WOCHE DER KRITIK : Les 10 ans de la Semaine de la critique de Berlin
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Rotterdam 2020 : Jour 7

Par Olivier Thibodeau

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prod. Kuzoku

TENZO
Tomita Katsuya  |  Japon  |  2019  |  62 minutes  |  Section Voices (Main Programme)

À l’instar des enseignements bouddhistes, il y a quelque chose d’à la fois inspirant dans le Tenzo de Tomita Katsuya et quelque chose d’insubstantiel, d'à la fois lumineux et opaque. Peut-être est-ce ainsi que le film était destiné à être reçu, mais il nous laisse pourtant sur notre faim, particulièrement au vu du caractère salivant de son sujet et de l’excellence formelle démontrée dans la scène d’introduction. Vous me pardonnerez la métaphore culinaire ; elle est due à l’alléchante proposition liminaire du film, qui tente tant mieux que mal de réunir son propos échevelé sous le thème de la technique culinaire titulaire, la technique zen gastronomique du tenzo. Les six chapitres du film sont d’ailleurs emblématiques des six « saveurs » selon le tenzo : sucré, sûr, salé, piquant, amer et subtile. Malheureusement, on ne parle pas assez de bouffe ici… Juste assez pour nous donner l’eau à la bouche — les gros plans d’ingrédients cuisinés par le maître s’approchant du domaine de la révélation mystique, mais trop peu pour rassasier, surtout que, si les six qualificatifs s’accolent parfaitement aux aliments qu’ils décrivent a priori, ils s’appliquent moins aux réalités humaines que le film cerne de façon un peu pêle-mêle, dans des plans rigoureusement construits, mais inégalement meublés.

La scène d’ouverture amalgame déjà si parfaitement tous les atouts principaux du film (la virtuosité photographique, le pouvoir d’évocation des images captées et la précision du montage, éminemment fictionnel, que signe le réalisateur avec Takuma Furuya) qu’il laisse peu de place à l’amélioration. On y voit les disciples de Dōgen (fondateur de l’école sōtō du bouddhisme zen) au travail dans un monastère, effectuant diverses actions rituelles, selon la logique voulant que chaque seconde de l’existence doive se vivre selon les principes zen de rigueur et de discipline. Le propos s’éparpille ensuite entre divers intervenants, dont les tribulations sont filmées à la manière de celles d’un film de fiction autoréflexif, et il commence ainsi à revêtir un caractère épisodique que ne parviennent à transcender que quelques effleurements circonstanciels entre les divers récits, réunis sous l’égide d’une sorte de philosophie zen dogmatique que supplée une moniale exaltée que vient consulter sporadiquement le protagoniste Chiken. On suit donc Chiken, que le réalisateur avait déjà pris comme sujet pour son Above the Clouds en 2003, et alors qu’il questionne ses rapports à la foi et à la famille, on suit un des ses collègues de Fukushima, qui partage avec lui la responsabilité de gérer une ligne d’aide psychologique pour individus suicidaires, avant de suivre un de leurs collègues déchus, devenu ouvrier de construction et pour qui le rituel culinaire zen se résume désormais à bénir les mets préemballés qu’il consomme dans la boîte à soulier qui lui sert d’appartement. Le rythme du film demeure toujours fluide, malgré le caractère anecdotique des scènes, et l’image est parfaitement léchée, nonobstant quelques idées de mise en scène grossières (comme le montage en écran divisé des « maux du monde » se résorbant dans le treillis du mur de l’enceinte bouddhiste), de sorte que même si le film ne parvient pas vraiment à combler le vide existentiel que propose de résoudre la doctrine à l’étude, il nous comble certes visuellement, et c’est surtout là que réside son humble triomphe.

