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Ève Lamont : Cinéaste de la décence commune (1)

Par Simon Galiero

« La vulnérabilité, c’est pas une tare en soi, c’est pas une lourdeur.
Ça fait partie de la vie, c’est ce qui permet aussi d’être un lien dans la société.
» 

— Mélissa, La coop de ma mère

 

Je ne suis pas de ceux qui se réjouissent de consommer un cinéma qui procède par slogans, professe des dogmes prévisibles pour mieux satisfaire ou apaiser mes biais cognitifs et me faire sentir du « bon côté » de la moraline du jour. Pour découvrir la quasi-entièreté des films d’Ève Lamont, il aura fallu que je surmonte un léger soupçon qui allait dans ce sens, né de cette aura de « militante » que la réalisatrice me semblait afficher, mais surtout que les médias lui font souvent porter avec la finesse, la probité et l’absence de paresse qu’on leur connaît. Au cours de mes visionnements, plutôt qu’une complaisance dogmatique, j’ai rencontré une œuvre intelligente et une cinéaste pleinement ancrée dans une quête de vérité morale, faisant d’elle à mes yeux une présence digne et précieuse dans le documentaire québécois contemporain.

Il semble que depuis presque toujours, Lamont se greffe à des gens et des groupes auxquels elle s’identifie ou à tout le moins dont elle partage une part significative des préoccupations : les punks et sans-abris de SQUAT ! (2002), les paysans de Pas de pays sans paysans (2005), les prostituées de L’imposture (2010) et du Commerce du sexe (2015), les habitants de Pointe-Saint-Charles dans Le chantier des possibles (2016) et les locataires de La coop de ma mère (2021). Lamont n’en cache rien et ne nous fait pas croire qu’elle ne se situerait nulle part et entamerait ses projets comme en apesanteur, depuis les limbes d’une neutralité objective dont seule la bêtise des journalistes mainstream autorise la prétention. Ce serait cependant un raccourci de croire que cette position d’identification et d’empathie initiales face aux épreuves vécues ou imposées aux personnes de ses films constitue une fin en soi. C’est plutôt un déclencheur, une énergie motrice qui permet à Lamont de nous présenter à chaque film des constats de réalités concrètes, puis de nous faire expérimenter la volonté de quelques-uns d’y réagir afin, d’abord, de donner du sens à l’expérience commune, puis ensuite d’entamer un processus au moins partiel d’autonomie (les personnages de ses films ne prétendent jamais créer un monde entièrement à part, dénué de toutes tensions et contradictions : une illusion que seuls des bobos en quête de représentations idéalisées ont le luxe d’entretenir). 

Essentiellement, Lamont documente des actions et des réactions. Les gens qu’elle filme ne nous font pas la morale au sens de nous donner une leçon, mais tentent de mettre en pratique une certaine conception morale intuitive élémentaire, qui passe notamment par des interrelations quotidiennes et une attention minutieuse portée aux comportements des entités structurelles qui font autorité sur la gouvernance politique de tous, et viennent parfois heurter des besoins fondamentaux : survie immédiate, refus de l’isolement, liens avec une communauté, ancrage dans un récit d’aspirations partagées, sentiment de protection minimal face aux formes les plus brutales de précarité. Besoin aussi de spiritualité ou de transcendance (« retenir l’âme d’un quartier », dit elle-même Lamont en voix off dans Le chantier des possibles, « j’ai perdu quasiment une partie de mon âme » dit aussi une ancienne prostituée dans L’imposture). À partir de ces besoins cruciaux, les protagonistes des films de Lamont agissent, réagissent, interagissent. À travers eux, la cinéaste ne cherche pas à tout prix à illustrer des slogans de « vivre ensemble », mais plutôt à capter les réalités ordinaires du « vivre avec ». Vivre avec sa propre condition, vivre avec son voisin, avec sa rue, son quartier, sa ville.
 


