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Rétrospective 2023 : Corps et visages

Par Claire Valade


 

2023 est l’année où j’ai découvert que le multiplex était devenu mon ennemi. Peu importe qu’il s’agisse du Cineplex Banque Scotia au centre-ville de Montréal ou du Star Cité dans l’est de la ville, les distances à parcourir entre la porte d’entrée et mon siège dans la salle sont devenues presque infranchissables pour moi à pied. Cette évidence m’a sauté aux yeux en tentant d’aller voir Oppenheimer de Christopher Nolan. J’ai dû m’y reprendre à deux fois, étant arrivée très en retard à la première projection et, comme je devais écrire sur le film pour la revue Séquences, il était hors de question de le faire en ayant raté les vingt premières minutes.

J’avoue que cette réalisation s’est avérée plutôt démoralisante… Je savais bien que ce jour viendrait, mais je n’aurais jamais cru qu’il arriverait si tôt. Probablement en raison de la passion que mon père m’a transmise pour les films, le cinéma fait partie de ma vie depuis toujours, comme l’air que je respire et la recette du poulet rôti de ma mère : il est essentiel à ma survie. L’an dernier, j’ai longuement écrit dans ma rétrospective annuelle personnelle pour Panorama-cinéma sur ce changement imposé à ma vie qui déteint sur toutes mes activités, incluant les plus simples comme sortir de chez moi et aller au cinéma. Aujourd’hui, alors que mes problèmes de mobilité se décuplent, ma fréquentation des salles obscures s’est donc amenuisée comme peau de chagrin. Pourtant, l’an dernier, je terminais mon article rétrospectif en écrivant ceci : « Et peu importe que je sois assise dans une salle obscure ou sur le canapé chez moi, je compte bien continuer de me laisser inspirer moi aussi. » Et c’est bien ce que j’ai fait.

Il faut dire que, malgré le fait que pratiquement tous mes visionnements ont eu lieu dans mon salon en 2023, je me suis sentie libérée du sentiment de cinéphile imposteure qui m’avait hanté en 2022. Les raisons en sont bien simples : le temps a fait son œuvre, non seulement parce que je suis bien forcée d’accepter ce qui m’arrive, mais surtout parce que mon amour du cinéma ne se dément pas et que j’ai besoin de continuer à en dévorer autant que possible. Entre autres, ma participation pour une deuxième année consécutive aux Golden Globes à titre de membre votante internationale a beaucoup contribué à alimenter mon appétit d’œuvres courantes. À défaut de les voir en salle, j’ai ainsi pu attraper pratiquement tous les films sortis dans l’année. Et quelle immense année cinéma 2023 a-t-elle été ! J’ai eu l’impression que ça faisait incroyablement longtemps qu’une année n’avait pas été aussi riche en films exceptionnels et diversifiés, avec des présences aussi éblouissantes d’acteurs et d’actrices extraordinaires. Mais par-dessus tout, 2023 a été pour moi une année de corps et de visages. On dirait que les cinéastes du monde entier s’étaient donné le mot pour faire des corps et des visages de leurs interprètes — et aussi de ceux incarnés en quelques objets inanimés ou spectres seulement évoqués — le cœur de leurs œuvres. Et j’ai eu envie d’en faire une liste :

 Le regard doux et lucide de Nora (lumineuse Greta Lee) réalisant avec émoi qu’elle est en paix avec ses souvenirs d’un amour perdu et avec la nouvelle vie qu’elle s’est choisie avec son époux américain dans la troisième partie new-yorkaise de Past Lives de Celine Song.

• Les corps bariolés et gesticulants des jeunes prétendus sorciers dans Augure de Baloji, comme s’ils étaient possédés par quelque esprit venu des tréfonds des premiers jours du continent africain avec leurs masques et leurs maquillages conçus pour ébranler.

• L’expression complètement sonnée — et désarçonnée — de Robert Oppenheimer (Cillian Murphy, dans le rôle de sa carrière) devant la lumière aveuglante confirmant le succès de l’essai atomique du projet Manhattan, dans Oppenheimer de Christopher Nolan.

• Les visages brisés et fatigués des membres incarcérés de l’État islamique et de leurs femmes interviewé·e·s dans ROJEK par la réalisatrice Zaynê Akyol, visages complètement mis à nu même lorsqu’ils sont dissimulés par le niqab et révélant en toute clarté tant dans leurs traits (ou leur voile !) que dans leurs mots leurs parcours terribles au nom d’une idéologie déshumanisante, mais aussi leurs croyances et leurs doutes.


:: Augure (Baloji) [Wrong Men North / New Amsterdam Film Company / et al.]


