WOCHE DER KRITIK : Les 10 ans de la Semaine de la critique de Berlin
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DOK Leipzig 2019

Par Olivier Thibodeau


 

C’était ma première fois à Leipzig, dans le nord-ouest de la Saxe, près de la frontière tchèque, donc ma première fois au DOK Leipzig, cet impressionnant festival de films international combinant cinéma documentaire et cinéma d’animation. Un festival marqué avant tout par la qualité de sa sélection et le nombre impressionnant d’invités présents, puis accessoirement par le processus kafkaïen d’accréditation et certains aléas de l’efficacité allemande.

Mon expérience a plutôt mal commencé, avec une série abracadabrante de malentendus à propos de la nature de l’accréditation requise. On me demande d’abord de remplir un formulaire qui n’est pas le bon, pour ensuite me dire que les informations fournies ne sont pas parvenues à l’administration. Second formulaire à remplir. Très bien : ça ressemble plus à un document ad hoc que le précédent. Et ça marche : on m’accorde une passe à 140 € ! Hum… 140 € ? Dur à croire étant donné que je n’en ai payé que 50 pour Berlin, le plus gros festival du monde, alors je refuse, rappelant aux gens du festival que ça me coûterait moins cher d’acheter des billets individuels pour chaque film. « Vous avez bien raison », me répondent-ils, avant de me consentir une passe à 30 €. Bon, c’est plus cher que les 0 € indiqués sur le site web, mais ça va, c’est raisonnable, donc je paie, mais pour une passe qui s’avérera en fait un laissez-passer pour l’événement DOK Exchange (consacré à l’art abhorré de la réalité virtuelle, n'en déplaise à ma très chère collègue, Claire-Amélie Martinant), chose que je n’apprends malheureusement qu’au point de collecte le premier jour de l’événement. Après moult discussions avec les responsables à l’accueil, toutes sympathiques et avenantes malgré tout, les corrections sont apportées à mon dossier afin de transformer le laissez-passer monstrueux en l’accréditation souhaitée. Ça risque de prendre quelques heures, m’apprend-on. Pas de problème : je vais passer la soirée avec l’équipe de Mon nom est clitoris (2019) dans un resto vietnamien aux serveurs pressants, et je reviens le lendemain à 9 h, une heure avant la première projection du matin. « Nous avons pour vous une accréditation DOK Exchange », me déclare-t-on alors de nouveau, et le processus recommence, mais en version accélérée, via l’intervention d’une dame rencontrée la veille qui me pond un passe-partout à la va-vite, et me remet un deuxième sac rempli de la paperasse d’usage. Déjà éreinté, je quitte finalement la ligne de départ.

 


:: L’accréditation consentie à la hâte à l’auteur, avec photo horizontale et mention de presse ajoutée a posteriori au feutre noir.
Au verso, l’une des plus géniales trouvailles pour passes festivalières : une carte pour retrouver tous les lieux de projection.

 

Le reste de l’aventure est beaucoup plus inspirant heureusement, outre les obsessions chronométriques des organisateurs de parties — qui empêchent les convives d’entrer une minute avant l’heure et, passé l’heure d’une minute, cessent de servir des boissons  — de même que le caractère gériatrique de leurs DJs. La programmation est d’une très grande qualité. C’est ce qui frappe d’emblée le spectateur, de même que la surenchère de personnalités invitées, mises en vedette lors de séances de questions/réponses extrêmement généreuses, modérées le plus souvent avec une très grande compétence. Le festival est plutôt eurocentrique certes, possédant une section de compétition allemande ainsi que, cette année du moins, un focus sur le cinéma croate, et cela explique sans doute partiellement l’affluence des cinéastes en sol germanique. Qu’à cela ne tienne, j’ai été sans doute aussi touché par le contenu des films que par ma rencontre avec la géniale Alice Heit et par la vue, presque fantasmagorique, des frères Quay, venus multiplier les remarques mystiques à quelques mètres seulement de mon siège. Au final, je n’ai malheureusement assisté qu’à quatre des sept jours du festival, et n’ai donc pu en faire qu’une couverture partielle, qui, je l’espère, saura être suffisamment synthétique et complémentaire à la programmation des récents RIDM pour mériter votre intérêt.