 


prod. FieldRain, Julia Gutweniger

SICHERHEIT123
Julia Gutweniger et Florian Kofler  |  Autriche/Italie  |  2019  |  72 minutes  |  Section Perspectives (Wait and See)

Le montage manque un peu de tonus et la ligne directrice n’est pas claire, mais Sicherheit123 (vainqueur de la Colombe d’or dans la section Next Masters à DOK Leipzig, obtenu aux dépens du supérieur Eaux profondes d’Alice Heit) propose un tel lot de merveilles hypnotiques qu’il demeure tout de même un objet de fascination. Le titre, mystérieux, mais peu inspiré (qu’on traduirait comme Sécurité123), voile déjà bien la nature de son sujet, soit les différentes tactiques de protection humaines contre les cataclysmes terrestres. Constitué d’un collage de plans fixes qu’on érige en tableaux, à la façon Our Daily Bread (2005), accompagnés ici de musique oppressante qui embrouille le propos, le film de Gutweniger et Kofler nous montre en vrac différentes pratiques reliées à la prévention des morts en cas de cataclysmes. On voit des alpinistes fixer des treillis de métal autour des parois rocheuses propices aux éboulements, on voit des ouvriers œuvrer à l’érection de murs de protection en montagne, on voit des routes en épingle le long de flancs rocailleux, on voit des digues d’eau sillonner des villages, on voit des chiens de sauvetage délivrer des gens enfouis sous la neige… On voit surtout, et c’est là que le film revêt son caractère véritablement singulier, l’exercice de la science derrière la prévention catastrophique. On voit des scientifiques faire rouler des poids à flanc de montagne, question d’en cartographier les zones d’impact, tester des filets à rochers, cartographier des montagnes à l’aide de drones, numéroter et classifier des pierres ou simuler des inondations en laboratoire. Le dessein des actions et des efforts machiniques effectués à cet effet n’est pas toujours clair — comme dans ce plan étrange où on mire le travail d’une sorte d’égreneuse de cristaux glacés — et c’est là que le film nous transporte ailleurs, dans un univers quasi extraterrestre de techniques futuristes inconcevables que nous observons avec fascination. Malheureusement, l’égale mesure de plans pittoresques plus prosaïques émousse vite le caractère fantasmagorique sur lequel le film aurait dû capitaliser.

Les images du film ont beau être hypnotiques, elles sont également paradoxales, en ce sens qu’elles s’évertuent simultanément à représenter la petitesse et la grandeur de l’humanité face à la nature, paradoxe que la musique exacerbe de son caractère sombre. Comment, en effet, considérer avec menace les cataclysmes naturels ou les efforts menés pour s’en protéger ? On pourrait croire que le film a pour but de mettre en garde contre les effets potentiels des changements climatiques, mais il semble en fait s’y refuser, tel du moins que le suggère l’intervention d’une des oratrices expertes du World Landslide Forum, qui déclare, lors de l’une des rares séquences parlées du film, que ses travaux s’effectuent « nonobstant les considérations pour les changements climatiques ». C’est la Sécurité123 à laquelle on assiste ici après tout, c’est-à-dire au déroulement normal d’actions vertueuses ; le film élude à ce titre le caractère dantesque que pouvait revêtir Our Daily Bread via un processus d’observation semblable, constituant à bien des égards un documentaire tout aussi pittoresque, mais ultimement apolitique.

 


prod. Abbout Productions/Surprise Alley/WTFilms

ALL THIS VICTORY
Ahmad Ghossein  |  Liban/France  |  2019  |  94 minutes  |  Section Voices (Main Programme)

