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F(r)action à la Cinémathèque québécoise

Par Jean-Marc Limoges



Aux étudiants de ma classe de 2012
qui n’ont pas craint de prendre la rue
(et les coups qui allaient avec)

 
Au centre de la salle d’exposition Norman-McLaren de la Cinémathèque québécoise, séparant la pièce en diagonale, trône un imposant mur sur les surfaces duquel sont simultanément projetés deux films — que le spectateur ne peut toutefois voir qu’alternativement — réalisés par le groupe Épopée : Insurgence et Rupture. L’ensemble se nomme Fraction.
 
Le visiteur est d’abord confronté, après que son regard se fut habitué à la (grande) noirceur dans laquelle le plonge d’emblée le lieu, à des images connues, vues et revues : les manifestations étudiantes de 2012 et de 2015. C’est Insurgence. La distance (temporelle) et la proximité (spatiale) aidant, il sera sans doute tiraillé entre un vague sentiment d’impuissance et une forme de nostalgie, teintée tantôt de respect pour les manifestants cagoulés, tantôt de dégoût envers les forces de l’ordre. Deux factions se font face : l’une constituée d’étudiants frappant sur des casseroles, l’autre constituée de policiers frappant sur des étudiants. On marche, on scande, on s’invective. Le visiteur, lui, regardera ses semblables, grandeur nature, se taper dessus, les bras collés au corps. Puis, dans ce branle-bas de combat, surgissant de ces bastonnades aléatoires, il percevra des voix, posées, tranquilles, assurées, des voix de jeunes hommes et de jeunes femmes, dont il cherchera le visage. Il devra quitter son poste, se rendre de l’autre côté du mur, pour aller voir l’envers de la médaille.
 
De l’autre côté, des manifestants, le regard toujours rempli d’amertume ou d’incompréhension, la voix encore nouée par la colère ou serrée par l’émotion, reviennent sur les événements. C’est Rupture. Nous sommes dans les coulisses, en amont du tohu-bohu et en aval du brouhaha. Les étudiants — à peine remis de leurs mésaventures — nous révèlent leurs motivations, détaillent leurs interventions, partagent leurs réflexions, relatent leur arrestation, avouent leur humiliation. On nous raconte, avec intelligence et sensibilité, les injustices commises, les avilissements subis, les rêves crevés. Leurs déclarations tentent d’éclaircir et d’éclairer. Si le visiteur se trouvait du côté obscur, le voilà maintenant du côté lumineux, dans un face à face intime avec les militants. C’est un nouvel éclairage qui est jeté, littéralement d’ailleurs, non seulement sur les événements, mais sur les autres visiteurs eux-mêmes. De ce côté-là, en effet, la lumière est si intense qu’on ne peut avancer — contrairement à l’autre face — qu’à visage découvert, lequel sera, selon la couleur des témoignages, gonflé par l’admiration, rongé par la rage ou secoué par les rires. Le regard du fureteur peut dès lors se porter, ou bien sur les acteurs afin d’en entendre les actions, ou bien sur les spectateurs afin d’en lire les réactions. C’est ici le discours — celui qui tente de comprendre et de se faire comprendre — qui est mis de l’avant… sur fond de cris, de casse et de coups de matraque, lesquels se donnent toujours à l’envie, de l’autre côté du mur.
 
D’un côté, la caméra épaule, nerveuse, inquiète, agitée, serpente à ses risques et périls entre étudiants et policiers, filme la foule, capte les coups, souvent la nuit, toujours haute en couleur. De l’autre, la caméra fixe, enregistre et recueille, sur un fond uniformément blanc, la parole des manifestants, cadrés de face, en plan épaule serré. La fraction — spatiale, thématique, mais aussi esthétique — est patente. D’un côté, des images crues et cruelles mainte et mainte fois montrées, de l’autre, des propos étoffés et étouffés que l’on peut enfin entendre. Des heures de tapage d’un côté, et de témoignages, de l’autre. C’est alors le visiteur — confronté à 300 minutes de documents ! — qui est fractionné. Combien de temps pourra-t-il supporter la vue de cette violence ? Combien de temps pourra-t-il se concentrer sur les diverses versions ? Les cris de rage auront-ils raison de son voyeurisme ? Les cris du cœur viendront-ils à bout de son entendement ? Préférera-t-il les coups d’éclat ou l’éclatant côté ? Voudra-t-il voir ou savoir ? Optera-t-il pour les fractures physiques ou les fractures psychiques ? C’est lui, ultimement, qui fera le choix, non les artistes. Chacun rivé à son écran, chacun se faisant face, ce sont les visiteurs, maintenant, qui campent les deux factions. La balle est dans leur camp.
 
Enfin, contre toutes attentes, un troisième écran s’illumine, plus petit, au fond, et sort de l’ombre. C’est Contrepoint. Le visiteur, bercé par les souvenirs, concentré sur les propos, séduit par les récits, sursautera sans doute quand, derrière lui, s’allumera cet écran dont il n’avait pas tenu compte et qui lui donnera, d’abord à entendre, ensuite à voir (le temps qu’il se retourne), ou bien des musiciens rejouant, avec tambours et trompettes, des airs entendus lors des manif’, ou bien des textes – plus poétiques, ceux-là – écrits pour chanter l’envers de la révolte. Après l’action, après la réflexion : l’esthétisation. À la fois irruption et interruption, ces segments marquent une pause dans le flot des témoignages ; quand ceux-là se font entendre, ceux-ci se taisent. Retournant dans l’ombre, ils laissent alors la possibilité au visiteur de se retourner derechef afin de découvrir un nouveau visage, d’écouter une nouvelle vision… ou plutôt de retourner du côté de la casse, côté depuis lequel cependant, il pourra, simultanément cette fois, voir les activistes à l’avant-plan et les artistes en arrière-fond, donnant ainsi un peu de perspective à ce qui lui colle et pend au nez.
 
Un sentiment d’ensemble se dégage de Fraction : la rancœur, la désillusion, le désenchantement. On a revendiqué, on a martelé, on a tabassé, et il ne reste, de cette lutte, que des espoirs fracturés, fractionnés. Chacun revient, avec force détails, sur les événements avilissants, mais rares sont ceux qui semblent encore croire, de ce côté-là, pourtant si pur, si blanc, en un monde étincelant. D’un côté, le mur de la honte, de l’autre, celui des lamentations. Les manifestants sont peut-être couchés sur le bitume, leurs rêves se sont peut-être écroulés, ils sont peut-être à terre, mais le mur, lui, est toujours debout. Et le visiteur peut, en paix, repus et rapiécé, quitter le plancher.

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Article publié le 19 septembre 2016.
 

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