WOCHE DER KRITIK : Les 10 ans de la Semaine de la critique de Berlin
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Rotterdam 2020 : Jour 8

Par Olivier Thibodeau

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prod. Ehsan Khoshbakht

FILMFARSI
Ehsan Khoshbakht  |  Iran/Royaume-Uni  |  2019  |  84 minutes  |  Section Deep Focus (Regained)

Filmfarsi, c’est assez intéressant, mais seulement comme peut l’être un cours magistral sur le sujet. Le réalisateur, écrivain et conservateur de film iranien basé à Londres, a toutes les allures et les manières d’un professeur d’université, et il nous livre ici une petite histoire thématique ad hoc du genre, pétrie de commentaires en voix off sur des extraits de films glanés sur des cassettes VHS de contrebande (les œuvres à l’étude étant depuis longtemps interdites de visionnage dans leur pays d’origine). Le propos est donc assez éclairant et synthétique, mais le ton est excessivement professoral. C’est Filmfarsi 101, quoi. Mais qu’est-ce que le « filmfarsi » exactement ? Il s’agit là d’un terme inventé par le critique de cinéma Houshang Kavoosi pour décrire ce que le réalisateur nous dit n’être ni du film, ni du farsi, en cela que sa piètre qualité cinématographique en fait du non-film, et que ses origines occidentales lui confèrent une identité non-farsi. Le terme réfère au cinéma de genre populaire des années 50-70, c’est-à-dire de l’époque entre le coup d’État de 1953 (qui a porté le shah au pouvoir), et la révolution islamique de 1979, qui a causé la mort du cinéma populaire au pays. Le film débute d’ailleurs avec les souvenirs d’une des survivantes de l’incendie du Rex le 19 août 1978, date qui marque en quelque sorte la mort définitive d’un cinéma mort-vivant, qui ne vit aujourd’hui que dans les traces illicites de son existence sur des supports désuets, et dans la mémoire de fans dédiés comme Khoshbakht.

En bon historien qu’il est, le réalisateur propose sans surprise d’assimiler l’histoire politique de son pays à celle de son cinéma, qu’il qualifie ici de « conscience collective », un cinéma écartelé comme son peuple entre le progressisme et le conservatisme, entre l’Occident et l’Orient, entre la ruralité et l’urbanité, un cinéma « schizoïde », un « döppelganger », où les femmes sont à la fois objectifiées et libérées, mais où le spectre de l’opposition maman/putain plane toujours. Un cinéma ou les hommes sont des révolutionnaires ou des bourrins, des jahels (truands héroïques) ou des pahlawans (guerriers héroïques), mais des êtres qui penchent toujours vers une certaine réaffirmation du pouvoir macho. Il existe certes une limite évidente à la sociologie par le cinéma, étant donné que ce dernier n’est pas produit directement, ni ne constitue un reflet direct de la société dans laquelle et non par laquelle il a été produit, et cette limite est évidente ici, dans les contorsions chronologiques qu’effectue le réalisateur pour prouver son point (utilisant notamment des films de la fin 70 pour illustrer à la fois le progressisme et le conservatisme du filmfarsi). Malgré cela, son œuvre propose un ancrage théorique assez fort dans son sujet pour revêtir un véritable intérêt académique. Il constitue surtout un travail d’archéologie du cinéma essentiel, révélant au monde certains des exemples les plus loufoques du genre, mais dévoilant aussi les perles rares qui en sont issues, les drames hitchcockiens de Samuel Khachikian par exemple, ou les premiers films de Dariush Mehrjui, déterrés ici pour notre plus grand plaisir cinéphilique.