 

 


photo : Gebrueder Beetz Filmproduktion

THE FORUM
Marcus Vetter  |  Allemagne/Suisse  |  2019  |  115 minutes  |  Compétition internationale et Film d'ouverture

Il y a quelque chose de complaisant dans le travail de Vetter, qui assortit son processus d’observation wisemanesque d’une mise en scène d’action grandiloquente, avec plans de grue et musique orchestrale à la clé. Mais, alors, quelle autre façon y-a-t-il de filmer la complaisance de toutes ces cellules cancéreuses qui s’agglutinent chaque année au Forum économique mondial de Davos, de cette élite économique qui s’autocongratule ad nauseam derrière des portes closes, à l’abri des journalistes, prétendant œuvrer au bien commun pour mieux polir leur image de marque tout en continuant de violer sans scrupule notre terre nourricière ? Le lieu des festivités se transforme ainsi en Forteresse du mal, avec ses soldats au garde-à-vous et ses hélicoptères qui déchirent le ciel par dizaines. Mais, alors, comment filmer autrement le repaire des plus influents artisans de la misère humaine ? Peut-être en étant encore plus critique à leur égard. Peut-être en imputant à l’organisateur du Forum, le brillant mais naïf Klaus Schwab, une responsabilité accrue face à l’humanité. Peut-être en refusant de partager l’optimisme chimérique de ce dernier face à l’avenir, et de faire croire au pouvoir des jeunes pacifistes à la Greta Thunberg d’effectuer un changement social véritable à coup de banderoles et de fanions.

Das Forum est certes un film monumental et complexe, filmé avec patience et monté avec doigté, mais il s’agit néanmoins d’une occasion ratée de déboulonner la roue du pouvoir. Bénéficiant d’un accès privilégié et exclusif à l’arrière-scène de l’événement (l’avant-scène étant accessible presque intégralement au public international dans un effort de transparence qui cache à peine l’opacité de ses processus internes), Vetter et son équipe multiplient les images dantesques de tractations bourgeoises. Se succèdent ainsi à l’écran la déambulation des puissants sur le tapis rouge des vedettes hollywoodiennes, impérieusement ignorants des journalistes ameutés derrière les cordons de velours ou des soldats amassés pour leur protection exclusive, les accolades et les applaudissements interminables qu’ils se distribuent les uns les autres, les cocktails de gens d’affaires en costards servis par de souriants esclaves noirs, les mensonges surtout, le mitraillage de mensonges et l’arrivisme crasse dont s’avèrent coupables les présidents de corporations pestilentielles telles que Pepsi, Nestlé et Bayer, Bayer surtout, qui sans embâcle dominera bientôt le monde entier. La perversité de ces actes totalitaires désinvoltes est telle qu’elle nous fait constamment monter la moutarde au nez. Or, plutôt que de stimuler cette frustration jusqu’à la colère, Vetter semble vouloir l’amadouer par l’espoir, un espoir qui n’a pas lieu d’être dans un film qui traite de sujets aussi alarmants que du règne de l’argent, de la quatrième révolution industrielle et de la mainmise des élites économiques sur les développements de l’I.A.

Tout commence avec le portrait excessivement nuancé de l’organisateur du Forum, Klaus Schwab, sorte de philanthrope égaré qui, en œuvrant à trouver des solutions de contournement aux problèmes mondiaux — des drones destinés à la livraison de médicaments au Rwanda, par exemple, financés avec de l’argent qui pourrait permettre d’y rebâtir toutes les routes — ne semble pas comprendre que le problème gît précisément dans ce que représente son Forum, soit l’extrême concentration de la richesse mondiale. Schwab est attendrissant, à sa manière impérieuse, mais il est improductif ici d’être tendre à son égard. Au même titre qu’il est improductif de célébrer l’intégrité de ces égéries environnementalistes impuissantes que sont Jennifer Morgan (filmée en train de remercier Jair Bolsonaro pour les mesures qu’il a promises de mettre en place pour sauver la forêt amazonienne) et Greta Thunberg (filmée avec des hordes de supporteurs moutonniers). Pour être honnête, le film n’est pas exactement tendre à l’égard de ces deux femmes, qu’il représente comme des figures dogmatiques, des figures monologiques, à l’instar des intervenants qui s’évertuent au Mal à l’autre bout du spectre. En ce sens, The Forum fonctionne autant comme un film sur l’impossibilité du dialogue interfactions que comme un processus manichéen de clivage idéologique, mais ce faisant, il refuse lui-même de dialoguer avec les victimes du système qu’il dénonce, escamotant presque complètement de la diégèse la parole des masses prolétaires. Il s’agit là par contre d’une tare minuscule si l’on considère le caractère irresponsable de l’ouverture finale, qui, en replaçant l’espoir au cœur des monologues de Thunberg et de Schwab, élude non seulement l’alarmisme essentiel à la cause anticapitaliste, mais contribue également au culte de la personnalité responsable de la subordination du peuple aux riches.

