WOCHE DER KRITIK : Les 10 ans de la Semaine de la critique de Berlin
L’équipe Infolettre   |

Festival du nouveau cinéma 2018 : Jour 6

Par David Fortin, Anne Marie Piette et Olivier Thibodeau

BIRDS OF PASSAGE
Ciro Guerro et Cristina Gallego  |  Colombie/Mexique/Danemark/France  |  2018  |  125 minutes  |  Compétition internationale

Les cinéastes Ciro Guerra et Cristina Gallego poursuivent leur œuvre, jeune mais déjà importante, et racontent les points tournants de l’histoire de la Colombie en optant pour le point de vue de ses peuples autochtones. Ils nous avaient impressionné en 2015 avec leur dernier film, le shamanique Embrace of the Serpent, qui démontrait les explorations européennes en Amazonie du point de vue des tribus autochtones ainsi que la répercussion de ses contacts étrangers sur leur culture. Leur dernier film, Birds of Passage, suit ce principe. On passe donc du reptile aux oiseaux dans ce qui pourrait être un diptyque des sauropsidés. Cette fois-ci, les cinéastes s’intéressent au boom du trafic de marijuana en Colombie qui s’amorce dès la fin des années 1960 pour ensuite prendre une ampleur considérable. Le tout est démontré encore une fois du point de vue des autochtones, plus particulièrement du peuple Wayuu qui réside au nord du pays.

Le film suit la logique narrative du rise and fall typique aux sagas criminelles mais l’approche plus folklorique des cinéastes apporte au film un angle rarement exploré. La structure narrative est divisée en cinq chants (« Herbe sauvage », « Les tombes », « La prospérité », « La guerre » et « Les limbes ») qu’un personnage vient introduire par ses chants qui résonnent tels des augures sur le sort des personnages. Dans le premier chant, on y entendra cette phrase : « Il est facile de créer une famille, il est plus difficile de la garder ensemble », annonciatrice des évènements à venir. Cette famille sera celle que va créer Rapayet, devenant ainsi membre d’une communauté Wayuu, qui verra son clan se briser suite à son implication dans la vente de marijuana vers l’étranger.

En ouvrant leur film avec un rituel ancien des Wayuu, le Majayura, dans lequel Zaida, une jeune fille, vient de passer une année entière en confinement pour en ressortir femme, les cinéastes nous plongent directement dans les spécificités uniques et ancestrales du peuple Wayuu. Une danse s’en suit où plusieurs prétendants peuvent entrer dans le rituel afin de prouver leur valeur à Zaida. Cette magnifique scène d’ouverture, d’allure intemporelle, nous montre un peuple avec une culture vivante et des traditions ancrées dans leur quotidien. En ouvrant le film par le rituel, par le sacré, on comprend mieux ensuite la dégradation que cette culture subira dans les années qui suivront. Rapayet, le prétendant dominant du rituel, devra trouver des moyens pour obtenir du bétail et des colliers de cérémonie pour les offrir à la famille de Zaida, suivant ainsi les traditions de son peuple. C’est tout d’abord par la rencontre d’Américains en mission de propagande anti-communiste, à la recherche par la même occasion de marijuana, que Rapayet, aidé de son ami Moises, va faire sa première vente lucrative. La demande reviendra, l’offre suivra et l’argent s’accumulera. La suite est logique : certains deviendront avares et l’argent viendra créer des conflits à l’intérieur des clans impliqués. Le capitalisme l’emporta certes sur le communisme, mais, pire encore, on le voit ici s’infiltrer en parallèle dans les traditions Wayuu.

S’étendant sur 12 ans, entre 1968 et 1980, le film montre la transformation de ce peuple, de leur culture, de leurs valeurs et de leurs traditions, passant du troc artisanal au capitalisme sans pitié, de la culture locale à la culture de masse, des traditions au trafic. Pour les Wayuu, les rêves sont porteurs de conseils pour qui sait converser avec eux. « Les rêves prouvent l’existence de l’âme », dit au tout début du film Ursula, la matriarche représentant le clan et qui arrive à parler aux rêves. Quelques années plus tard, elle en viendra à dire qu’elle n’arrive plus à rêver. Son âme se dissout, ainsi que ceux de toute la tribu, n’ayant pas su écouter à temps les conseils que ceux-ci pouvaient leur révéler. Dans cette œuvre naissante, les cinéastes effectuent autant un travail de mémoire des cultures des peuples de leur pays qu’un retour sur leur histoire en abordant les points de vues de ceux-ci, offrant alors un regard cinématographique véritablement nouveau, construit sur des genres établis. (David Fortin)


DRVO — THE TREE
André Gil Mata  |  Portugal  |  2018  |  104 minutes  |  Les nouveaux alchimistes

