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Ralph Bakshi et l'émergence de l'animation pour adultes

Par Alexandre Fontaine Rousseau
Véritable schisme dans l'histoire de l'animation, l'oeuvre de Ralph Bakshi constitue à n'en pas douter le moment charnière où une forme d'art autrefois réservée aux enfants, petits et grands, atteint enfin « l'âge de raison ». L'influence majeure du cinéaste américain sur le cours des choses ne se résume cependant pas à la portée de son oeuvre telle quelle, se calculant plutôt à l'ampleur du profond bouleversement dont elle aura constitué l'élément déclencheur. Malheureusement, l'analyse critique de son oeuvre se résume généralement à la reconnaissance du précédent qu'elle constitue. Comme s'il n'y avait rien à dire sur Bakshi, au-delà du fait qu'il a animé du sang et dessiné quelques paires de seins, un peu avant tout le monde. Formellement inventive et constamment audacieuse sur le plan des thématiques qu'elle aborde, son oeuvre se prête pourtant à une analyse plus poussée, exigeant presque explicitement du spectateur qu'il pose sur elle un regard sérieux.

Trop souvent réduit au rôle d'amuseur de foules puéril et vulgaire, Bakshi aura été à la fois l'un des porte-paroles les plus importants de la contre-culture américaine et l'un de ses critiques les plus implacables. Quant à son humour grinçant, provocateur, il étonne encore aujourd'hui malgré les Matt Groening, Matt Stone et autres Trey Parker de ce monde qui ont profité de la brèche ouverte par Bakshi dans les années 70. Car, convaincu que l'animation pouvait se permettre de dire et de montrer ce à quoi le cinéma traditionnel ne pouvait que faire allusion, Bakshi a réalisé entre 1972 et 1977 une série de films d'une insolence admirable, téméraires au point d'être imprudents - qui lui ont valu une vilaine réputation de pornographe immoral, raciste de surcroît, bien évidemment fondée sur une lecture particulièrement maladroite de son oeuvre.

HEAVY TRAFFIC de Ralph Bakshi (1973)

Ce n'est certainement pas ce destin que laissent présager les modestes débuts de Bakshi chez Terrytoons. Reconnue pour ses budgets risibles et l'inventivité déficiente de ses productions, notoire pour son écurie de personnages plutôt ringards (dont Gandy Goose, Dinky Duck ou encore Puppy the Pup), la maison de production engage le jeune homme en 1956. À l'âge de 18 ans, Bakshi fait ainsi ses premiers pas dans un monde dont il grimpera lentement, mais sûrement, les échelons - jusqu'à ce qu'on lui offre en 1966 de diriger sa propre série. Il réalise ainsi 21 épisodes des Mighty Heroes chez Terrytoons avant de passer l'année suivante à la Paramount, pour le compte de laquelle il réalise la seconde saison de Spiderman.

Bakshi, gêné par les nombreuses restrictions que lui impose une industrie encore frileuse, va dans un premier temps employer la subversion en guise d'exutoire à sa frustration, faisant par exemple dire à son Spiderman des répliques légèrement incongrues telles que « New York's a dirty town, man, but I dig it. » Mais, bientôt, le cinéaste ne saura plus se satisfaire de ces modestes entorses à la naïveté ambiante. Parallèlement à sa carrière professionnelle, il se défoule d'ailleurs déjà en faisant, à compte d'auteur et de manière semi confidentielle, de la bande dessinée. Son premier long métrage, Fritz the Cat (1972), découlera en ce sens d'un désir de combiner ces deux facettes distinctes de son travail.

« L'enfance » de l'animation pour adultes

Sur le plan historique, Fritz the Cat marque l'avènement d'un cinéma d'animation visant un public exclusivement adulte et marque, du même coup, la première d'une série de rencontres entre cet univers et celui de la bande dessinée underground. Fritz est en effet l'adaptation d'une série de comics signée par l'auteur américain Robert Crumb, improbable figure de proue de la contre-culture psychédélique émanant de la ville de San Francisco à la fin des années 60. La bande dessinée raconte les péripéties lubriques et vulgaires d'un félin mû par ses bas instincts qui sera tour à tour simple étudiant, magicien et agent secret, dans une histoire particulièrement délirante écrite en 1965, Fritz the Cat: Special Agent for the CIA.

Malgré la rupture qu'annonce cette série et les thèmes osés qu'elle aborde, le style graphique de Crumb demeure nettement influencé par l'esthétique classique du cartoon. Les animaux anthropomorphes aux formes arrondies qu'il dessine dans Fritz the Cat rappellent notamment les créations de Carl Barks pour Walt Disney - même si le trait de Crumb s'avère généralement plus libre et délié, moins propre que celui de son illustre prédécesseur. Peut-être est-ce l'influence profonde du cartoon sur son dessin qui explique pourquoi l'oeuvre de Crumb semble presque avoir été conçue pour être animée? Quoi qu'il en soit, ce passage tout naturel de la page à l'écran sera une réussite, tant sur le plan artistique que commercial.

FRITZ BUGS OUT de Robert Crumb (1968)
 
FRITZ THE CAT de Ralph Bakshi (1972)

Le producteur Steve Krantz, capitalisant sur le fait qu'il s'agit du premier film d'animation classé X aux États-Unis, fera de Fritz the Cat un véritable phénomène de société : « He's X-rated and he's animated! » Intrigué par ce slogan, le public va se ruer en salles pour voir ce dont il en retourne et Fritz amassera au total des recettes avoisinant les $25 000 000 au box-office, somme d'autant plus respectable que le budget du film n'était que d'environ $850 000. En ce sens, le film de Bakshi prouve non seulement qu'il est possible de faire de l'animation pour adultes - mais démontre de surcroît qu'il peut être profitable de le faire. Il s'agit encore à ce jour du film d'animation indépendant le plus profitable de tous les temps.