 


photo : Iota Production

MON NOM EST CLITORIS
Lisa Billuart-Monet et Daphné Leblond  |  Belgique  |  2019  |  77 minutes  |  Sélection internationale

D’emblée, je dois déclarer ici ma partialité étant donné que les réalisatrices du film sont de bonnes amies que j’ai accompagnées tout au long du festival. J’avais envie néanmoins de glisser quelques mots à propos ce premier long-métrage sur lequel elles ont travaillé avec tant d’acharnement, de ce Mon nom est clitoris que j’ai vu grandir avec tant d’intérêt au fil des années, depuis la première projection publique dans le salon de Lisa il y a trois ans jusqu’aux moments de triomphe mérités qu’il connaît actuellement. Un film dont j’ai été très heureux de découvrir la forme finale, beaucoup plus mature, beaucoup plus accomplie, jouissive même, par moments, dans sa récupération féministe du discours patriarcal hégémonique.

Notons d’emblée que la structure narrative de l’œuvre, cet aboutage quasi exclusif de têtes parlantes, interrompues heureusement par quelques vignettes didactiques particulièrement inspirées, peut s’avérer quelque peu abrasive pour les amateurs de documentaire classique. La qualité et la variété des cadrages aide énormément les choses par contre, la perspicacité et l’intelligence des sujets également, ainsi que le caractère fascinant de leur propos — de toutes ces histoires de sexualité féminine franches, décomplexées, prosaïques et surprenantes à la fois — mais c’est finalement son potentiel révisionniste révolutionnaire qui procure au spectateur une délectation viscérale. Celui-ci s’exprime autant dans les ratures qui viennent balafrer les manuels scolaires que dans la réinscription sur leurs pages des racines et des bulbes du clitoris, absents des schémas didactiques destinés à décrire les organes féminins internes, mais aussi dans les rappels élusifs à la masturbation féminine, dans l’estampillage des murs bruxellois d’effigies clitoridiennes (pour pallier à la surreprésentation du phallus), dans le dialogue fantasmatique entre les réalisatrices et Jamy Gourmaud de l’émission jeunesse C’est pas sorcier (1993-2014), ainsi que dans la réutilisation hilarante du bulletin télévisé consacré à la conquête de la Coupe du monde par les Bleus en 1998, cette entité dorée et désirable qu’on assimile d’une façon ludique irrésistible à la partie du corps titulaire. Son révisionnisme révolutionnaire s’exprime alors dans sa réappropriation astucieuse et essentielle du discours hégémonique, obscurantiste, auquel on oppose ici la lumière de la connaissance ; de ce discours mensonger auquel on oppose la franchise de témoignages ordinaires qui nous en apprennent finalement beaucoup plus que ne l’aurait fait un grave exposé scientifique sur le sujet ; bref, dans l’expansion salutaire du vocabulaire lacunaire à propos de cet organe injustement méconnu, mais ô combien fabuleux — comme dit l’un des intervenants : « le seul organe qui soit destiné uniquement au plaisir », et non à la domination ou à l’assujettissement d’autrui.

 


photo : Nathania Rubin


photo : Abano Producions

CROWDED
Nathania Rubin  |  États-Unis  |  2019  |  6 minutes  |  Sélection internationale courts métrages
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FLESH
Camila Kater  |  Brésiel/Espagne  |  2019  |  12 minutes  |  Sélection internationale courts métrages

Puisque mon appréciation pour Les eaux profondes m'a poussé à lui consacrer un article long [NDLR : à venir au prochain numéro], je consignerai ici quelques notes à propos des deux courts-métrages d’animation présentés avant, soit le Crowded de Nathania Rubin et l’excellent Flesh de Camila Kater, films d’ailleurs parfaitement ad hoc pour l’occasion étant donné qu’ils traitent eux aussi de corporéité féminine, mais d’une façon transformative particulièrement adaptée et inhérente au médium animé.

