WOCHE DER KRITIK : Les 10 ans de la Semaine de la critique de Berlin
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Rotterdam 2020 : Jour 4

Par Olivier Thibodeau

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prod. Background Films, Atelier.doc

COMMUNISM AND THE NET OR THE END OF REPRESENTATIVE DEMOCRACY
Karel Vachek  |  Rép. tch./Sk.  |  2019  |  335 minutes  |  Section Perspectives (The Tyger Burns)

Bien qu’elle ait connu son nadir apparent avec l’élection de Donald Trump en 2016 (que le film prend un malin à nous rappeler), l’échec de la démocratie représentative est déjà constatable depuis un bon moment déjà, minée comme elle est par les intérêts économiques qui encrassent désormais tous ses mécanismes. Or, ce que propose le vénérable réalisateur tchèque Karel Vachek comme palliatif à ce système désuet, c’est une forme de socialisme démocratique ethnolinguistique facilité par l’exercice hebdomadaire de referenda internet. Proposition intéressante certes, mais qui révèle bien la forme de radicalisme naïf qui anime aujourd’hui, et qui semble avoir toujours animé cet artiste excentrique, tel du moins que nous le laissent croire les extraits tirés ici de ses films précédents ou des nombreuses conférences politiques auxquelles il a participé. Malgré ses talents d’orateur et sa grande verbosité, on comprend ainsi qu’il ne travaille pas à la manière d’un philosophe, qui étaye sa thèse de façon dialectique, mais à la manière d’un artiste, provocateur, vivace et fougueux, usant de sa verve propagandiste pour revendiquer la révolution sociale et du vaste arsenal d’images à sa disposition pour illustrer le flot furieux de ses idées politiques, créant pour l’occasion un courant de conscience postmoderne, monumental et hypnotique, qui malheureusement perdra sans doute en chemin quelques spectateurs moins familiers avec la langue, la culture et l’histoire politique tchèque.

Conçu comme un documentaire télévisuel en quatre parties (avec en bonus un épilogue de 27 minutes), l’ensemble de Communism and the Net nous était présenté au IFFR dans toute sa glorieuse furie et son flot démentiel. 335 minutes de cynisme jouissif, fait d’une manne d’images hétéroclites (plans glanés récemment parmi la populace ou sur les lignes de production industrielles, entrevues avec divers artistes tchèques, extraits de journaux télévisés, images fixes, images mouvantes, couvertures de livres, textes fixes, textes défilants…) aboutés ou emboîtés selon la logique chaotique pourvue par l’instinct politique de l’auteur. Et bien que le propos semble parfois éparpillé, constituant souvent une surdose d’informations pour le spectateur ébahi, un peu à la manière d’un cadavre exquis frénétiquement animé, on y retrouve quand même quatre grands thèmes : la responsabilité politique de l’art, les ratés sociaux du pouvoir politique, le pouvoir coercitif de la religion et les mécanismes aliénants du capitalisme. Tous les maux relatifs à ces grands thèmes y passent d’ailleurs : la triple oppression historique subie par la République tchèque aux mains des Austro-hongrois, des nazis et des Soviétiques, le souvenir amer de la Révolution de Velours de 1989, qui selon l’auteur n’aura servi qu’à propulser des gangsters au pouvoir, contrairement au Printemps de Prague qu’il considère avec nostalgie, le colonialisme israélien en Palestine, les conflits génocidaires du 20e siècle, la manipulation populiste des masses inhérente à l’exercice contemporain de la démocratie, et les contrecoups de ce que l’auteur appelle (à juste titre) l’« advertocracy ». Certaines images utilisées pour illustrer le propos sont absolument dantesques : les extraits de Slaughterbots (2017) notamment, qui dans le contexte semblent presque réels, les images de rivières gorgées de plastique, réelles dans ce cas-ci, et celles du corps de Jan Palach post-immolation, plus réelles encore. Les images de politiciens sont dantesques également, à leur façon pitoyable, celles de Putin sur son deltaplane ou de Trump sur le ring avec Vince McMahon, celles du président tchèque Milos Zeman surtout, proposant de liquider les journalistes, ou les menaçant avec une mitraillette. Or, bien que ces images possèdent une valeur ironique intrinsèque, émanant de leur propre absurdité, cette valeur ironique est exacerbée aussi par l’utilisation d’un hilarant montage métaphorique à la soviétique, lequel marque un retour très à-propos des animaux de basse-cour eisensteiniens dans l’arène contemporaine du néo-libéralisme néo-classiste. 