Il me tardait de replonger dans le cinéma d’André Gil Mata, que j’avais découvert avec le surprenant et génial How I Fell in Love with Eva Ras (2016) l’an dernier au Festival de Rotterdam. Je suis d’ailleurs très heureux de dire que je n’ai pas été déçu par Drvo, bien que l’auteur troque ici les astucieuses mises en abîmes de son précédent film, ainsi d’ailleurs que le potentiel didactique de son panorama historique du cinéma yougoslave, au profit d’une conception surtout bazinienne de la mise en scène, ennoblie par des jeux de caméras à la Béla Tarr (son ancien mentor), constitués de langoureux zooms et travellings où l’anticipation du hors-champ contribue à un suspense de tout les instants, et ce malgré l’absence quasi-totale de mouvements héroïques ou dramatiques de la part des personnages. L’appréciation du film est donc certainement imputable à certaines qualités cinématographiques de l’œuvre, même si cette dernière constitue avant tout un triomphe photographique. En effet, force est d’admirer le talent du réalisateur pour la composition graphique, aidé dans ce dessein par des éclairages pittoresques savamment travaillés, garantes d’une représentation envoutante et crépusculaire de la Bosnie en guerre, déclinée dans une série de paysages quasi-extraterrestres où retentit l’éclat lointain des armes. L’auteur redémontre également ici son talent pour l’utilisation des espaces, espaces physiques certes, mais socioculturels également, où il parvient simultanément à ancrer ses personnages et à perdre les spectateurs.

Le premier plan du film, un impressionnant zoom-out/travelling/zoom-in sur deux pièces contiguës d’une ferme bosnienne, lors d’une nuit d’hiver dont la quiétude est compromise par l'écho des conflits avoisinants, exemplifie déjà tout le savoir-faire du réalisateur, non seulement dans la perfection technique et la complexité du mouvement de caméra effectué, mais dans sa capacité miraculeuse à stimuler notre anticipation exploratoire des lieux, ainsi que dans le caractère pittoresque des décors qu’il met en scène. Les choses s’améliorent encore davantage dans les plans suivants, alors que le film passe en extérieur, quittant pour de bon le monde troglodytique d’Eva Ras pour mieux capitaliser sur le potentiel déambulatoire de la caméra et élargir l’éventail d’éléments scéniques à exploiter, incluant les ombrages nocturnes, les arbres squelettiques, les rivières noires et la neige grinçante. Ceci dit, l’utilisation savante de la bande sonore contribue également ici au plaisir anticipatoire inhérent aux tactiques auteurielles d’exploration spatiale, au-même titre que l’utilisation caméléonesque des personnages dans la profondeur de champ, les passages subreptices de la nuit au jour et le flux des consciences. En somme, c’est donc une expérience à la fois contemplative et ludique à laquelle nous convie ici Mata, qui supplée, dans sa grande sagesse conceptuelle, une touche parfaite de Michael Snow à son esthétique tarrienne somptueuse, question d’injecter une dose libératrice de suspense dans le spectacle alangui du quotidien des personnages. (Olivier Thibodeau)

 

ROULEZ JEUNESSE
Julien Guetta  |  France  |  2018  |  82 minutes  |  Présentation spéciale

Éric Judor est connu du public pour son humour régressif. Dans Roulez jeunesse, l’acteur et réalisateur de Problemos, et de la série Platane, apprécié notamment au cinéma chez Quentin Dupieux, s’essaye à la comédie-dramatique. Sa performance, franche, généreuse, relève bien le défi. Judor confie pourtant, après coup, ne pas être à sa place dans ce registre. Il estime le jeu dramatique trop drainant, et assume préférer « rire, déconner avec les techniciens » tandis que « chialer au boulot n’est vraiment pas son truc ». Le scénario du film se veut un enchaînement de rebondissements, initialement comiques. Il démarre sur les chapeaux de roues quand Alex (Judor), un dépanneur automobile quadragénaire infantile autre candidat au phénomène Tanguy passe la nuit chez une cliente paumée. Celle-ci quitte en douce au petit matin, le laissant aux prises avec ses trois gamins. À l'instar d’une version drolatique du Damien de Pierre Schöller (Versailles, 2008), Alex n’a d’autre choix que de se responsabiliser face à ces « enfants de la société ». La courbe humoristique du film prend par conséquent une tournure de drame socio-familial éploré. L'exercice consistant à passer du rires aux larmes est réussi si on l'aborde de façon compartimenté, mais ce contraste marqué sur un court lapse de temps s’assemble cependant moins solidement en un tout harmonieux, et devient légèrement malaisant. Il en résulte un premier long métrage « mignon, sans prétention », aux dires mêmes de son comédien  principal, ce sur quoi on ne peut qu'acquiescer. La distribution qui compte aussi l’actrice Brigitte Roüan (Olivier, Olivier), révèle pour sa part le jeune Ilan Debrabant, sept ans, qui sera également de la suite des Petits Mouchoirs, Nous finirons ensemble. (Anne Marie Piette)