Crowded, s’il est un film à propos de la fluidité identitaire, reste plutôt normatif dans sa conception de l’évolution des êtres. Il s’agit en fait d’un récit personnel concernant le processus naturel de vieillissement et de filiation d’un personnage féminin métamorphique généré à coup de crayon graphite et de gomme à effacer. Or, si le contenu des images ainsi créées n’est pas toujours intéressant, voir même repoussant, comme c’est le cas pour les graines hypertrophiées qu’on y retrouve, le dispositif technique, lui, l’est tout à fait. Non seulement est-ce que le bruit obsédant de grattement qui accapare la bande sonore et la construction par traçage/effacement suggèrent-ils une reconstruction constante du soi, mais ils nous permettent en outre de réfléchir sur la nature même du médium en interrogeant les facultés génétiques du crayon de l’artiste.

Séparé en cinq parties dont les intitulés correspondent à cinq degrés de cuisson des viandes (bleu, saignant, à point, bien cuit et très cuit), Flesh est une œuvre autrement plus accomplie et diversifiée que la précédente, impressionnant premier effort confectionné avec tout le doigté et l’aplomb des maîtres, mais avec en plus l’imaginaire débordant de la jeunesse. Structurellement, chacun des chapitres du film correspond à une voix différente traitant d’un problème de représentation différente, rendu dans un style d’animation différent, si bien que l’imaginaire au travail semble toujours parfaitement libre, au même titre que la parole de tous les intervenants marginaux réunis pour l’occasion, mise en scène toujours de la manière la plus adéquate possible. Les récits de femmes rondes, par exemple, sont circonscrits dans des assiettes cassantes avant de se muer en clé pour garde-manger cadenassés, dont les entraves sont défaites via la magie téléguidée de l’animation en volume. Les aquarelles métamorphiques représentent les mues du corps féminin, et les émulsions rougeoyantes évoquent les saignements menstruels occultés par l’iconographie populaire. Les prisons de traits tombants représentent l’existence carcérale des femmes noires trans au Brésil. L’utilisation de claymation craquelant permet de traiter de la ménopause et du vieillissement de façon ludique et évocatrice, au même titre que la peinture sur pellicule. Au final, c’est donc une manne de tactiques représentationnelles amusantes et édifiantes que nous offrent ici Kater et compagnie pour illustrer le panorama biographique des sujets, de sorte que la fluidité du médium correspond bel et bien ici à la fluidité identitaire, de même qu’à la fluidité des corps eux-mêmes, dans leurs écoulements biologiques et temporels pourtant essentiels.   

 


photo : Na Kyung Kim


photo : Quark Productions

JUST A SMALL
Na Kyung Kim  |  États-Uni  |  2019  |  5 minutes  |  Sélection internationale courts métrages
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CŒUR DE PIERRE
Claire Billet et Olivier Jobard  |  France  |  2018  |  89 minutes  |  Sélection internationale

Quelques mots d’abord sur le plaisant Just A Small de Na Kyung Kim, présenté en introduction du long-métrage. Réalisé via la technique du replacement animation (usée notamment pour le Nightmare Before Christmas [1993] de Henry Selick et intégrée ici à un discours réflexif sur le médium animé), le film constitue un excellent choix pour la programmation du matin, avec ses ballets d’anguilles numérotées sur fond sonore sous-marin. L’animation est fluide et le son apaisant, de sorte qu’on se croit ici baigner tout entier sous les flots sereins d’un berceau enfoui, source de créatures tentaculaires étranges. Le film se retrouve ainsi à l’intersection d’une sorte d’impressionnisme expérientiel, de l’écofiction animée et du New Weird, constituant pour le spectateur un bref mais satisfaisant voyage sensori-intellectuel.

