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Rétrospective 2023 : Personne ne veut savoir comment c’est fait ou la désillusion festivalière

Par Olivier Thibodeau


:: Shinji Higuchi, invité du Festival Fantasia 2022 (Photo : Samy Bennamar)


Mon année cinématographique commence généralement au Festival de Rotterdam, dans une Hollande portuaire froide et pluvieuse que j’arpente seul, pour un dix jours hyper stressant où j’enchaîne sans arrêt les visionnages, les déplacements et l’écriture, et où je m’énerve contre moult festivaliers insupportables en chassant les perles inédites d’El Pampero Cine et autres charmantes maisons de productions indépendantes. Mais l’édition 2023 était différente pour deux raisons. D’abord pour la présence de Charles-André Coderre, venu présenter son dernier court métrage
La noirceur souterraine des racines, et avec qui j’ai passé quelques beaux moments, sur des bouts de table, à enfourner des snacks entre deux projections. Mais surtout pour la chronique de Mike Hoolboom qui servait de préambule à ma couverture, dans laquelle le cinéaste torontois révélait l’étendue de la purge qui venait de sévir au sein de l’équipe de programmation du festival.

Mike parle des affres du néolibéralisme et appelle au boycott, alors que je suis en chemin vers l’événement, tout exploiteur de la misère humaine que je suis (alors que je suis en fait un mercenaire cinéphile sans le sou comme ces gens). Il me semble alors devoir justifier ma présence en terre néerlandaise au vu de ce texte farouchement revendicateur qui me prend complètement au dépourvu. Je dois pondre dans l’autobus une chronique de mon cru, où je me défends de participer directement à l’exploitation de la sous-caste précarisée des programmateur·ice·s de films. J’oppose pour ce faire l’innocence des films à la culpabilité des organisatrices. « Ce n’est pas la faute des films si les directrices du festival sont des monstres », arguai-je avec une sorte d’empressement coupable. Parce que je sais bien que j’ai du sang sur les mains en tant que participant et promoteur de l’événement. Au même titre que toute personne occidentale lucide sait pertinemment qu’elle baigne constamment dans le sang des pauvres. 

C’est la consécration de ma désillusion. Et je commence à réaliser que les festivals de films sont un peu comme les saucisses à hot-dogs et les galettes de semoule aromatisées à la viande qu’on nous sert dans les grandes chaînes de restauration rapide : personne ne veut vraiment savoir comment c’est fait. Parce que le jeu de l’autruche constitue presque désormais la seule façon pour la personne moyenne de préserver sa santé mentale, la seule gymnastique qui lui permette d’entrevoir un certain bonheur individuel dans un monde capitaliste, où tous savent pertinemment que chaque sou dépensé contribue à entretenir des millionnaires anthropophages et à aggraver le cancer malin qui ronge la planète.

Après Rotterdam, j’ai le mandat d’assister à la Berlinale, mais entre les deux, je vais quérir un peu d’amour et de réconfort chez les potes à Bruxelles, qui vivent dans une marginalité douce-amère : ce sont ielles aussi les laissé·e·s-pour-compte de la culture, des âmes géniales et charitables qui, pour l’art, semblent condamnées à vivre dans l’indigence. J’en profite pour aller voir Saint Omer (2022) avec Loup et Leila, qui est aussi l’un des grands oubliés de l’année, une œuvre qui a établi pour moi un nouveau standard pour le film de procès, mais qui, au Québec, a vécu dans l’ombre de sa contrepartie blanche, Anatomie d’une chute (Justine Triet, 2023). J’en profite pour colliger quelques caricatures : Loup dessine Leila et Leila dessine Loup sur leurs billets respectifs, que j’ai conservés avec soin, et qui depuis ornent les murs de mon appartement, à l’instar de toutes les petites affiches promotionnelles que je collectionne en festival.
 


:: Guslagie Malanda (Laurence Coly) dans Saint Omer 
[Srab Films]


Je prends ensuite le train pour la capitale allemande, où je rejoins l’ami Mathieu Li-Goyette pour notre traditionnel repas préparatoire au restaurant Peking Ente près de Potsdamer Platz. On s’enligne pour un autre dix jours de travail éreintant, durant lequel nous ne nous reverrons que deux fois : pour la projection de l’excellent
Last Things (2023) de Deborah Stratman et pour une promenade salutaire dans la ville lors de la dernière journée du festival, à un moment où mon ras-le-bol frise le désir de voie de fait sur d’autres membres du public. Parce que c’est ça qui m’accable le plus dans l’exercice de mes fonctions : la corvée abrasive que représente la couverture festivalière, les dix journées de quinze heures d’affilée, le réveil à 6h30 chaque matin pour participer à la course aux billets, la malnutrition et le transit interminable jusqu’aux recoins de la ville où se trouvent mes logements — que je transforme en parenthèses productives en gribouillant frénétiquement mes critiques dans mon carnet, à chaud, faisant grincer les engrenages mal huilés de mon cerveau ruineux, grugé par l’alcool et les narcotiques. Les frasques des autres spectateurs ne sont toujours que la goutte qui fait déborder le vase que constitue cette expérience égocentrique et individuellement épuisante, où l’ouverture à l’autre ne se fait toujours pour moi que par œuvres interposées.

