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Shinji Higuchi : Techniques du passé pour les esprits du futur

Par Mathieu Li-Goyette

Après avoir fait ses débuts à l’âge de 19 ans comme assistant-maquettiste sur The Return of Godzilla (Koji Hashimoto, 1984), Shinji Higuchi rejoint la bande de Daicon (qui deviendra bientôt le studio Gainax) en 1985 et réalise la même année les effets spéciaux de leur plus ambitieux fan film, Yamato no Orochi no Gyakushû. Sur le tournage, il rencontre Hideaki Anno, maquettiste du projet et futur binôme pour qui Higuchi participera à la scénarisation, à la direction artistique et aux storyboards de pratiquement tous les projets à venir (Les Ailes d’Honnéamise [1987], Gunbuster [1988-1989], Neon Genesis Evangelion [1995-1996], Love & Pop [1998], Shin Godzilla [2016], etc.) tout en développant une remarquable carrière en solo (en signant les effets spéciaux de la trilogie Gamera des années 1990 ou encore en storyboardant Kill la Kill [2013-2014] et en réalisant les adaptations en prises de vues réelles d’Attack on Titan [2015]).

Autrement dit, Shinji Higuchi est un des plus importants architectes de la culture populaire japonaise contemporaine, et certainement son responsable des effets spéciaux le plus notoire, ayant consacré sa carrière à préserver l’esprit des films de kaiju et de tokusatsu avec tout le mélange d’inventivité et de naïveté que ces genres nécessitent. Ayant co-réalisé Shin Godzilla avec Anno, aujourd’hui Higuchi présente en solo (à partir d’un scénario de son plus proche collaborateur) ce Shin Ultraman tant attendu, hommage et refonte fidèle à ce héros qui fût un temps, entre la fin des années 1960 et des années 1980, le plus populaire des personnages du petit écran japonais. Nous avons rencontré Shinji Higuchi à l’occasion de la première nord-américaine du film au Festival Fantasia.
 


 

Mathieu Li-Goyette : Lorsque vous l’avez découvert enfant, qu’est-ce qui vous a fasciné en premier au sujet d’Ultraman ?

Shinji Higuchi : Ce qui m’a d’abord frappé c’est le fait qu’il était à la fois inhumain et très humain. La majorité des héros sont des humains qui vont revêtir des masques ou un costume particulier... mais Ultraman ce n’est pas un costume, c’est son corps, son être, il est ce qu’il est. Il n’est pas humain par définition, et pourtant c’est un humain dans son cœur et on le constate par ses actions. C’est ce qui l’a rendu immédiatement différent à mon avis. 

MLG : Et qu’est-ce qui vous a marqué en premier de son design ?

SH : Ah ! Ses yeux. Ses yeux qui s’illuminent et vrombissent.

MLG : Les kaiju-eiga de la Toho (Godzilla, Mothra, etc.) représentaient des créatures radioactives, des produits de leur environnement qui évoquent assez directement les bombardements atomiques de 1945. Or les monstres d’Ultraman sont des visiteurs de l’espace. Que pensez-vous qu’ils représentent dans la culture japonaise d’après-guerre ? Et trouvez-vous cela libérateur de faire de la science-fiction en dehors du spectre de la bombe ?

SH : Habituellement, ce que les kaiju-eiga doivent se donner comme défi, c’est de raconter des histoires qui portent sur les péchés scientifiques de l’espèce humaine. Les mauvaises choses qu’ils ont faites sur la Terre et qui provoquent ensuite l’attaque de ces géants qui s’abattent comme une sorte de jugement divin. Mais Ultraman n’est pas un péché, il n’a pas péché et il n’est pas relié à aucune forme de faute ou de culpabilité humaine. Avec Ultraman, on tombe dans la science-fiction des années 1960, beaucoup plus optimiste, où l’on se concentre davantage à célébrer la beauté de l’humanité au lieu de parler de ce que nous avons commis comme faute grave. Je pense que c’est la différence fondamentale entre les deux et que c’est aussi ce qui me libère en tant que créateur et raconteur à l’intérieur de ce genre. D’une certaine façon l’univers d’Ultraman est à l’inverse de celui des kaiju-eiga.