:: SQUAT ! (Ève Lamont, 2002)


:: Pas de pays sans paysans (Ève Lamont, 2005)

Lamont ne retrace pas le sujet purement psychologique, mais le sujet commun, ordinaire, qu’on cherche à établir ou rétablir dans une politique du concret et des dispositifs plus humains. Pas de caricature ici : Lamont aime filmer le groupe, qui se présente comme une hypothèse de dépassement des uns et des autres par un front commun face à des enjeux précis, mais sa conception du groupe ne préempte pas l’individu, auquel la cinéaste reste toujours attentive. Les situations particulières, indivisibles, ne sont jamais noyées. Au contraire. Dans le fougueux SQUAT !, des parents et leurs enfants côtoient des jeunes punks et des junkies, ceux-ci étant eux-mêmes divisés, sous les pressions extérieures et les débats internes, entre « conciliants » et « jusqu’au-boutistes », tous portés par leur tragédie spécifique. Vingt ans plus tard, dans le plus apaisé La coop de ma mère, chacun porte aussi son fardeau et ses singularités : le père d’un enfant autiste qui perd son emploi, une artiste chrétienne atteinte d’une maladie dégénérative qui l’astreint à une chaise roulante, un jeune homme musulman craignant de s’impliquer dans la gestion de la coop, la matriarche du projet dont le vieillissement du corps lui pèse de plus en plus. Par ailleurs, Lamont n’édulcore rien des conséquences de l’exercice démocratique quotidien, qui exige un effort permanent de gestion, de cohabitation, de compromission. Le squat était probablement une illusion partielle, non pérenne, surtout sous l’œil des grands médias venus voler des images en catimini pour fabriquer des reportages sulfureux à charge (des méthodes qui ont sûrement évolué depuis !). Après la fermeture du squat, il n’en reste pas moins, par exemple, qu’un des protagonistes (un père monoparental avec deux enfants), se retrouve dans une situation encore plus régressive dans le contexte d’un logement « régulier ». L’homme — qui a par ailleurs un emploi ne lui permettant même pas le luxe d’un taudis — voit démultiplié ses frais de loyer pour un tout petit appartement, rabougri et insalubre, sans aucun entretien du propriétaire. Entre ça et le squat, quelle condition était la plus « sensée » ? Aussi le cours des événements culmine parfois par des échecs violents : le moindre mafioso commanditaire d’assassinats multiples extirpé de son lit par la police se voit offrir de mettre un pantalon et un manteau avant d’être emmené au poste, mais les « crottés » de SQUAT ! sont expulsés culs nus, parfois privés de leurs rares affaires personnelles ; pantalons, manteaux, sacs. Ils sont littéralement projetés dehors, sous les caméras, complètement humiliés et dépouillés. Cela n’empêche pas Lamont d’avoir montré auparavant leurs défauts, leurs lacunes ou leurs contradictions.