 


prod. Lamp/Shochiku

SPECIAL ACTORS
Ueda Shin'ichirô  |  Japon  |  2019  |  109 minutes  |  Section Voices (Rotterdämmerung)

Quoiqu’il s’agisse d’une suite spirituelle parfaitement correcte à One Cut of the Dead (2017), ce truculent opus de zombies du même Shin'ichirô qui avait tant égayé mon Fantasia 2018, Special Actors ne parvient pas tout à fait à en recapturer la magie. En effet, bien qu’il multiplie tout aussi astucieusement les mises en abyme et qu’il se clôt lui aussi sur une finale cathartique jouissive qui nous met les larmes des yeux, sa structure plus usitée et sa surenchère complaisante de révélations dramatiques déçoivent un peu, pour peu qu’elles empêchent le film d’égaler la munificence inespérée de son prédécesseur. Comme c’était le cas pour ce dernier, le scénario est structuré entièrement autour des questions de mise en scène. L’équipe de tournage fauchée de One Cut est ainsi remplacée par les employés zélés d’une boîte « d’acteurs spéciaux », dont on prête les services à des demandeurs individuels qui nécessitent l’intervention de tiers afin de régler certains problèmes personnels (impressionner les filles, rompre avec un copain violent, décourager sa fille de fréquenter un garçon toxique, tester les employés de son entreprise…). Lorsqu’une étudiante les approche afin qu’ils libèrent sa sœur, tenancière de l’auberge familiale, de l’emprise d’une secte farfelue qui désire s’approprier l’endroit, le timide protagoniste Kazuto, enclin à des vertiges lorsque confronté par des gens agressifs, se joint à son frère Hiroki et à l’équipe de la boîte pour mener à bien la mission.

Le film annonce sa couleur d’emblée avec une amusante mise en abyme. On voit d’abord le visage de Kazuto en gros plan, puis on entend l’intimé d’un réalisateur en hors-champ : « action », crie-t-il, avant que le jeune homme s’exécute maladroitement. S’ensuit une coupe, et le spectateur se retrouve dans la salle d’audition ; le voile se lève alors sur tout l’appareillage cinématographique caché derrière le plan-leurre initial. Et c’est ce que le film s’affairera systématiquement à faire pour le reste de sa durée : dévoiler ce qui se trame dans les coulisses, faisant même desdites coulisses son leitmotiv central, qu’il établit notamment via l’utilisation de travellings latéraux, révélateurs d’éléments dissimulés par les limites du cadre, par la surenchère de motifs visuels et de décors ad hoc ainsi que par la multiplication des scènes de répétitions. Il le fait en outre, et c’est là que transparaît vraiment l’ingéniosité auteurielle, en assimilant l’art dramatique au travail d’espionnage et au charlatanisme le long de l’axe commun de la performance. La profondeur discursive ainsi créée n’est certes pas métaphysique, mais elle est appréciable néanmoins pour une comédie boboche de la sorte — comédie boboche exemplaire cela dit — dont les qualités transplantées permettent d’établir Ueda Shin'ichirô comme l’une des forces en devenir du cinéma de genre japonais. La bonne humeur contagieuse du scénario, l’énergie débordante des acteurs, l’humour satyrique bon enfant, la déférence réitérée du réalisateur pour la série B et la finale délirante où Haruko revêt courageusement les traits de son superhéros préféré (le ridicule Rescueman) afin d’exorciser ses peurs d’enfant nous réjouissent indubitablement.