:: Rojek (Zaynê Akyol) [Maison4tiers]


• Le contraste saisissant entre le visage de Molly (Lily Gladstone, une révélation), toujours digne bien que résigné, même lorsque la maladie la laisse léthargique et en sueur, et celui, bouffi, moite, faux, couard, fuyant d’Ernest (fabuleux Leonardo DiCaprio) dans
Killers of the Flower Moon de Martin Scorsese.

• La statue du Saint Mineur déracinée de son emplacement par une grue venue la chercher pour être restaurée — corps de pierre et de jute crucifié suspendu dans le ciel de la carrière, évoquant tant Béla Tarr par l’austérité du noir et blanc remarquable du chef opérateur Krum Rodriguez que l’irrévérence de l’ouverture de La Dolce Vita de Fellini — dans les premières minutes de Citizen Saint de la réalisatrice géorgienne Tinatin Kajrishvili.

• Les visages radieux, épanouis, et les corps trans exultants des divers·e·s protagonistes d’Orlando, ma biographie politique vêtu·e·s comme iels le souhaitent (non pas selon les diktats de la société) et recevant leurs précieux papiers officiels d’identité de genre des mains de la « juge » Virginie Despentes dans la scène finale de cet exceptionnel premier documentaire de l’écrivain et philosophe Paul B. Preciado.

• L’inquiétant héron qui cache en son corps d’oiseau un nain aux desseins des plus ambigus puis, dans le monde parallèle des morts, le corps de la mère endormie qui se liquéfie en une terrifiante flaque noir pétrole dans le merveilleux et profondément troublant dernier long métrage annoncé du grand Hayao Miyazaki, Le garçon et le héron.

• Le visage mélancolique et doux d’Adam (touchant Andrew Scott), possiblement déjà fantôme hantant sa propre vie, tout au long du récit de All of Us Strangers du Britannique Andrew Haigh, alors qu’il découvre un chemin inattendu vers ses parents décédés depuis des décennies en même temps qu’un nouvel amour avec son voisin.

• L’irrésistible air d’incrédulité caustique de l’écrivain Monk (jouissif Jeffrey Wright) devant le succès inattendu de son canular littéraire visant à confondre l’intelligentsia américaine et l’attitude réductrice de celle-ci face aux auteur·trice·s afro-américain·e·s, tout au long du délicieusement grinçant American Fiction de Cord Jefferson.

• La plastique parfaite — et judicieusement exagérée jusque dans les moindres expressions et postures au bord de la caricature — des poupées vivantes de Barbie de Greta Gerwig, de la Barbie-stéréotypique à son Ken-petit-ami (Margot Robbie et Ryan Gosling, excellents) en passant par toutes les autres déclinaisons barbie-esques.

• Le très vieux — et immortel — comte Pinochet (ou du moins, en apparence) dans sa cape vampirique typique survolant en noir et blanc les terres arides de la campagne chilienne, puis le ciel parsemé de gratte-ciel des métropoles dans le mordant El Conde de Pablo Larraín.

• La quasi-impassivité typiquement kaurismäkienne du visage des amoureux en devenir (parfaits Alma Pöysti et Jussi Vatanen) dans Les feuilles mortes d’Aki Kaurismäki, toujours cadrés dans des éclairages dépouillés contre des arrière-plans de couleurs franches.
 


:: Citizen Saint (Tinatin Kajrishvili) [Artizm / Gemini / et al.]


:: El Conde (Pedro Larraín) [Fabula / Netflix]

• La fougue expansive et l’énergie communicatrice du corps en mouvement de Leornard Bernstein (Bradley Cooper, superbe) dirigeant son orchestre dans l’interprétation de la Symphonie no 2 de Mahler à la cathédrale d’Ely en Angleterre dans cette incroyable scène clé de sept minutes de Maestro du même Cooper.

• La stupéfiante découverte des tatouages racistes couvrant le dos et le torse musclés de Narvel Roth (Joel Edgerton, tout en retenue), normalement cachés sous plusieurs couches de pelures vestimentaires, dans Master Gardener de Paul Schrader.

• La révélation du visage sans bouche du protagoniste principal, animé avec une grande élégance et une précision inspirée dans un mélange de rotoscopie et d’animation 2D traditionnelle, dans le long métrage philippin The Missing de Carl Joseph Papa.

• Les enchaînements de métamorphoses corporelles délirantes de la jeune démone Nimona, personnage principal du film d’animation stylisé du même nom, fable réjouissante, étonnamment tout sauf moralisatrice, de Troy Quane et Nick Bruno.