Poursuivons maintenant avec Cœur de pierre, où Billet et Jobard, couple de cinéastes français féru de questions migratoires, démontrent un flair inouï dans la sélection de leur sujet, le charismatique, brillant et irrésistible adolescent afghan Ghorban Jafari, trié sur le volet parmi tous les migrants approchés pour le projet, qui crève ici l’écran à la manière d’une vedette hollywoodienne, constituant du coup le parfait porte-étendard pour le pamphlet prodiversité que représente le film. L’humanisme des deux réalisateurs est exemplaire également, et il se traduit à la fois par une critique de la bureaucratie française opposée aux nouveaux venus et par une observation extrêmement minutieuse et attentionnée du jeune homme, laquelle culmine avec un épisode mémorable et larmoyant tourné en Afghanistan, où il renoue avec sa famille délaissée dans un village montagnard pittoresque ceint de champs sublimes remplis de pavot en fleurs.

Malheureusement, s’ils maîtrisent admirablement l’abc du portrait documentaire, les deux auteurs s’embarrassent de quelques maladresses narratives et de quelques grossièretés techniques, qui sans plomber complètement leur travail, lui confèrent une allure quelque peu inachevée. La chronologie du récit, par exemple, filmé sur huit longues années, est problématique à plusieurs égards, dans le flash-forward initial notamment, qui, en montrant Ghorban dans un taxi afghan, confond davantage le spectateur qu’il ne l’éclaire quant à la direction de son périple, mais surtout dans le travail de l’ellipse, effectué maladroitement à coups de surtitres qui servent de jalons anniversaires. Les mentions « 14 ans », puis « 15 ans » et « 16 ans » apparaissent ainsi à l’écran malgré la maturation physique et intellectuelle évidente du jeune homme, balisant ainsi inutilement son parcours. On a même droit à une scène où, lors des célébrations pour son dix-huitième anniversaire, on demande à Ghorban ce que ça lui fait d’avoir 18 ans, à quoi il rétorque : « Rien ». L’indicateur d’âge n’a pas d’importance, c’est ce que les cinéastes se disent vainement à eux-mêmes. Le film se révèle ainsi structurellement inorganique dans la représentation du temps qui passe, rappelant parfois même la structure protocolaire du reportage télévisuel. Il manque aussi au scénario quelques détails biographiques cruciaux pour la compréhension synthétique du sujet, à commencer par les raisons de son départ, mais aussi ses intentions finales, informations qu’il nous aura fallu soutirer à Billet elle-même lors de la séance de questions-réponses… Or, bien qu’il ne s’agisse pas là d’entraves majeures au plaisir que ressent le spectateur à suivre Ghorban, il les ressent néanmoins comme des aspérités regrettables dans un montage autrement fluide et héroïque.

Politiquement parlant, on note aussi que le militantisme vertueux des auteurs en faveur de l’intégration des jeunes immigrants promeut malgré lui l’idéologie néolibérale. En effet, le rêve d’équité que poursuit ici leur sujet, c’est aussi celui de se procurer des vêtements de sport griffés, des produits alimentaires industriels, du parfum, des pantalons de toile et des téléphones cellulaires pour sa famille afghane, de passer son permis de conduire ainsi que de voter, c’est-à-dire de participer à cette illusion de démocratie occidentale responsable de sa condition initiale. À ce titre, la conclusion afghane du film est non seulement magnifique, mais extrêmement salutaire puisque c’est là seulement qu’on peut observer une intersection de valeurs distinctes, et non plus seulement une quête de bonheur occidentaliste qui consiste, pour le sujet, à devenir un engrenage dans une machine à saucisses mondialisée.

 

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SECTION FOCUS NATIONAL
TRANSITIONALLY DIVERSE. CROATIAN CONDITIONS : 
Programme #4

La curatrice de cette section, Borjana Gaković, en collaboration avec le Centre audiovisuel croate, nous présente ici un programme généreux et d’une rare cohérence logique : deux films qui, tout en travaillant dans des lieux de tournage distincts avec des personnages foncièrement différents, possèdent de très forts liens thématiques. Celui de la nostalgie yougoslave pour l’époque communiste notamment, qui transparaît ici de façon limpide, puis l’idée réitérée de l’eldorado allemand, de « l’Allemagne comme la nouvelle Amérique », dixit Goran Dević, qui investit les deux films, dont les protagonistes respectifs quittent tous trois leur Croatie natale pour la nation germanique.