Mais la Berlinale n’est pas immune aux jeux de coulisses politiques, comme je l’apprendrais plus tard en lisant l’éditorial de Dennis Vetter qui chapeautait notre numéro spécial sur la Semaine de la critique. Vetter y appelle à la mobilisation pour contrer la décision de la déléguée du gouvernement fédéral allemand pour la Culture et les Médias, Claudio Roth, de mettre un terme à l’emploi du directeur Carlo Chatrian, une décision financière et politique qui, selon loi, affecterait la liberté artistique et l’autonomie de l’institution. « Nous devons rester informés de tels changements au sein de la culture cinéphile et bien jauger de leurs implications culturelles et politiques », dit-il, et je suis forcé d’abonder dans son sens puisque le marchandage de l’art, c’est aussi le marchandage d’un des plus précieux vecteurs de l’expression humaine, mais aussi d’un inestimable contre-pouvoir, à une époque où la droite menace tout. Dans la foulée, je vous suggère aussi de lire le texte d’Abby Sun, «À propos de la critique », disponible également dans notre numéro spécial, qui lui aussi révèle quelques sombres secrets de la culture festivalière. 

Mon parcours était loin d’être terminé après Berlin. En fait, il devait se poursuivre immédiatement après mon retour au pays, avec l’invitation de Téléfilm Canada pour le Kingston Canadian Film Festival, un événement méconnu pour moi, et qu’on souhaitait relancer en force après la pandémie. C’était pour cela d’ailleurs qu’on m’avait invité : pour faire rayonner l’événement à l’extérieur de l’Ontario. Je pris donc le train le lendemain de mon retour d’Europe en direction de la Ville du calcaire, où je vécus de beaux moments avec mes adorables collègues Bruno Dequen et Justine Smith, à baigner dans l’enthousiasme indu entourant la grosse production locale, Den Mother Crimson (Siluck Saysanasy, 2023), mais aussi à découvrir quelques perles inattendues incluant le Brother (2022) de Clement Virgo et le Stellar (2022) de Darlene Naponse. J’ai eu beaucoup de plaisir, mais je reste troublé par l’accueil royal qui était réservé aux critiques et aux « influenceurs » réunis pour l’occasion. Tout était payé : le train, le taxi, l’hôtel, les plateaux de charcuterie, le vin, le brunch, avec un per diem que j’ai décidé d’empocher en échange d’une subsistance faite de peanuts achetées au dépanneur. Je n’en demandais pas tant… Je me serais satisfait d’une auberge de jeunesse plutôt que d’un grand hôtel sur le port, de deux toasts plutôt que de six saucisses et deux gaufres pour le brunch, et j’aurais pu marcher entre la gare et l’hôtel. J’ai été surpayé pour mes besoins… et c’est toujours ça le problème : l’iniquité de la répartition des richesses, que représente parfaitement la préséance que la société accorde au marketing plutôt qu’à la production. À ce titre, l’équivalence des critiques et des influenceurs dans la logique promotionnelle de Téléfilm semble déjà tout dire : c’est le potentiel de rayonnement et de marchandage qui compte le plus (tant qu’ils représentent une forme de retour d’investissement) plutôt que la qualité du contenu ou la pertinence des idées exprimées… 
 


:: People Who Talk To Plushies Are Kind (Yurina Kaneko, 2023) [Nikkatsu]


J’assisterais à sept autres festivals au cours de l’année : Regard, le FIFEQ, les Sommets du cinéma d’animation, Présence autochtone, le FNC et les RIDM, très réussis, mais surtout au Festival Fantasia, qui m’a brisé le cœur cette année après plus de 20 ans de participation. Tout a commencé lorsque j’ai appris que s’organisait parmi certain·e·s employé·e·s un mouvement de syndicalisation [1]
, qui me semblait parfaitement justifié au vu de l’assiduité incroyable de l’équipe, mais surtout de la durée princière de l’événement (21 jours, plus de deux fois la durée moyenne d’un festival majeur). Il semblerait qu’en divisant le montant forfaitaire consenti aux travailleur·euse·s par le nombre d’heures travaillées, on arrivait à une mince fraction du salaire minimum. Il s’agirait donc d’une forme d’exploitation, faite au nom de l’amour du cinéma, comme on l’inflige aux infirmières (et à toutes les travailleuses du soin) au nom de l’altruisme. 

J’ai appris plus tard que mon ancien collègue Ariel Esteban Cayer avait récemment été licencié de son poste de programmateur au festival, et que sa section, Camera Lucida, avait été abandonnée. Il s’agit d’une lourde perte pour la cinéphilie montréalaise, qui pouvait y retrouver chaque année certains des meilleurs films de l’année (à preuve : le douloureusement réflexif People Who Talk to Plushies Are Kind [2023] de Yurina Kaneko et le fascinant Piaffe [2022] d’Ann Oren). Et sans vouloir inférer un lien direct entre le mouvement de syndicalisation et le renvoi de Cayer — je vous laisse tirer vos propres conclusions — le retrait de sa section semble s’inscrire dans une logique de rentabilité qui s’effectue indubitablement au détriment de la culture. J’en profite pour réitérer les mots de Vetter, qui nous invite à « rester informés de tels changements au sein de la culture cinéphile et bien jauger de leurs implications culturelles et politiques ». Plus largement, il est d’ailleurs grand temps que nous exigions, plus largement, en tant que participant·e·s des grands festivals de films, que ceux-ci cessent de surtout défendre l’humanisme à l’écran, et commencent à adopter une vision humaniste et anticapitaliste de leurs propres organisations…

 


 

           

Personne ne veut savoir comment c’est fait ou la désillusion festivalière
par Olivier Thibodeau

Corps et visages
par Claire Valade

L'année dans les yeux
par Louise Bertin

Affinités
par Anne-Marie Piette

              
 
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Article publié le 25 janvier 2024.
 

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