MLG : Après toutes ces années à travailler des effets spéciaux inspirés de techniques traditionnelles [la trilogie Gamera des années 1990, Shin Godzilla], comment équilibrez-vous aujourd’hui votre rapport au passé par rapport aux exigences esthétiques et économiques du présent ?

SH : En équipe, lorsque nous préparions les scènes d’effets spéciaux, qu’il s’agisse de l’étape de la conception ou de la réalisation, une devise que nous nous répétions souvent en cas de panne d’inspiration était de nous tourner vers le passé, car de toutes nos ambitions, celle qui nous importait le plus était de convoquer l’esprit de la série originale. Bien sûr, certaines maquettes et miniatures de l’époque auraient l’air très peu convaincantes pour le jeune public d’aujourd’hui, mais justement nous voulions les approcher en termes d’idées de design, en apprenant à distiller des designs originaux ce qui peut les rendre intemporels.

Ensuite, il faut dire que tout ce qu’on voit dans Shin Ultraman en matière de monstre géant ou d’Ultraman lui-même n’est pas ma création originale, ce qui interfère certainement dans mon approche de cet univers. C’est un personnage que j’ai découvert enfant, qui m’a énormément influencé, et qui a influencé tellement de gens, au Japon et ailleurs depuis une cinquantaine d’années, à imaginer le futur à partir de notre petit écran. Cela veut aussi dire que du point de vue du public d’aujourd’hui qui regarde cet univers, il ne s’agit plus vraiment du futur. Il voit ces images, il rencontre cet imaginaire et il n’y voit que le passé, ou plutôt que le futur vu à partir des années 1960. Mon défi pour Shin Ultraman était donc de réconcilier le passé et le futur du personnage.
 


prod. Tsuburaya Productions, Toho, Khara Corporation, Toho Pictures, Cine Bazar


C’est pourquoi il nous fallait suivre l’histoire originale d’Ultraman en ciblant des épisodes-clés de la série. Je voulais que mes sources d’inspiration soient ancrées dans cette époque, aussi dans le but de communiquer une certaine fibre de cette imagination futuriste, utopique, aux générations d’aujourd’hui qui ont un rapport complètement différent à la science-fiction. Ce n’est pas qu’une question de passé ou de nostalgie, qu’un projet pour ceux et celles qui ont grandi en regardant les aventures d’Ultraman — ça ne serait qu’une reconduction de notre passé et le public d’aujourd’hui ne devrait pas avoir à se satisfaire de cela. Au contraire, c’était beaucoup plus intéressant d’imaginer le futur d’aujourd’hui, mais à travers une galerie de personnages tirés du passé. C’est du moins ce que nous avons tenté de faire.

MLG : Qu’est-ce qui vous a donc inspiré, par rapport au monde contemporain, dans la réinvention des personnages ?

SH : Les personnages, nous avons surtout tenté de les préserver tel quels. Évidemment cela implique de transposer au présent des personnages créés sous des contraintes très imposantes : celles de la télévision des années 1960, des programmes d’une demi-heure réalisés avec des budgets minuscules. La beauté — parfois géniale ! — de ces designs de personnages n’avait pas pu être pleinement exploitée à l’époque pour ces raisons économiques, alors de pouvoir en faire un film plus imposant et moderne nous a permis d’explorer plus encore les designs originaux, tout en rendant hommage à leurs créateurs. 

MLG : À la différence de Shin Godzilla, vous ne signez pas la réalisation aux côtés de Hideaki Anno. Aviez-vous certaines angoisses à l’idée de poursuivre un travail de cette ampleur sans votre habituel coéquipier ?

SH : Évidemment ça m’est déjà arrivé de travailler sans lui et à ce point-ci j’ai déjà réalisé plusieurs films en solo, alors ce n’était pas quelque chose qui m’a causé beaucoup d’appréhensions je dirais. Et puis Anno était en train d’essayer de terminer Evangelion : 3.0+1.0 Thrice Upon a Time (2021), qui était sa priorité.

MLG : Comment décririez-vous votre relation de travail avec lui ?