 


prod. Arch & Bow Films

TRUTH OR CONSEQUENCES
Hannah Jayanti  |  États-Unis  |  2020  |  102 minutes  |  Section Bright Future (Competition)

Sans vouloir nécessairement dénigrer le travail vertueux de Truong Minh Quy, force est d’admettre que Truth or Consequences est exactement ce qu’on aurait voulu que soit The Tree House (2019), c’est-à-dire un véritable documentaire d’anticipation, où les éléments de science-fiction sont intégrés de façon organique et subtile à l’univers diégétique, grâce notamment à l’utilisation d’effets visuels qui fonctionnent vraiment, et qui sont immédiatement intelligibles pour le spectateur. Signé par la femme-orchestre Hannah Jayanti (qui produit, monte, scénarise, et cadre également), le film fait penser de prime abord à une version néo-mexicaine de Vernon, Florida (1981), où l’ethnographie locale est obtenue par additions de portraits excentriques (ceux d’une veuve fumeuse, propriétaire d’un refuge pour animaux, d’un collectionneur d’artéfacts et autres habitants des maisons mobiles environnantes). Mais il s’agit en fait d’une histoire de fin du monde, sise à l’ombre du spatioport de la ville titulaire, dans un future proche où la race humaine a quitté la Terre pour une vie meilleure au-delà, laissant derrière une ville-fantôme et les âmes solitaires qui y rôdent toujours. Sous le couvert d’une extrapolation à peine prospective (puisque le tourisme spatial existe déjà bel et bien), c’est donc un portrait de l’esseulement social contemporain qu’élabore Jayanti, fort d’une sélection experte de sujets, et d’une capture photographique et atmosphérique savante de leur milieu. 

Ce qui frappe d’emblée le spectateur, c’est le caractère irréel des paysages pourtant si prosaïques qu’arpente la caméra, ces paysages désertiques parsemés de végétation éparse et de ruines déjà saillantes (incarnées par les morceaux de bouteilles et les débris métalliques qui encombrent les dunes périphériques). On se sent d’emblée dans des paysages extra-terrestres, que rend encore plus insolites le travail de photoscan somptueux accompli par le coscénariste Alexander Porter, travail qui en exacerbe le caractère déliquescent et contribue ainsi au leitmotiv central de l’abandon. La qualité de la photographie aidant, le spectateur se retrouve donc happé directement dans cet étrange no man’s land peuplé de personnages banals et extraordinaires, qui nous livrent leurs récits d’ennui avec bonne humeur, intelligence, et une grande honnêteté émotionnelle, assistés parfois dans le flot de leurs paroles par des séquences de montage impressionniste extrêmement adroites. Le trémolo ou la résolution dans la voix, ils narrent la langueur anesthésiante de l’existence terrestre que l’autrice illustre pour sa part de manière extrêmement perspicace. Les magnifiques plans fixes de nature et les déambulations animalières capturées çà et là sont très évocateurs à cet égard, de même que l’utilisation des séquences d’archives, insérées adroitement pour évoquer elles aussi le flot inexorable et languide du temps, au gré d’un grattement de guitare subtil et serein qui nous y laisse tanguer sans trop d’amertume pour l’existence triste mais si humaine des sujets. 

 

 

JOUR 1
(Desterro, Shell and Joint, Meanwhile on Earth, Sammy Gate)

JOUR 2
(Rosa Pietra Stella, My Morning Laughter,
Armour, Judy Versus Capitalism)

JOUR 3
(Air Conditioner, Tokyo Telepath 2020
Non c’è nessuna Dark Side (atto uno 2007-2019), The Tree House)

JOUR 4
(Communism and the Net or the End of Representative Democracy,
Special Actors, Truth or Consequences)

JOUR 5
(If We Burn, Memories to Choke On, Drinks to Wash them Down,
We Have Boots, Yellowing)

JOUR 6
(Dwelling in the Fuchun Mountains, Cenote,
Labyrinth of Cinema, The Pregnant Tree and the Goblin)

JOUR 7
(Tenzo, Sicherheit123, All This Victory, Valley of Souls)

JOUR 8
(Filmfarsi, Lost in the Fumes, Nafi's Father, Common Birds)

JOUR 9
(Le miracle du Saint Inconnu, Impetigore,
The Cloud in her Room, A Witness Out of the Blue)

JOUR 10
(You Are Not I, Make Up, Jallikattu, The Science of Fictions)

 

Index du numéro 19.

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Article publié le 1er février 2020.
 

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