WOCHE DER KRITIK : Les 10 ans de la Semaine de la critique de Berlin
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RIDM 2019 : Partie 2

Par Samy Benammar, Philippe Bouchard-Cholette, Mathieu Li-Goyette et Olivier Thibodeau


photo : Allers Retours Films

143 RUE DU DÉSERT
Hassen Ferhani  |  Algérie/France/Qatar  |  2019  |  100 minutes  |  Compétition internationale longs métrages

Elle répond fuyante et désinvolte, prononçant à peine les syllabes de sa langue arabe, que oui, il y a des cigarettes à vendre, du café aussi et puis des œufs lorsqu’elle a eu le temps d’aller faire son épicerie. Elle répond et dans chacun de ses mots, une insolence distante et familière : il n’est pas question de perdre son temps en politesses et autres protocoles, ici on boit un café et on discute ou on se tait fixant les dunes, le silence suffit souvent à remplir l’espace. C’est que le temps est aussi précieux que la parole pour Malika qui jamais ne hausse le ton, si ce n’est pour interpeller « Mimi », sa fille, un félin qui traverse l’écran en quête de caresses et qui est la seule compagnie de la vieille femme tenant ce café au bord de la route du désert. Hassen Ferhani, après le percutant Dans ma tête un rond-point (2015), offre un portrait où la douceur se substitue à l’agressivité pour continuer son histoire de l’Algérie. Le film propose un lieu unique où évolue cette sage dont la sensibilité est d’une perturbante justesse. Elle observe et, par ses yeux et ses gestes, emplit la salle d’une énergie que le réalisateur a l’intelligence de donner à voir dans des plans pénétrant de simplicité, sans jamais montrer, respectant son personnage tout en lui offrant par quelques interventions la complicité de la caméra. Il ne lui en faut pas plus, car toute discrète qu’elle soit, Malika se délecte du regard posé sur elle. L’étrangère, la vagabonde qui erre dans quelques mètres carrés, rejetée par l’Algérie à l’issue d’une vie qui ne sera jamais racontée, seulement tissée entre les scènes où elle danse, où elle rit puis se tourne vers Hassen pour lui dire les yeux hagards que le monde a changé. Elle a peur mais ne l’avouera jamais car Malika ne tremble pas, prête à accueillir la suite assise sur sa chaise en plastique car peu importe que le gouvernement algérien s’effondre, elle n’a jamais eu besoin de lui.

Difficile de réfléchir une critique cinématographique construite autour de 143 Rue du Désert car le film est lui-même écrasé par son personnage. Le réalisateur explique que le tournage s’est fait sur un mois pendant lequel lui et son preneur de son ont habité avec Malika. Le processus transparaît à travers un film où la présence et l’écoute sont au centre d’une mise en scène sans artifice où l’intelligence de la caméra est de réussir à s’établir en témoin participant au documentaire sans jamais lui imposer une direction. Les scènes s’enchaînent, construisant plusieurs fils conducteurs, politiques, humains, philosophiques aussi, en laissant le spectateur libre d'élaborer son propre parcours entre les mots de Malika. Rien n’est affirmé et, à l’issue du film, on se demande encore quelles paroles étaient vraies et lesquelles n’étaient que le jeu d’acteur parfait de Malika. Pour elle, le café est un théâtre et les personnages qui y défilent sont des étrangers, routiers égarés ou touristes en road trip qui, malgré les kilomètres parcourus n’ont sans doute pas vécu la moitié du chemin de Malika. Sur sa chaise, le voyage est celui du regard qui se pose sur les visiteurs et sans doute la plus grande force du film de Ferhani est de parvenir à transmettre à son spectateur un sentiment rare et précieux pour un documentaire à personnage : en sortant de la salle, ce n’est pas le souvenir d’un film qui subsiste mais l’impression d’avoir rendu visite à une incarnation vibrante de la féminité et de l’indépendance, dans une petite maison de pierre perdue dans le Sahara ; c’était au 143 Rue du Désert. (Samy Benammar)

 


photo : Studio Arturo Lucia

EL LABERINTO
Laura Huertas Millán  |  2018  |  Colombie  |  21 minutes  |  Pour une ethnographie décolonisée