 


prod. Ying E Chi Limited

LOST IN THE FUMES
Nora Lam  |  Hong Kong  |  2018  |  93 minutes  |  Section Perspectives (Ordinary Heroes: Made in Hong Kong)

Le film de Nora Lam est problématique à bien des égards, d’un point de vue technique d’abord, mais aussi dans la représentation qu’il fait de son sujet, le louche et caractériel Edward Leung, membre fondateur du mouvement nativiste Hong Kong Indigenous, dont on expose ici le tortueux parcours politico-judiciaire en tentant de nous convaincre qu’il ne s’agit que d’un pauvre type « perdu dans la brume ». Il existe effectivement ici beaucoup de tares qui transcendent les problèmes d’étalonnage et de son qui plombent la production : il y a la structure narrative conventionnelle, basée sur une utilisation littérale des documents d’archives afin d’illustrer les propos consignés en entrevue, la narration achronologique, et parfois confuse des événements, l’utilisation manipulatrice de musique folk, la perspective trop peu critique envers le sujet, et surtout le paradoxe inhérent à la critique du culte de la personnalité qu’on dit l’avoir plombé via le culte qu’on lui voue ici. Malgré cela, malgré l’attention exacerbée qu’il offre à Leung, le film pourvoit néanmoins un portrait éclairant des mécanismes sociaux plus larges susceptibles de transformer les militants en politiciens, c’est-à-dire des processus d’absorbation de la politique populaire par la machine à saucisses législative.

Étant un film à propos d’Edward Leung, Lost in the Fumes œuvre principalement à caractériser celui-ci, le montrant certes comme un être irascible (qui se bat contre des interpellateurs dans le métro et engueule publiquement Barnabas Fung, le commissaire aux affaires électorales), un être aux valeurs tordues (qui déclare, crosse à la main, qu’« il faut être un vainqueur, pas un échec »), mais pardonnant simultanément ses excès via le rappel constant de sa nature dépressive, et la simplicité charmante dont il fait preuve lors de l’épilogue. Le film n’aborde pourtant pas les positions plus extrémistes du mouvement Hong Kong Indigenous, incluant ses violentes frictions avec les immigrants chinois. Et si le film cerne adéquatement la nature des embûches procédurales qui finissent par transformer le jeune homme de militant radical en politicien renfrogné, c’est-à-dire en personnage « morally bankrupt », il le fait parfois au détriment du sens commun, lorsque, par exemple, il critique la culture médiatique l’ayant transformé en icône, posant l’objectif sur les objectifs tournés vers lui, puis les joignant dans leur contemplation béate du jeune homme. Le film use en outre d’une quantité excessive de musique folk pour orienter notre lecture, constituant finalement une œuvre intrinsèquement paradoxale, qui, tout en critiquant les mécanismes manipulatoires d’autrui use lui-même de mécanismes manipulatoires pour faire valoir son point, au grand dam d’une démocratie en perte de puissance, telle que représentée par ce plan final pourtant si perspicace d’un drapeau hongkongais déchiqueté qui flotte au vent.

 


prod. Joyedidi

NAFI'S FATHER
Mamadou Dia  |  Sénégal  |  2019  |  108 minutes  |  Section Bright Future (Main Programme)