SH : Oh… Vous savez, quand nous nous sommes rencontrés nous étions pauvres et maintenant nous sommes riches ; à l’époque nous buvions de la liqueur japonaise bon marché et maintenant nous pouvons nous acheter du bon whisky importé. [rires] Blague à part, c’est impossible pour moi de résumer toute la richesse de cette relation à l’intérieur du peu de temps que nous avons... Il faut comprendre que nous avons passé plus de temps ensemble qu’avec nos femmes respectives. Vous pouvez vous imaginer à quelle point notre relation peut être complexe !

MLG : Il me semble qu’à la fois Shin Godzilla et Shin Ultraman font beaucoup d’efforts pour dynamiser cette vieille stratégie visuelle qu’on retrouve souvent dans la science-fiction japonaise, qu’il s’agisse des premiers kaiju-eiga, des spaces operas de Leiji Matsumoto ou ceux de l’animation des années 1980, puis éventuellement dans Evangelion… et c’est cette alternance au montage entre des plans de moniteurs, de radars, de salles de monitorage, intercalés avec des scènes d’action à grand déploiement et placées en extérieur. Comment faites-vous pour préserver le dynamisme de ces scènes ? 

SH : Ah ! C’est une question difficile… C’est sûr que c’est un enjeu important. Si on compare cette manière de tourner à celle des Américains par exemple, c’est sûr qu’il nous faut garder une façon plus économe de filmer et j’imagine que ce style vient de cette nécessité d’être économe puisque tous ces exemples sont surtout tirés de l’industrie télévisuelle. Comme ces contraintes sont relativement préservées lorsque nous adaptons cet univers pour le cinéma (et comme là encore nous opérons sur un budget bien moindre que celui des blockbusters américains), ce que nous faisons c’est encore une fois de s’inspirer du passé et de ses techniques narratives, à la différence que nous essayons de pousser plus loin l’impact de l’interprétation des comédiens et de maximiser les effets dramatiques du récit par la mise en scène et le montage plus rapide. Ça nous permet de conserver le style classique qui nous importe et de nous replier sur les personnages et le récit afin de renouveler la formule (plutôt que d’opter pour des effets spéciaux plus coûteux par exemple). C’était tout l’enjeu de Shin Ultraman au niveau esthétique, de produire pour le cinéma un hommage à la télévision et à ses contraintes de production. Il ne faut pas oublier non plus que ces contraintes sont enracinées dans l’inconscient des spectateurs, dans leurs souvenirs, et qu’elles influencent non seulement la production mais aussi l’horizon d’attente du public. Ça réduit l’ampleur de la production mais ça agrandit ailleurs le potentiel du film. 

MLG : Pourquoi était-ce important pour vous qu’Ultraman devienne humain à la fin ? Quelle est la symbolique à l’œuvre et en quoi est-ce que ça contribue à faire de cet Ultraman un nouveau (shin) Ultraman ?

SH : Le plus important avec cette finale c’est qu’elle fonctionne autour du public et de ce qu’il souhaite bien en retirer. À titre d’artisan du film, je crois que ça serait très inapproprié de ma part de répondre à cette question ou d’expliquer les détails de la réflexion en amont de celle-ci. Ça gâcherait la finale, puisque la réponse se trouve précisément dans l’émotion ressentie dans le cœur du public.
 


 

MLG : Il faut bien finir en vous posant cette question… Quel est votre top 3 des meilleurs épisodes de la série originale d’Ultraman (1966-1967) ?

SH : Bien sûr il y a les épisodes référencés dans Shin Ultraman, ainsi que ceux réalisés par Hajime Tsuburaya, Akio Jissoji et Toshihiro Iijima. Au-delà de ceux-ci, j’ajouterais l’épisode 11 (« The Rascal from Outer Space », réalisé par Kazuho Mitsuta avec le kaiju Gango), l’épisode 19 (« Demons Rise Again », réalisé par Samaji Nonagase, avec les kaiju Aboras et Banila), puis l’épisode 31 (« Who Goes There? », réalisé par Yuzo Higuchi, avec le kaiju Keronia).

 

Traduction du japonais à l’anglais : Yuki Shinomone
Traduction de l’anglais au français : Mathieu Li-Goyette
Photos : Samy Benammar

 

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Article publié le 4 août 2022.
 

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