Le réalisateur Ahmad Ghossein nous mène bien en bateau ici. L’avez-vous vu ? Avant la projection, un programmateur zélé introduisait All This Victory comme « a very strong film ». Voilà. Tout était déjà dit : « un film fort ». Pas d’épithète plus particulière, pas d’épithète moins vague, mais un terme galvaudé pour décrire le pouvoir d’évocation universel du film de guerre victimisant, la quintessence du drame social et la recette magique du consensus public. Tout le monde déteste la guerre, après tout, et pleure les pauvres civils coincés dans les rets de la haine inter-nations. On s’apprête dès lors à être glacés d’effroi à la vue des tribulations de pauvres gens qui ne sont pas nous, et qui ne pourraient jamais être nous, mais qui génèrent dans nos cœurs une sorte d’empathie coupable. On attache nos ceintures, et on sort nos mouchoirs. Cependant, force est de constater que le pouvoir dramatique du film n’est en fait qu’un camouflage astucieux pour ce qu’il est réellement, c’est-à-dire une comédie d’action satyrique, une mimique de film de festival, qui s’épanche allègrement dans le cinéma de genre sans jamais que le spectateur daigne s’y abandonner, comme si sa perspective solennelle sur le matériau diégétique avait déjà été conditionnée à l’avance. All This Victory est un film très fort, certes, parce que les bruits de bombes désincarnés qui ponctuent sporadiquement la bande sonore, c’est très fort, parce que l’image du béton en carton auréolé de poussière qui tombe du plafond, c’est très fort, parce que les plans de cuvettes qui débordent sur des gros bruits de percussions tribales, c’est très fort, parce qu’un jump scare de mec se faisait exploser la tête par une balle israélienne, c’est très fort…

Le film annonce ses couleurs d’emblée en mettant à l’épreuve les facultés perceptives du spectateur. Dans la première séquence, on suit le parcours d’une mauvaise actrice cadrée en mode cinéma vérité dans le Liban de 2006, une actrice qui court à travers les rues et confie avec effroi à une amie institutrice que son mari est parti chercher son père « dans le sud ». La caméra se déleste alors des deux personnages et cadre un magicien qui se donne en spectacle devant une foule hébétée dans la cour d’école attenante. Celui-ci effectue divers tours assez sommaires sur une espèce de chanson dance tonitruante, alors que les spectateurs hébétés, à l’allure décervelés, apparaissent en reaction shots. On est déjà bien enfoncés dans le monde de la comédie à ce moment-là, et on le restera jusqu’à la fin, malgré la prémisse glauque qui sous-tend le récit, les péripéties pathétiques des personnages, et l'arrière-plan historique qui semble intimer la solennité. Il existe certes un suspense pesant qui règne dans l’appartement assiégé qui sert de huis clos central, mais les mécanismes de distanciation (surcadrage surréel de panoramas enfumés à travers les fenêtres et interprétation ridicule du protagoniste), l’utilisation constante de gags visuels anti-dramatiques (la routine de repas burlesque des deux vieux, le plan comique de la vache au sortir d’un long travelling oppressant, la vue du protagoniste à quatre pattes sur le sol, qui recherche d’une conduite souterraine narrativement superflue, le plan de recul-panique prébombardement calqué sur Disaster Movie [2008], la révélation « accidentelle » de la mort du père) et la présence de grossières incongruités narratives (la bouderie adulescente qui tient lieu de réaction tragique à la mort du père et la scène où les protagonistes leurrent le chien israélien en feignant la mort) pour qu’il s’agisse véritablement d’un drame. En grand thaumaturge, tel du moins qu’il s’insère en amorce dans la diégèse, Ghossein parvient en réalité à transformer une comédie en drame, sans jamais que les spectateurs hébétés, conditionnés à regarder ailleurs, ne comprennent ce qu’il se passe.

 


prod. Medio de Contencion/Néon Rouge Productions

VALLEY OF SOULS
Nicólas Rincón Gille  |  Colombie/Belgique  |  2019  |  137 minutes  |  Section Voices (Main Programme)

