméra sur un nid de geais, soit le temps pour les oisillons de grandir et de prendre leur envol, l’auteur plaque sur leurs actions une série de protocoles politiques. « Lecture et adoption de l’ordre du jour — proposé par geai bleu », lit-on dans un intertitre coloré au graphisme ornemental alors que l’oiseau atterrit sur les brindilles ; la période de questions, elle, s’effectue par les bébés au bec béant qui quémandent de la nourriture à leur mère. S’agit-il là de bureaucratiser les processus naturels ou d’offrir une voix démocratique aux animaux ? L’allégorie est intrigante, peu importe ce qu’elle vise à illustrer, ne serait-ce que la propension au cabotinage intellectuel d’un cinéaste qui crée comme il pense. Or, la beauté du film réside surtout dans la matérialité (celle de la pellicule, mais aussi de la feuille dactylographiée, qui sert de support à diverses fioritures artistiques), dans la matérialité du corps des oiseaux et des fruits posés sur la table pour évoquer une nature morte, dans l’éclectisme de la narration et la rugosité de la production. Même le VENT se ressent ici, dans la puissance décoiffante de son souffle, nous ramenant toujours à la force vivifiante, au fait que l’acte créatif, comme l’être, est indissociable de l’incarnation physique de son auteur·ice, et donc de la perspective de sa propre mortalité. (Olivier Thibodeau)

 

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Article publié le 22 novembre 2023.
 

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