Un western shakespearien au Sénégal ? Pourquoi pas ? Particulièrement s’il est aussi bien produit, aussi puissant, aussi perspicace, aussi lucide et aussi opportun dans sa méditation sur la déliquescence morale à l’heure des extrémismes internationaux. Mais d’abord, pourquoi qualifier de western le présent film, vainqueur du Léopard d’or des Cinéastes du présent, alors qu’on pourrait y voir un simple drame social ? Eh bien, parce qu’il puise si adroitement dans les thèmes scénographiques et thématiques du genre pour faire valoir son point, effectuant ici un transfert intercontinental de l’idée de ville frontalière sans loi où l’autorité morale esseulée se heurte à un groupe de malfrats qui tentent de se l’approprier, façon High Noon (1952), mais dans la bourgade de Matam, au nord-est du Sénégal, près de la frontière mauritanienne. C’est du moins l’impression qui se dégage ici de la prémisse, alors que l’imam titulaire doit lutter contre l’influence néfaste de son frère islamiste, sous-fifre d’un cheik étranger qui le finance afin qu’il puisse s’acheter la mairie et commencer à étendre leur doctrine sur le territoire. Le film débute d’ailleurs avec un plan du protagoniste à demi-dénudé chez le médecin, le cœur balafré et le corps fatigué, symbole de l’essoufflement d’une autorité morale déliquescente, dernier rempart contre les excès totalitaristes d’un groupe d’intérêt extrémiste au nombre grandissant qu’il devra affronter seul, malgré l’abattement. Le visage de l’acteur qui lui prête ses traits, Alassane Sy, est d’ailleurs parfaitement adapté à la situation, lui qui est à la fois si doux, si austère et si accablé, parfaitement adapté comme celui de Saïkou Lo (qui interprète l’antagoniste El-Hadji Ousmane), charismatique mais cruel, flanqué comme le super-vilain de genre par des sbires stationnaires, garde prétorienne décervelée ou flopée de femmes muettes.

La mise en scène du film est lyrique, précise, chatoyante, subtile et chaleureuse, la caméra patiente et humaniste, mais c’est plutôt pour moi des considérations thématiques qui font du film un objet si intéressant, considérations notamment pour la place des femmes dans la société patriarcale de l’endroit et pour les mécanismes pernicieux de l’endoctrinement islamiste, réunies ici notamment autour des questions de dénomination. Notons d’abord le caractère progressiste surprenant du titre, ce Nafi’s Father qui subordonne d’emblée le protagoniste à sa fille, le masculin au féminin, a contrario par exemple d’un Dracula’s Daughter (1936) ou d’un General’s Daughter (1999), et ce malgré le fait que ce soit en fait le récit de l’inspirante Nafi qui soit subordonné au sien. Il existe une autre raison par contre, pour ce libellé relatif, et il découle de l’oubli généralisé du nom véritable que porte le protagoniste, remplacé tel qu’il est par celui de sa fonction, le « tierno » qu’utilisent systématiquement ses concitoyens pour l’interpeller. La fonction sociale précède l’identité individuelle dans le Sénégal de Mamadou Dia, comme leur rôle d’épouse précède le désir des femmes dans l’économie phallocentrique du mariage diégétique, forcées d’abandonner leurs livres de neuropsychologie pour des livres de cuisine. Cette idée de dénomination permet aussi à l’auteur d’articuler sa critique du pouvoir coercitif de l’islamisme, qui en renommant les individus leur assigne une nouvelle fonction sociale, soit celle de protecteur aveugle de la doctrine. C’est ce qui arrive à Bassa lorsqu’il devient Abdallah sous le joug d’Ousmane, victime d’une institution totale qui, en rasant l’extérieur et l’intérieur de la tête de ses adhérents, en fait des mercenaires zombifiés, ennemis intégristes de l’Islam ordinaire et des valeurs pacifiques qu’il prône réellement. 

 


prod. Les Films du Bilboquet/Arctos Films/Poteau d'angle

COMMON BIRDS
Silvia Maglioni et Graeme Thomson  |  France/Grèce  |  2019  |  84 minutes  |  Section Perspectives (Wait and See)

Sans doute n’étais-je pas la personne la mieux désignée pour couvrir ce pamphlet anticapitaliste brechtien, trop peu cinématographique à mon goût, trop inconséquent dans son étude du mouvement cinétique des êtres, et trop attaché à cette idée détestable de performance théâtrale, qu’il amène ici jusqu’à des extrêmes ridicules. Sans doute n’étais-je pas la personne la mieux désignée, bref, pour m’émerveiller à la vue d’échanges en champs-contrechamps où des acteurs perchés roucoulent des textes grandiloquents en grec ancien ; je laisserai le plaisir de la chose à mes amis de l’université, avares de philosophie antique et analystes extraordinaires de ses transpositions contemporaines, ceux-là mêmes qui encensaient le caractère « génial » de l’utilisation des réseaux sociaux comme chœurs dans Antigone (2019). Ici, les choristes sont des gens en poncho, censés représenter les Oiseaux d’Aristophane, qui sifflent leurs dialogues avec un doigt dans la bouche. Idée conceptuelle intéressante peut-être, mais pour moi gymnastique académique abrasive, surtout qu’elle privilégie une forme de statisme dans la mise en scène qui contredit l’idée pourtant très intrigante de déambulation établie dans la première partie du film.