Valley of Souls est vraiment un film qui va au bout de ses idées, signant d’entrée de jeu un contrat de spectature qu’il ne brisera jamais, capitalisant sur la cohérence parfaite de l’esthétique boueuse qu’il préconise, du caractère obsessif de sa progression narrative, et du flegme de son protagoniste, dont c’est finalement le caractère lancinant, mécanique et répétitif des efforts qui est source d’affect, au-delà de toute considération d’ordre mélodramatique. On pourrait croire certes qu’en passant du documentaire à la fiction Nicólas Rincón Gille aurait joué la carte du mélodrame, particulièrement en abordant un sujet aussi sensible que les massacres perpétrés par les Autodéfenses unies de Colombie au début des années 2000, mais il ne s’y résigne jamais, privilégiant une focalisation naturaliste, documentaire justement, sur le parcours de son sujet à travers l’univers riverain superficiellement serein, mais souterrainement terrifiant, qui lui sert de domicile. Le réalisateur joue d’ailleurs beaucoup sur la friction entre la nature paisible des paysages naturels qu’il cadre si langoureusement, et la violence brutale qui se dissimule derrière, bordant la trame procédurale du récit d’un suspense constant parfaitement adapté à l’illustration du mal larvé dans la Colombie de l’époque. Il propose ainsi au spectateur un film d’aventures documentaire intime et anthropologique à la fois, ancré habilement dans la terre, dans la nation et dans l’être, parvenant ainsi à puiser dans des valeurs humanistes universelles afin de rendre universellement intelligible le drame spécifique de la guerre civile colombienne.

José, pêcheur pauvre en manque de boulot, revient un jour à la maison, et constate que ses deux fils sont disparus, kidnappés par les Autodéfenses unies de Colombie, groupe paramilitaire gangsterisé qui rôde dans la campagne à la recherche de communistes à massacrer, de richesses à dérober et de pauvres gens à terroriser. Croyant d’emblée ses fils morts, José se donne pour quête de retrouver leurs cadavres dans le fleuve attenant afin de leur offrir des funérailles convenables, chose que prescrivent d’ailleurs spécifiquement les AUC, qui intiment plutôt aux riverains de laisser les cadavres là où ils sont. Défiant par piété paternelle cet interdit lugubre, José se munit donc de sa machette et grimpe dans son bateau à la rencontre de son destin. Le périple qui s’ensuit est vraisemblablement lent, laborieux et répétitif, alors que le protagoniste fouille industrieusement les branchages à gué et les plages à la recherche de ses fils décédés. Le périple est lent et laborieux, mais il est aussi parsemé d’embûches explosives, sources d’une tension suffocante menée avec une grande maestria, particulièrement lors de l’épisode où José croise deux jeunes membres des AUC qui le torturent psychologiquement l’arme au poing et le force à repousser dans les flots une poignée de cadavres gisant sur la plage, puis le conduisent dans un camp où il est torturé davantage par un petit capo au flingue doré. Le film nous tétanise alors via le spectacle de la méchanceté désinvolte des antagonistes, soutenue par une interprétation spontanée et glaciale, et par cette langueur diégétique si experte qui exacerbe tout : la persistance du bien certes, mais la persistance du mal également, d’un mal dont on sait d’emblée qu’il finira par triompher, et contre lequel on ne peut entretenir que les espoirs vains que partage avec nous José…

 

 

JOUR 1
(Desterro, Shell and Joint, Meanwhile on Earth, Sammy Gate)

JOUR 2
(Rosa Pietra Stella, My Morning Laughter,
Armour, Judy Versus Capitalism)

JOUR 3
(Air Conditioner, Tokyo Telepath 2020
Non c’è nessuna Dark Side (atto uno 2007-2019), The Tree House)

JOUR 4
(Communism and the Net or the End of Representative Democracy,
Special Actors, Truth or Consequences)

JOUR 5
(If We Burn, Memories to Choke On, Drinks to Wash them Down,
We Have Boots, Yellowing)

JOUR 6
(Dwelling in the Fuchun Mountains, Cenote,
Labyrinth of Cinema, The Pregnant Tree and the Goblin)

JOUR 7
(Tenzo, Sicherheit123, All This Victory, Valley of Souls)

JOUR 8
(Filmfarsi, Lost in the Fumes, Nafi's Father, Common Birds)

JOUR 9
(Le miracle du Saint Inconnu, Impetigore,
The Cloud in her Room, A Witness Out of the Blue)

JOUR 10
(You Are Not I, Make Up, Jallikattu, The Science of Fictions)

 

Index du numéro 19.

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Article publié le 5 février 2020.
 

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