• Les face-à-face cadrés serrés entre Ariane et Stéphane (Ariane Castellanos et Marc-André Grondin, toujours justes) qui mettent l’accent sur ces deux visages résolus et obstinés, chacun des personnages retranché dans son camp, chacun visiblement désespéré de sauver ce qui est possible du naufrage, dans le nécessaire Richelieu de Pier-Philippe Chevigny.

• Le corps vieillissant et si puissant de Diana Nyad (époustouflante Annette Bening) résistant encore et encore aux assauts implacables de l’Atlantique dans le détroit de Floride, entre Cuba et la péninsule américaine, malgré les brûlures, les boursouflures et l’épuisement extrême, dans Nyad d’Elizabeth Chai Vasarhelyi et Jimmy Chin.

• L’éternel costume crème de colonisateur enveloppant le corps massif et dolent du haut-commissaire De Roller (magistral Benoît Magimel), le regard opaque derrière ses verres fumés dans Pacifiction : tourment sur les îles d’Albert Serra.

• Le corps nu, exalté et libéré d’Oliver (Barry Keoghan, révélatoire), dansant avec un abandon triomphal malaisant à travers les pièces opulentes du manoir anglais qu’il a conquis à force de manigances tordues dans la conclusion de Saltburn d’Emerald Fennell.

• Le visage en pleurs de Sandra (Léa Seydoux, radieuse de simplicité), laissant échapper enfin un trop-plein d’émotions à la vue de son père chantant malgré un déclin physique de plus en plus débilitant, dans la scène finale d’Un beau matin de Mia Hansen-Løve.

• Le sourire éclatant de Giovanni (Nanni Moretti, en très grande forme) au milieu de la foule en parade, alors qu’il a enfin réussi à faire la paix avec ses caprices, dans la joyeuse dernière scène de Vers un avenir radieux du même Moretti.

• Le visage de Kelly-Anne (glaciale Juliette Gariépy) déguisé en dernière victime du démon de Rosemont, révélant de manière grotesque ses intentions envers celui-ci en plein cœur du procès, dans la déstabilisante scène centrale des Chambres rouges de Pascal Plante.


:: Andrew Scott dans All of Us Strangers (Andrew Haigh) [Blueprint Pictures / Film4 / et al.]


:: Saydou Sarr dans Io Capitano (Matteo Garrone) [Archimede / Rai Cinema / et al.]


• Le soulagement rayonnant — et pourtant ignorant des nouvelles épreuves qui l’attendent sur le continent européen — plaqué au visage de Seydou (magnifique Seydou Sarr), jeune Sénégalais improvisé capitaine, à l’issue d’une traversée terrifiante de la Méditerranée dans la finale du puissant et poétique
Io Capitano de Matteo Garrone.

• L’appétit complètement décomplexé pour la vie, le sexe et le savoir exprimé dans toute sa splendeur, et avec une puissance et un humour féroces, dans l’exposition délibérée du corps ressuscité de Bella Baxter (Emma Stone, farouchement sûre d’elle) tout au long de Poor Things de Yorgos Lanthimos.

• Le corps du père par qui tout arrive dans Anatomie d’une chute de Justine Triet, dont la mort abrupte, énigmatique et violente régit le sort de Sandra (impeccable Sandra Hüller) et son fils Daniel (Milo Machado Graner, d’une justesse surprenante chez un aussi jeune comédien) tout au long du film.

• Les beaux visages filmés par la Française Jeanne Herry dans le bien nommé Je verrai toujours vos visages, transformés au fil du récit par les rencontres du processus de justice restaurative qui leur permet de passer d’un état de colère, de terreur ou d’insécurité à une forme de paix intérieure que chacun·e des interprètes affiche dans ses traits avec une vérité bouleversante.

• Les corps puissamment absents des Juifs du camp d’Auschwitz tout du long de The Zone of Interest de Jonathan Glazer, pourtant constamment suggérés par la présence de vêtements et d’objets récupérés des prisonnier·ère·s avec une glaçante désinvolture par la famille du commandant Höss, installée bucoliquement en bordure du camp de concentration comme si c’était la chose la plus ordinaire du monde.

• Le visage souriant et serein de Hirayama (formidable Koji Yakusho) roulant dans son camion vers le soleil levant sur Tokyo, ému aux larmes en écoutant la voix de Nina Simone qui chante « I’m feeling good », dans la scène finale de Perfect Days, tout dernier long métrage de fiction inespéré de Wim Wenders.

En espérant que vous aurez envie d’aller les découvrir vous-mêmes…


:: Koji Yakusho et Arisa Nakano dans Perfect Days (Wim Wenders) [Master Mind / Wenders Images]

 

           

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Article publié le 12 février 2024.
 

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