Au début, le film s’attache aux parcours déambulatoires de deux chômeurs athéniens, qu’on voit arpenter la ville sans but dans une série de plans mobiles accompagnés d’une petite musique jazz style Nouvelle Vague française. La caméra filme les deux hommes qui se promènent, glanant au passage quelques plans fixes de paysages urbains déliquescents, incluant une poignée de graffitis anticapitalistes. C’est plutôt mignon comme façon d’introduire le propos d’ailleurs, ces graffitis, surtout que l’image initiale des chômeurs désœuvrés semblait déjà tout dire et que l’étude subséquente de leurs mouvements déambulatoires est déjà anticapitaliste. Le mouvement improductif, tel le nomadisme qui caractérise les deux protagonistes, lesquels font également du basketball sans ballon, c’est-à-dire sans besoin matériel, constitue en effet d’emblée un pied de nez à l’organisation militaire des corps au travail et à la culture des objets qui sous-tendent le capitalisme. Or, plutôt que de rester dans la ville, là où leurs déambulations servent de contrepoids au mouvement mécanique des travailleurs, les deux protagonistes s’éloignent inexorablement du centre, passant des non-lieux industriels vers la périphérie sauvage en passant par les stades abandonnés où s’exprime le comble du paradoxe discursif de l’œuvre, évident dans ce travelling circulaire qui montre les personnages en train d’arpenter le tracé des cinq anneaux olympiques vissés au sol. Le plan est superbe — c’est même le plus intéressant du film — mais il est malheureusement contre-productif en cela qu’il assimile l’errance à l’action de tourner en rond, préparant ainsi le terrain pour l’assimilation encore plus paradoxale de l’arrivée dans la forêt à la libération des personnages, via un passage à la photographie couleur qui semble vouloir signifier une brillante émancipation, alors qu’il s’agit en fait d’un arrêt de mort : la fin du mouvement au profit du statisme, cinématographique et théâtral, lequel plombe l’aile du film et prévient finalement son essor, malgré le caractère hyperappuyé de la métaphore aviaire qu’on y répète inlassablement…

 

 

JOUR 1
(Desterro, Shell and Joint, Meanwhile on Earth, Sammy Gate)

JOUR 2
(Rosa Pietra Stella, My Morning Laughter,
Armour, Judy Versus Capitalism)

JOUR 3
(Air Conditioner, Tokyo Telepath 2020
Non c’è nessuna Dark Side (atto uno 2007-2019), The Tree House)

JOUR 4
(Communism and the Net or the End of Representative Democracy,
Special Actors, Truth or Consequences)

JOUR 5
(If We Burn, Memories to Choke On, Drinks to Wash them Down,
We Have Boots, Yellowing)

JOUR 6
(Dwelling in the Fuchun Mountains, Cenote,
Labyrinth of Cinema, The Pregnant Tree and the Goblin)

JOUR 7
(Tenzo, Sicherheit123, All This Victory, Valley of Souls)

JOUR 8
(Filmfarsi, Lost in the Fumes, Nafi's Father, Common Birds)

JOUR 9
(Le miracle du Saint Inconnu, Impetigore,
The Cloud in her Room, A Witness Out of the Blue)

JOUR 10
(You Are Not I, Make Up, Jallikattu, The Science of Fictions)

 

Index du numéro 19.

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Article publié le 7 février 2020.
 

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