Les deux films de Lamont qui ont été les plus ciblés sur son « militantisme » et son « manque d’objectivité » sont ceux sur la prostitution : L’imposture et Le commerce du sexe. La principale intéressée présente une réponse plus que respectable dans l’entretien qu’elle nous accorde : « Face aux gens qui se défilent derrière la complexité des choses pour ne pas prendre position et qui préfèrent les zones grises, je peux être perçue, j’imagine, comme une cinéaste trop tendancieuse. Or, je ne prétends pas voir le monde en noir et blanc et j’apprécie aussi les nuances. Mais parfois ce sont les personnes qui vivent des situations oppressantes ou qui cherchent des solutions pour elles et tous les autres qui m’amènent à voir les choses autrement, sous le poids d’une vérité que les défenseurs de la bien-pensance ne peuvent pas comprendre. ». Pourtant, dans ces deux films, Lamont présente plusieurs femmes estimant avoir fait elles-mêmes le choix de la prostitution. Simplement, la cinéaste nous met à l’esprit — par la bouche même des prostituées ayant désormais un recul sur leur expérience — que le « libre choix » se mesure sûrement davantage à la difficulté, voir l’impossibilité, de s’extirper d’une situation ou d’un conditionnement qu’à la facilité d’y entrer. Et ici, pas de groupe au cœur du cauchemar. Malgré les échecs ou demi-victoires dans les autres films de Lamont, il y a toujours l’appel à l’autonomie collective qui reste un espoir et un moteur. Ici, le face à face se fait dans la solitude et l’isolement, peu importe les formes d’aides qui se présentent. À la différence des autres films de Lamont, L’imposture et Le commerce du sexe touchent à des enjeux sur l’autonomie du corps et de la psyché qui ne peuvent s’exprimer qu’à travers des individualités savamment séparées et isolées les unes des autres. Précisément, les personnages des autres films de Lamont « font corps » à un moment ou un autre, alors qu’ici ils l’ont perdu. « Il y a le corps qu’on a et il y a le corps qu’on est », « Je pensais que j’étais totalement hors fonction », « J’ai perdu une partie de moi que je peux pas expliquer », « C’est comme si je sentais pas le dessus de ma peau », « Ça fait 4 ans que j’ai pas fait de prostitution, mais ça fait seulement depuis un an que j’ai regardé mes pieds dans la douche (…) en me disant qu’ils sont à moi ! », nous disent les femmes de L’imposture. Après des dizaines et des dizaines de rencontres à recueillir des témoignages directs, Lamont fait un constat sur une réalité commune généralisée : d’un côté les proxénètes, les clients, la police et la société globale, de l’autre les prostituées, isolées, marchandées, violentées, droguées, parfois kidnappées et tuées, et sur lesquelles repose 98 % de la pression (légale, sociale, économique, culturelle, symbolique). Avec ces deux films Lamont a bel et bien pris parti en tant que cinéaste documentaire, non pour une cause ou une préconception, mais pour le réel probant.


:: L'imposture (Ève Lamont, 2010)


:: Le commerce du sexe (Ève Lamont, 2015)


Aussi Lamont n’offre pas de réponses faciles, et fait un constat silencieux des échecs comme des victoires de ses protagonistes qui offrent bien rarement une idéologie toute faite. Avec eux, elle « voit ce qu’elle voit » et entend ce qu’elle entend. À peine montre-t-elle quelques petites scènes ici et là, avec des musiciens et des drapeaux, présentant pendant une brève minute tout le folklore anarcho-urbain, illustrant ponctuellement la part de joie rituelle jaillissant de temps en temps à travers le temps long des mobilisations et leurs mésaventures engluées (Le chantier des possibles). Une place absolument dérisoire en comparaison des questions essentielles que la cinéaste pose et repose avec acharnement : est-ce que les structures collectives sociales et politiques doivent faire l’objet d’une intelligence et d’une attention, rester humaines, enracinées dans une histoire et dans une interaction des vulnérabilités, ou alors se laisser purement entretenir par la grande entreprise, le marché, le flux, l’expertise de la gestion politique, les techniciens en urbanisme, les applications et les algorithmes ? Les protagonistes des films de Lamont inscrivent leurs actions dans les réalités tangibles des lieux de vie collectifs (défendre un parc au cœur de la vie d’un quartier contre le passage de camions de construction), de l’histoire et de la mémoire (préserver le patrimoine ferroviaire, nous renseigner sur la première clinique communautaire ayant menée à la création des CLSC), de la santé et de l’alimentation (dans Pas de pays on se délectera du courage et de la probité de feu Shiv Chopra, microbiologiste ayant fait carrière à Santé Canada et qui passerait pour un complotiste par les temps qui courent). Des gens qui protègent les concepts de pérennité, de transmission, d’habitats et de lieux de partage contre les spéculations, les arrangements marchands, les abstractions du consumérisme et les lubies de la boboïtude médiatico-culturelle. Abstraction, indifférenciation et interchangeabilité, des notions qui définissent aussi très bien ces lieux volatils où se joue la précarité des prostituées : ruelles, voitures, clubs, motels, hôtels. Dans les films de Lamont, les gens sont tous plus ou moins inadaptés en face de certains non-sens présentés comme inéluctables, ils ne se laissent pas domestiquer par les manipulations politiciennes et le vocabulaire creux du marketing (« entre eau vive et poésie urbaine », nous dit un grand panneau de prévente annonçant un gigantesque complexe à condos dans Le chantier des possibles), et font preuve d’une acuité souvent remarquable. Ève Lamont : « Je suis encore étonnée de constater à quel point les “gens ordinaires” peuvent être époustouflants par la qualité de leur analyse et leur perception des choses. »