Le film commence, comme tout bon documentaire, avec des intertitres. Grandeur et misère d’un baron de la drogue colombien, mort sans le sou, avec comme seule trace de son règne les ruines d’une reconstruction à l’identique du manoir de Dynasty, le soap opera étatsunien. Alors qu’à partir de ce point, le film pourrait nous faire parcourir le chemin bien tassé du documentaire à sujet, nous nous enfonçons plutôt avec lui dans une forêt mystérieuse, peuplée de mirages télévisuels et de fantômes affectés. Aux images du manoir délabré se mêlent en effet celles du feuilleton qui en fut l’inspiration. Les musiques et les voix de Dynasty s’infiltrent dans les images documentaires, tandis que les témoignages réels viennent documenter la fiction. Comme le manoir — motif qui reste encré, pour un temps, au centre du labyrinthe —, les régimes d’images se dédoublent et se propulsent mutuellement dans une boucle de rétroaction. Avec Voyage en la terre autrement dite et Aequador (les deux films présentés avec celui-ci au Cinéma Moderne vendredi dernier), Laura Huertas Millán met astucieusement en scène l’imaginaire colonial du « Nouveau Monde ». Ici, c’est un autre imaginaire qui est en jeu, celui de l’industrie du rêve américain qui projette ses mythes dans le reste du monde — une autre forme de violence coloniale. (Philippe Bouchard-Cholette)

 


photo : DEFC
 

EXODUS
Bahman Kiarostami  |  Iran  |  2019  |  77 minutes  |  États du monde

Exodus porte sur le goulot d’étranglement que constituent les opérations douanières à la limite des frontières nationales, là où s’amassent ceux qui n’ont pas de papiers avec ceux qui les ont. Dans le cas du film de Bahman Kiarostami (fils d’Abbas, qui a monté Copie conforme, et ça tombe bien car Exodus est un film de champs-contrechamps), le dispositif mis en place par le documentaire est on ne peut plus clair : confinés pour la plupart de sa durée entre l’espace d’attente et l’espace de l’interview, voici des exilés cherchant à rentrer au bercail, mais qui doivent le faire officiellement, en rendant à l’État iranien les documents que ce dernier leur a issus (passeports ou cartes d’identité) afin de les empêcher d’y revenir. Quitter l’Iran, pour ces travailleurs et ces jeunes familles, c’est donc accepter de ne pas y retourner de sitôt, même si l’Afghanistan arrachée entre les mains des Américains et des Talibans ne promet guère d’avenir meilleur.

Alors pourquoi quitter ? À cette question, répétée dans le film tel qu’un « Pour voyage ou pour affaires ? », la tonne d’intervenants répond, avec ouverture, franchise et ras-le-bol. La vérité, pour ces travailleurs dont la plupart ont fui l’Afghanistan au cours des dernières décennies de guerre, c’est que l’Iran n’est plus une option valable suite à la guerre économique amorcée à son égard par le gouvernement Trump. Planant au-dessus du film comme une ombre indifférente à ces malheurs, la crise géo-politique du Moyen-Orient nous montre ici l’un de ces visages les plus méconnus, soit la migration intra-muros en quelque sorte, qui propose par la même occasion un récit de migration autrement plus nuancé et éclairant que les habituels récits d’exils fondés sur de grands chocs culturels et géographiques. Ici, la subtilité se fait dans les dialectes, entre les confessions sunnites ou chiites, entre un Islam orthodoxe ou un Islam modernisé, tous les intervenants faisant vivre sous l’œil attentif des douaniers (qui deviennent par la force des choses les intervieweurs des douanes et du film), qui eux cherchent surtout à régir le transit dans une zone dangereuse, sans aucune forme de sécurité en place.

C’est ainsi, dans ce climat quelque peu chaotique (mais humain, très humain), que Exodus parvient à faire son œuvre, en nous montrant comment les règles générales décidées par les États s’accordent rarement aux destins particuliers qu’ils doivent gérer. Chaque passant y partage ses histoires, précises, tortueuses, faites d’exceptions, de drames humains, de fausses vérités et de vrais mensonges qui démontrent la mesure de la souplesse de l’État iranien tel qu’il est actuellement pris dans une situation économique où la perte de sa force de travail afghane est à la fois une solution à court terme ainsi que le signe que leur supériorité économique s’écroule rapidement – 5000 Afghans retournant de l’Iran vers l’Afghanistan par jour, voilà un mouvement migratoire si vaste qu’il rappelle, encore une fois, l’incidence néfaste de l’interventionnisme étasunien dans la région. Outre des problèmes de rythme et un choix musical un peu simpliste (Exodus de Bob Marley...), Exodus allie la simplicité de son dispositif à la complexité de ses sujets, nous donnant une vue rare et exclusive sur une crise migratoire méconnue, qui permet surtout de relativiser celles qui sont trop connues. (Mathieu Li-Goyette)