 

STICKS AND STONES
Martin Skovbjerg Jensen  |  Danemark/Islande  |  2018  |  93 minutes  |  Compétition internationale

À l’instar de l’impardonnable Shéhérazade, Sticks and Stones est un film sur l’homosocialité et les dérives de l’esprit macho. Heureusement, ce dernier pose un regard beaucoup plus lucide et nuancé sur la question, usant d’une mise en scène qui pourrait être à la fois celle d’un drame adolescent intimiste et d’un thriller psychologique musclé afin de mieux catalyser toute la violence inhérente aux amitiés masculines bourgeonnantes. Les images sont crues et cinglantes, assorties de sonorités tribales tonitruantes et capturées avec une immédiateté insistante, laquelle révèle d’emblée la nature agressive de l’amour que porte le réalisateur envers ses protagonistes, et que ceux-ci porteront subséquemment l’un envers l’autre. La métaphore simiesque centrale, exemplifiée non seulement par la relation bestiale entre Simon, le beau brun nouvellement débarqué en ville et son psychotique compagnon Bjarke, mais aussi par le leitmotiv de la « planète des singes », réutilisé sans cesse comme métaphore descriptive de l’ennuyeuse bourgade où habitent les personnages, prend alors tout son sens. Ainsi donc, la mise en scène innovatrice et directe de Jensen possède-t-elle une double qualité ethnographique, sise à la fois dans les extraits de documentaires animaliers parsemés çà et là, mais surtout dans l’attention scrupuleuse qu’elle porte aux personnages centraux, lesquels constituent de parfaits sujets d’étude sur le thème de la névrose suburbaine.

La démarche ethnographique du réalisateur est réverbérée, grâce à un effort réflexif aussi peu subtil qu’efficace, par celle qu’entreprennent les deux protagonistes à l’occasion d’un cours de création audiovisuelle où ils sont forcés de poser un regard exploratoire sur leur ville. C’est l’occasion parfaite pour Jensen de faire basculer son film vers l’univers hanekien, où le voyeurisme désincarné que permet la caméra constitue une expression languissante de la violence latente des personnages, permettant ainsi une abdication structurelle quasi-totale du récit à la logique suffocante du thriller. On note à cet égard l’aisance avec laquelle le réalisateur cultive, via la lourdeur des silences habités, la violence des cadrages et la personnalité explosive de Bjarke, une sensation de tension omniprésente, principale garante du caractère hypnotique de l’œuvre. L’utilisation de la subjectivité vidéographique permet d’ailleurs d’étoffer cette tension, en cela qu’elle permet à la fois de fragmenter, et d’ainsi pervertir nos attentes face au récit, mais aussi de représenter le détachement progressif de Bjarke, ainsi que l’éclatement psychotique de sa perspective sur le monde, exemplifié non seulement par les mouvements de plus en plus saccadés de la caméra, mais aussi par les actes grossiers de chirurgie montagiste intra-diégétique. Ces derniers transcendent d’ailleurs brillamment, au sein de la logique opératoire brutale que privilégie le réalisateur, tout le potentiel réflexif qu’ils pourraient avoir au profit d’une fonction presque purement affective, aidant ainsi à sacraliser la nature avant tout sensuelle et physique, presque même extra-intellectuelle de l’œuvre. (Olivier Thibodeau)

 


 


JOUR 1
(If Beale Street Could Talk, A Land Imagined)

JOUR 2
(Die Tomorrow, Killing, Sharkwater Extinction)

JOUR 3
(Ash is Purest White, Burning, Dogman, Thunder Road)

JOUR 4
(Anthropocene: The Human Epoch, Going South, The Guilty)

Le Livre d'image de Jean-Luc Godard

Au poste! de Quentin Dupieux

JOUR 5
(In Fabric, Sheherazade, Une affaire de famille)

Too Late to Die Young de Dominga Sotomayor Castillo

JOUR 6
(Birds of Passage, Drvo The Tree, Roulez jeunesse, Sticks and Stones)

JOUR 7
(Holiday, Season of the Devil, Touch me Not)

 JOUR 8  
(La casa lobo, Fugue, Mishima: A Life in Four Chapters)

Entrevue avec Quentin Dupieux (Au poste!)

JOUR 9
(The Gentle Indifference of the World, Phantom Islands,
 
Tourism, Woman at War)

Grass de Hong Sang-soo

Un couteau dans le cœur de Yann Gonzalez

JOUR 10
(3 Faces, All Good, Hommage à Robert Todd, Lemonade, Vision)

This Changes Everything de Tom Donahue

Envoyer par courriel  envoyer par courriel  imprimer cette critique  imprimer 
Article publié le 9 octobre 2018.
 

Festivals


>> retour à l'index