Tout l’inverse de ce que Lucien Goldmann définissait avec justesse comme la nouvelle catégorie des « spécialistes ou diplômés analphabètes », « c’est-à-dire de gens intelligents, compétents dans leur propre domaine, mais complètement passifs, sans aucune velléité de compréhension, purs consommateurs dans tous les autres domaines de leur existence, qui seraient ainsi des exécutants idéaux » [1]. Il ajoute plus loin dans son ouvrage : « Il n’est pas vrai que l’augmentation du niveau des connaissances et de la qualification professionnelle entraîne nécessairement et implicitement une augmentation de la liberté et une intensification de la vie psychique et intellectuelle, un renforcement des possibilités de compréhension. Ce que j’ai appelé un jour “le spécialiste analphabète” est un danger qui risque de se développer considérablement dans la société d’organisation. […] Traditionnellement, en effet, et au cours de toute l’histoire qui a précédé nos sociétés contemporaines […], l’homme s’est défini par deux dimensions fondamentales dans lesquelles se développent sa vie psychique et son comportement : la tendance à l’adaptation au réel, et la tendance au dépassement du réel vers le possible, vers quelque chose qui se situe au-delà et que les hommes doivent créer par leur comportement. »

Comme spectateur, je suis reconnaissant à Ève Lamont pour sa propre acuité et son double désir à la fois de réel et de possible [2]. Esthétiquement, elle ne prétend être ni Errol Morris, ni van der Keuken. Sa caméra et son montage sont simples, directs, à l’image de la franchise gouailleuse, de l’humour, du tonus et de la droiture qui semblent la caractériser autant comme femme que comme réalisatrice. Et qui font penser à certains personnages du quotidien, vaillants et espiègles, dont la générosité et la transparence cohabitent avec une intelligence enracinée au plus près des gens et de ce qui fait l’humus commun.

 

>> Entrevue avec Ève Lamont >>

>> ELLE(S) par Sylvie Nicolas >>

 

 

BIOGRAPHIE

Simon Galiero est un réalisateur et scénariste québécois né à Montréal en 1978. Il a été le co-éditeur de Hors Champ, première revue de cinéma francophone en ligne. Il est le lauréat du Prix Jutra (maintenant Prix Iris) du Meilleur Court et Moyen métrage pour son film Notre prison est un royaume en 2008, et du Prix Focus, décerné au Meilleur long métrage canadien au Festival du Nouveau Cinéma de Montréal en 2009 pour Nuages sur la ville. En 2013, la comédienne Micheline Bernard est nommée dans la catégorie Meilleure actrice des Prix Jutra pour son long métrage La Mise à l'aveugle. Galiero est aussi le lauréat du Prix Communications et Société et ses réalisations ont fait l'objet d'un cycle à la Cinémathèque québécoise en avril 2010.

 


[1] Goldmann, Lucien. 1971. La création culturelle dans la société moderne. Paris : Denoël.

[2] À ne pas confondre, on l’aura compris, avec les utopies absolutistes.

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Article publié le 16 octobre 2021.
 

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