 


photo : Akademija Dramskih Umjetnosti

WHERE TO?
Lidija Špegar  |  Croatie  |  2017  |  52 minutes

Film de fin d’études pour Špegar, Where to? est une œuvre brillamment montée dont la prémisse simpliste cache une impressionnante complexité discursive, une œuvre dont la brièveté du tournage n’est jamais un obstacle aux trouvailles pittoresques et dont les décors limités forment malgré tout une trame de fond foisonnante pour les récits de la jeune chauffeuse de taxi slavonne Ljiljana et de la Croatie tout entière, coincée sous le joug d’un système capitaliste incompatible avec les mœurs d’avant-1990. Comme le dit Ljiljana à des touristes : plutôt que d’avoir des charges et des salaires compatibles, les Croates ont désormais « des standards allemands pour des salaires de Kazakhs ». Le film sert à ce titre d’exemple criant d’un faux progrès socioéconomique qui, en accentuant les inégalités déjà flagrantes entre nations, stimule les flots migratoires abhorrés par les pays mêmes qui en sont responsables. À ce titre, force est de constater que, bien qu’il se résume a priori au portrait individuel d’un sujet pittoresque, le film offre de si nombreuses ouvertures entre l’interne et l’externe, entre l’introspection psychologique et l’enquête sociologique, qu’il s’agit tout aussi bien d’un portrait national.

Filmé dans les rues de Zagreb, tissé d’inserts de véhicules filant en accéléré sur le pavé, le film se déroule principalement dans le taxi de Ljiljana comme dans celui de Jafar Panahi, où une caméra posée sur le tableau de bord capte les interactions entre la personne au volant et divers clients pittoresques : touristes bien-pensants, tombeurs adolescents, mâles irrespectueux, costumadiers en armure, etc. Cela dit, si la question du sexe de la protagoniste est abordée d’emblée, via un kaléidoscope de réactions ébahies de passagers déclarant tour à tour rencontrer leur première chauffeuse de taxi, elle hante aussi le reste du film, ne serait-ce que via les piques abrasives du machisme anachronique régnant. Qu’à cela ne tienne, Ljiljana est une femme forte qui tient stoïquement le cap tout au long du récit, et livre candidement l’histoire mélancolique de sa vie et des heurts subis aux mains d’un père ivrogne et irascible, défenestrateur de hamsters et lanceur de grenades. Ce récit, haut en couleur, n’affecte pourtant jamais son flegme, capturé dans des plans contemplatifs déférents où la voix off sert en quelque sorte de piste mentale, de piste intérieure, opposé au vacarme extérieur. Discursivement et esthétiquement, elle constitue un sujet excellent, à mi-chemin entre le réel de sa condition socioéconomique et les échappatoires imaginaires qui lui servent de bouées, à l’instar des passagers qu’elle accompagne, et qui chacun semblent posséder une partie du puzzle croate, partagé entre le réalisme socialiste soviétique et les rêves dorés du néolibéralisme. Le film capture surtout, via son dispositif singulier, la nature d’une âme errante, d’une âme magnifique qui, lorsqu’elle quitte finalement l’habitacle de son taxi ne le fait que pour rejoindre un wagon de train en direction de l’Allemagne, une âme adorable dont le rêve est désormais de conduire un camion de marchandises à travers l’Europe, au gré, sans doute, de nombreuses autres pensées obsédantes qui mériteraient sans doute d’être filmées.

 


photo : Petnaesta Umjetnost

THE STEEL MILL CAFÉ
Goran Dević  |  Croatie  |  2017  |  61 minutes

The Steel Mill Café est un film sur l’ennui, la mort et la déchéance, celle, macrocosmique, d’une nation abandonnée, et celle, microcosmique, d’un café pour routiers décrépissant, situé à l’orée d’un arrêt d’autobus, mais fréquenté uniquement par une poignée de vieux clients frustrés, acariâtres et grossiers. À ce titre, la langueur, la fixité et le caractère redondant des plans s’avèrent parfaitement ad hoc pour capturer la mélancolie ambiante, ces plans tournés sans opérateur par une caméra sur trépied. Il ne s’agit pas ici d’un film divertissant ou même d’un film agréable, mais d’un film monotone et grisâtre dont la seule couleur provient d’une seule blague récurrente, de certaines gaucheries anecdotiques et du langage ordurier de la clientèle, dédié à l’expression d’une frustration socioéconomique qui s’épanche souvent dans le racisme ordinaire et dans un certain idéalisme pour la vie allemande, que les propriétaires du commerce partagent avec la Ljiljana de Where to ?, dont ils emboîtent finalement le pas en quittant leur pays natal pour celui des bratwursts.

