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Mia madre (2015)
Nanni Moretti

Mater nostra

Par Olivier Thibodeau
Mia Madre, c’est la mère de Nanni Moretti, décédée à la fin 2010. C’est également la mère  mourante de son personnage diégétique, Giovanni, et de sa soeur cinéaste. Égérie de ces deux artistes, elle constitue ici la source d’une insondable mise en abyme, pierre d’assise d’un foisonnant récit sur le thème du deuil et de la création artistique. Célébration de la vie confrontée à l’épreuve de la mort, ce vibrant hommage à sa matriarche disparue s’inscrit à merveille dans la filmographie de l’auteur. Caractérisé par le réalisme psychologique et l’humanisme triomphant qui ont fait sa renommée, il s’agit en outre pour lui d’un énième exutoire autobiographique. Or, celui-ci s’accompagne en plus d’une pertinente réflexion sur le métier de cinéaste, laquelle lui permet d’épaissir la grande richesse symbolique de son film.
 
Rome, Ville Éternelle, domicile d’une réalisatrice éplorée nommée Margherita et de sa mère Ada, une ancienne professeure de latin aujourd’hui clouée sur un lit d’hôpital par une impitoyable affliction. Tiraillée entre les problèmes logistiques propres à sa plus récente production et les problèmes émotionnels provoqués par l’hospitalisation de sa mère, Margherita nous révélera à travers son chemin de croix toute la vulnérabilité du metteur en scène, et son élusive humanité. Exercice de mythologie cinéphile, Mia Madre nous présente ainsi le créateur comme un individu faillible, digne héritier des élus du Capitole dont les imperfections et les travers nous servent d’ancrages dans son fascinant récit.
 
Amusante méditation sur le travail de cinéaste, le film brouille d’emblée la ligne entre réalité et fiction. Ainsi, la scène d’ouverture, esquisse d’une violente confrontation entre un groupe d’ouvriers dépossédés et une ribambelle de policiers anti-émeute, semble d’abord s’inscrire dans la tradition du réalisme social italien. La caméra s’immisce parmi les manifestants, vibrant au son de leurs slogans, tandis que les policiers jouent du bouclier et de la lance, délogeant les grimpeurs de clôtures de leur perchoir métallique. Le spectateur sent alors qu’il fait partie intégrante d’une grande masse prolétaire, partageant toute sa fébrilité et son appréhension face aux forces déployées devant elle. Puis, une voix off se fait entendre, nous ramenant brusquement du côté prosaïque de l’écran. « Coupez », ordonne Margherita à ses acteurs et à ses techniciens, nous téléportant du coup sur le plateau de Noi Siamo Qui, grand opus eisenteinien dont Moretti nous invite ici à suivre la mise en scène dédoublée.
 
La cassure narrative ainsi produite sert une double fonction. Non seulement laisse-t-elle présager les nombreuses cassures similaires se produisant en cours de récit, lesquelles nous transportent subrepticement entre l’univers onirique de Margherita et sa dure réalité quotidienne, mais elle aide surtout à recentrer l’individu comme principal sujet d’étude de l’auteur. Du social, on passe à l’individuel comme de la création vers son créateur. En effet, derrière chaque film se profile son réalisateur et ses lubies, ses incertitudes et ses désirs. C’est en substance ce que Moretti nous invite à constater en levant le voile sur sa propre mise en scène, révélant sa présence et celle de son alter-ego diégétique comme il révèle la nature profonde de son cinéma, entreprise acharnée visant à cartographier sa pensée. Non seulement parvient-il ainsi à faire le point sur son impressionnante carrière, mais aussi à établir des bases solides pour un récit personnel aux échos universels.
 
L’humanisme exacerbé qui caractérise le film se manifeste notamment dans la représentation nuancée du personnage de Barry Huggins (John Turturro), apparent archétype de la diva hollywoodienne étrangère au cinéma d’auteur. En effet, bien que les déclarations initiales de la vedette concernant une fantasmagorique collaboration avec Stanley Kubrick, ainsi que certains de ses caprices les plus extravagants semblent supporter l’idée d’un simple emmerdeur venu compromettre le processus créatif de la protagoniste, elles se révèlent bientôt comme d’innocentes manifestations d’une humanité protéiforme. En effet, les excès narcissiques de Huggins s’effacent bientôt devant ses excès de douceur et ses amusantes maladresses, si bien que son personnage prend soudain le relief nécessaire pour achever la transformation de l’écran en frise. Lors d’une scène particulièrement réjouissante, on le voit même danser avec une assistante anonyme à l’occasion d’une fête organisée par l’équipe technique du film, enjoignant tous ses collègues à se joindre aux festivités. On découvre ainsi que Barry est un homme avant d’être un acteur, au même titre que Margherita est une femme avant d’être une réalisatrice. Le rôle qu’occupe une personne n’est jamais aussi important que la personne qui se cache derrière, voici en somme la vérité transcendantale qui émane ici du discours introspectif de l’auteur.
 
On a dit du cinéma de Nanni Moretti qu’il se situe aux confluents de traditions précises, quelque part entre la comédie à l’italienne et le néoréalisme, deux styles opposés qu’il parviendrait à amalgamer de façon presque alchimique. Or, s’il est vrai que ses films allient un certain humour à de pressantes considérations sociales et psychologiques, le résultat de cet alliage ne constitue pas tant un survol de la culture cinématographique italienne, que de l’expérience humaine, vécue dans sa plus désarmante simplicité. Voici d’ailleurs pourquoi Mia Madre possède un tel pouvoir d’évocation, car l’entièreté du drame diégétique et de ses personnages, leur maladresse, leur incertitude, leur appréhension et leur joie seront toujours immédiatement intelligibles à quiconque possède encore l’humilité de pouvoir se les attribuer. Même le retrait épisodique des personnages dans le monde des songes nous apparaît ici comme une solution tangible à leur angoisse funéraire, si bien que la muse titulaire devient vite la nôtre, nous enjoignant par sa désarmante beauté à célébrer la sacralisation simultanée de sa personne et de l’oeuvre éblouissante de son fils.
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Critique publiée le 30 juin 2016.