 


photo : Alter Ego

SANS FRAPPER
Alexe Poukine  |  Belgique/France  |  2019  |  85 minutes  |  Compétition internationale longs métrages

On ne peut pas reprocher ici le militantisme de Poukine, qui représente la question du viol dans toute son élusive complexité, mais elle ne nous livre pas pour autant un bon film. D’ailleurs, c’est toute la question inhérente à la fonction du cinéma documentaire qui découle de l’expérience qu’elle propose, à savoir si sa simple utilité sociale justifie à elle seule son existence. En effet, bien qu’on ne puisse remettre en question le caractère utile de Sans frapper, on peut néanmoins critiquer le caractère confus de son dispositif qui en mélangeant aussi subrepticement la fiction et le réel, tend à désamorcer le potentiel affectif des témoignages, mais aussi sa mise en scène soporifique, qui en capitalisant excessivement sur le contenu des témoignages, relègue presque toute la dimension cinématographique de l’œuvre au second rang.

Notons d’abord l’évidence, soit le caractère frontal et provocateur de cette mise en scène, qui en limitant les échelles et le contenu des plans à leur plus simple expression, met l’emphase uniquement sur un mécanisme narratif ennuyeux axé sur le compte-rendu de récits personnels, ainsi que sur la lecture par les intervenantes d’un récit de viol consigné dans un scénario laissé en évidence sur les tables devant elles. Le dessein de la chose est certes très simple : confronter le spectateur avec la crudité d’un propos qu’il se trouve forcé à écouter, face auquel il se retrouve seul et dénudé. Et ça fait mal, même très mal par moments, mais le film se trouve ainsi vite à manquer de vapeur. Passé les heurts initiaux, le millième plan-taille de confession sordide a depuis longtemps perdu son pouvoir d’évocation. La grammaire cinématographique lacunaire finit en fait par faire du film une expérience anti-intellectuelle et purement viscérale, chose qui garantit un affect initial qui s’abîme éventuellement dans un ennui cinéphilique dévorant.

Bien que le survol astucieux de la question-même du viol et de toutes ses ramifications quotidiennes, habituelles, banales — parce qu’il s’agit assurément d’un geste banal, aux yeux du moins d’une société patriarcale qui lorsqu’elle n’en encourage carrément pas la pratique, la laisse faire sans opposition — bien que ce survol puisse stimuler l’imaginaire du spectateur, il ne stimule pas son imaginaire cinéphile. Pire encore, la mise en contexte maladroite des sujets, et l’aspect performatif initial contribuent à entretenir une confusion néfaste entre la réalité prosaïque du viol, et le domaine intangible de l’art dramatique. Le plan d’ouverture est très puissant : on y voit une actrice qui peine à démarrer sa narration, entravée par la douleur que provoque chez elle la remémoration du trauma qu’elle s’apprête à dévoiler. Après une longue hésitation, elle commence à mettre en contexte les circonstances des viols brutaux qu’elle a subis à l’adolescence. À mi-chemin par contre, c’est une autre actrice qui prend le relais, et poursuit la narration, puis une autre, de sorte que le récit devient soudain désincarné, voir fictionnalisant. Ce processus rappelle étrangement les rotations d’acteurs effectuées par Todd Solondz dans Palindromes (2004) et Life During Wartime (2009), ainsi que le message universaliste douteux qu’elles sous-tendent. À un certain point, on en vient presque à se demander s’il s’agit ici d’un film à propos du viol ou de l’art dramatique. L’effet le plus pervers de cette tactique par contre, c’est de nous faire douter de la véracité de tous les récits subséquents, comme si chacun de ceux-ci pouvait être préfabriqué, comme si chaque témoignage pouvait n’être qu’une simple mise en scène. Est-ce que le viol est une réalité ou une fiction ? C’est malheureusement ça la question que nous impose paradoxalement le film, en essayant simultanément d'en saisir tous les effets tangibles. (Olivier Thibodeau)

 

PARTIE 1
(Belonging, Chèche Lavi, 
Mother, I Am Suffocating. This is my Last Film About You.,
Nomad: In the Footsteps of Bruce Chatwin,
Symphony of the Ursus Factory, Wilcox)

PARTIE 2
(143 rue du désert, El Laberinto,
Exodus, Sans frapper)

 Ne croyez surtout pas que je hurle

PARTIE 3
(Le chant d'Empédocle, Present. Perfect.,
Workhorse, Les yeux de mon amour)

PARTIE 4
(Adolescentes, Anatomie d'un rapport,
Le fond de l'air Pirotecnia, Searching Eva)

PARTIE 5
(à venir...)

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Article publié le 17 novembre 2019.
 

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