Filmé avec un budget nul (0 $, nous dit son réalisateur), il s’agit ici d’une œuvre d’observation modeste, qui, malgré la qualité des cadrages, se distingue avant tout par le caractère rébarbatif de leur contenu, vignettes déprimantes où les propriétaires jouent au solitaire sur l’ordinateur dans une salle vide ou discutent avec des pauvres gens sur une terrasse décrépite. C’est l’absence, c’est le manque qu’on souhaite ici nous faire ressentir via le spectacle de l’absence et du manque, ainsi que la langueur de l’attente via la langueur des plans, avec pour seul humour le gag réflexif que constitue la visite deux fois réitérée d’une femme à capuche venue immortaliser l’endroit avec sa caméra. À sa première apparition, celle-ci est surcadrée à travers la porte d’entrée, pointant son objectif vers l’objectif de la caméra dans une sorte de gymnastique spéculaire fortuite, récupérée astucieusement au montage. Cela dit, malgré la quantité réduite de matériel tourné, Dević et son équipe minuscule parviennent ici habilement et succinctement à évoquer l’atmosphère déliquescente des lieux, via le plan d’ouverture notamment, ce plan d’ensemble brumeux si hardiment collecté, puis de chacun des tableaux prosaïques qui suivent, de même que les images obligatoires de fermeture des lieux, culminant avec le dernier passage de la photographe amateur qui, à l’instar des cinéastes, vient immortaliser ici la mort d’une époque.

 

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INTERMÈDE
RÉTROSPECTIVE DES FRÈRES QUAY : Programme #3

Inclue dans la rétrospective dédiée aux frères Quay, ces deux gaillards biscornus que j’ai été ébahi de voir pour la première fois — les animateurs de volume demeurant généralement cachés derrière leurs marionnettes et leurs petits théâtres —, se trouve cette stupéfiante carte blanche, prouesse à la fois de sélection et de programmation qui réunit quatre perles méconnues du cinéma mondial.

 


:: « At the World Cafeteria » (Věra Chytilová, 1966) [Filmové studio Barrandov]

Le drame prolétaire satyrique d’At the World Cafeteria de Věra Chytilová, premier segment de l’anthologie Pearls of the Deep (1966), nous frappe d’abord de son esthétique noir et blanc somptueuse, et de l’onirisme planant qu’il injecte si organiquement dans son récit de taverne à la Robert Morin version tchécoslovaque. Une ribambelle d’ivrognes s’agglutine sous la pluie devant les fenêtres d’un bar où un ouvrier-artiste pleure la disparition de sa dulcinée, où les ambulanciers ramassent le corps d’une femme sans vie et où une épouse sans mari lui cherche un remplacement pour la nuit. Entre le réalisme social initial, les apparitions soudaines de cadavres, les scènes envoûtantes de gravure sur métal et la finale tragique parmi les arbres embrumés, on nous livre ici le portrait fuyant d’une société schizoïde et celui, héroïque, d’une nouvelle vague naissante. Le Splinters (1984) de l’animateur cracovien Jerzy Kucia est encore plus élusif dans sa nature. C’est un film que j’aurais bien aimé faire, à l’instar d’ailleurs des frères Quay, interrogés à ce sujet avant la projection, mais qui reste bien difficile à décrire : série de mouvements et de figures métamorphiques émergeant à peine d’une noirceur pénétrante, rayée et grisaillée comme dans un film qu’on n’oserait pas montrer.

 


:: Symphony of a City (Arne Sucksdorff, 1947) [Swedish Tourist Traffic Association]

Home Stories (1990) de Matthias Müller et Dirk Schaefer nous ramène de l’autre côté de l’Atlantique pour une leçon de montage toute hollywoodienne concentrée sur les mouvements rigidement chorégraphiés de ses vedettes féminines. Usant d’une manne d’extraits hitchcockiens ou autrement classiques, il recrée ainsi astucieusement le parcours d’une seule femme démultipliée dans une série de mouvements miroirs transdiégétiques qui semble la condamner éternellement aux diktats patriarcaux. Or, malgré le génie de l’entreprise, et des deux œuvres précédentes, c’est finalement le Symphony of a City (1947) d’Arne Sucksdorff qui constitue ici la plus belle surprise du programme, avec son montage soviético-impressionniste d’images urbaines inusitées, à la manière d’un Berlin, symphonie d’une grande ville (1927) socioréaliste ou d’un thriller griersonien. Chaque plan du film est digne d’un tableau, et l’ensemble d’une galerie avant-gardiste, si bien que son Oscar pour Meilleur court-métrage de fiction d’une bobine de 1949 nous semble constituer une accolade beaucoup trop lointaine…

 

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photo : Kunsthochschule für Medien Köln/Academy of Media Arts Cologne

HALF DREAM
Dandan Liu  |  Allemagne  |  2019  |  86 minutes  |  Compétition allemande

Il y a une naïveté et une modestie touchantes dans cette œuvre de Dandan Liu, qui élabore ici un journal de voyage tout simple lors d’une visite de sa Chine natale et de ses amies artistes devenues aujourd’hui serveuses, vendeuses d’essences parfumées et moines bouddhistes. Le ton est personnel, et l’utilisation d’une voix off anecdotique doublée d’un lyrisme visuel familier est à l’avenant. Le discours des intervenantes, à propos des intersections entre l’art et la vie, est plutôt banal, mais la juxtaposition de leurs œuvres anciennes et de leurs vies actuelles fonctionne plutôt bien comme mécanisme comparatif, et c’est surtout là que réside le pouvoir de la nostalgie que le film tente si fervemment de cristalliser, dans cette beauté perdue que finira par pleurer l’autrice dans la plus belle séquence du film. Cela dit, il s’agit véritablement ici d’un discours universel que promeut Liu, et les spectateurs avides de sociologie chinoise resteront sans doute sur leur faim. En effet, s’ils mentionnent quelques lieux communs à propos de la politique de l’enfant unique et de la cultivation lacunaire de la confiance en soi chez les étudiants chinois, les intervenants débitent surtout des truismes à propos de l’existence humaine, constituant visiblement une clique d’individus privilégiés, plus proches sans doute, malgré leurs problèmes existentiels, des Crazy Rich Asians (2018) de John Chu que des travailleurs prolétaires chez Wang Bing. En fait, peut-être réside-t-il là, l’intérêt sociologique du film : dans la révélation de cette classe moyenne chinoise si rarement évoquée à l’écran, qui, sans posséder des yachts et des bagnoles italiennes, peut se permettre de remettre en question l’idéalisme excessif colporté par les écoles d’art tout en renflouant ses coffres à l’aide de diverses jobines lucratives.

Les images de la Chine que présente la timide autrice ne sont pas particulièrement intéressantes. On salive certes à voir les crevettes sautées au wok lors de la scène de repas obligatoire entre amis, mais les images de restaurants, de rues encombrées, d’expos artistiques particulièrement, où les instructions aux visiteurs sont traduites en anglais, auraient presque pu être tournées dans le Chinatown sanfranciscain… À ce titre, c’est surtout dans le segment final que le film transcende l’exotisme fade qui le caractérise jusqu’alors, via la visite de la réalisatrice dans l’enceinte du temple bouddhiste où habite désormais l’une de ses amies. C’est là que la photographie commence à revêtir une facture esthétique enivrante, que les rituels sociaux commencent à prendre une dimension ethnographique intrigante, et où l’endoctrinement religieux donne une profondeur dramatique insoupçonnée au récit. Bref, c’est là que se trouve concentré le pouvoir d’évocation d’une œuvre qui autrement ne fait que glaner les parcelles nostalgiques d’un passé superficiellement dépoussiéré. Ici, la nostalgie se transforme en une tristesse vivement ressentie, illustrée de façon poignante lorsque la caméra se retourne finalement vers une Dandan Liu affectée, dont le drame devient soudain tangible, un peu trop tard peut-être, au sein d’un processus de découverte personnelle indubitablement sincère, mais trop peu éclairant pour le spectateur lambda.

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Article publié le 3 décembre 2019.
 

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