Somme toute fidèle à l'oeuvre de Crumb, l'adaptation de Bakshi puise l'essentiel de sa matière première dans deux histoires publiées par la revue Cavalier en 1968, Fritz the Cat et Fritz Bugs Out, dont certaines planches sont intégralement reprises dans le film. Malgré ce souci dont témoigne Bakshi de respecter l'oeuvre originale, Crumb détestera le résultat final, allant jusqu'à tuer le personnage dans Fritz the Cat: Superstar, histoire publiée peu après la sortie du film dans laquelle l'animal, devenu une vedette hollywoodienne, n'est plus qu'une caricature cynique et désabusée de lui-même.

Comme le prédisait Crumb avec mépris dans Fritz the Cat: Superstar, Krantz produira deux ans plus tard une suite au film de 1972, intitulée The Nine Lives of Fritz the Cat. Réalisée par Robert Taylor, un autre transfuge des studios Terrytoons, cette série décousue de vignettes s'avère plus hallucinée, mais beaucoup moins inspirée que ne l'était le film de Bakshi. Entre temps, ce dernier aura préféré réaliser le nettement plus personnel Heavy Traffic (1973) et prépare déjà l'ambitieux Coonskin (1975), explosive conclusion du cycle urbain entamé avec Fritz the Cat.

Du réalisme urbain au cinéma fantastique

Évidente dès son premier film, la fascination qu'exercent les milieux urbains et la ville de New York en particulier sur Bakshi servira d'inspiration principale à ses deux longs métrages suivants. Le cinéaste y décrit de manière colorée le complexe métissage culturelle sur les bases duquel est érigé le melting-pot américain, dont il rassemble (et réassemble) par le biais de l'animation les diverses parties irréconciliable. Soulignant l'hétérogénéité fondamentale de ce modèle social éclaté à grand renfort de clichés, desquels il se distancie par le biais d'un humour décapant, le cinéaste ose représenter à l'écran la pauvreté et le racisme - convaincu qu'il est possible d'aborder ces réalités de front par le biais de l'animation, dont le filtre rendrait « tolérables » aux yeux du grand public de tels enjeux.

HEAVY TRAFFIC de Ralph Bakshi (1973)

Mais cette conception pour le moins unique d'un « réalisme social » cinématographique va au contraire dérouter les spectateurs, qui seront nombreux à ne pas saisir le caractère satirique du discours fréquemment impitoyable de Bakshi. L'abrasif Coonskin fera d'ailleurs l'objet d'une telle controverse que le Congress of Racial Equality, incitant au boycott d'une oeuvre qu'aucun de ses membres n'a vu, perturbera la première projection publique du film, organisée au Musée d'art moderne de New York. Le film dénonce pourtant l'hypocrisie d'une Amérique toujours profondément raciste où, malgré les apparences, les Noirs demeurent prisonniers des rôles spécifiques auxquels les réduisent les stéréotypes culturels détournés par Bakshi.

Désirant élever l'animation au rang d'équivalent du cinéma traditionnel, Bakshi aspire de plus en plus à brouiller la frontière séparant les deux médiums. Dès Heavy Traffic, il commence à intégrer à ses films des images en prise de vue réelle - stratagème formel dont le but est d'établir un dialogue concret entre ces deux réalités qu'il tente de rapprocher. Cette intrusion de la photographie conventionnelle sert généralement à créer un contexte par rapport auquel l'animation prend position. En définissant de cette manière le lien qu'entretient l'image animée avec la réalité, Bakshi cherche d'une certaine manière à la légitimer. Dans Heavy Traffic et Coonskin, les personnages dessinés sont ainsi disposés sur des arrières-plans photographiques : un dispositif qui a pour effet de les ancrer dans le réel, de réduire la distance qui les en sépare et d'accentuer, du même coup, leur caractère caricatural.

WIZARDS de Ralph Bakshi (1977)

S'éloignant par la suite des univers réalistes de ses trois premiers films, Bakshi signe en 1977 une première oeuvre fantastique, Wizards, qui vient paradoxalement confirmer le lien immuable rattachant son cinéma au réel. Dans ce récit qui doit beaucoup au fameux Lord of the Rings de Tolkien, un livre dont Bakshi signe en 1978 une adaptation qui demeurera inachevée, un sorcier malfaisant projette de vieux films de propagande nazie pour nourrir la fureur de ses armées. Le message est on ne peut plus clair : le monde animé, qui ne peut échapper à l'influence de la réalité, est condamné à perdre un jour ou l'autre son innocence. Même le magicien Avatar utilise au bout du compte un pistolet pour abattre son adversaire, ultime symbole d'une désillusion inévitable.

Il faut dire que Bakshi se méfie systématiquement des idéalismes, dont il met généralement en scène la déchéance ou la corruption. Le protagoniste principal de Fritz the Cat n'est après tout qu'un hédoniste narcissique qui « consomme » les unes après les autres les différentes utopies de la fin des années 60, tandis que le Black Jesus de Coonskin est un charlatan qui exploite la ferveur révolutionnaire de la communauté afro-américaine afin de lui soutirer son argent. La cruelle logique du capitalisme étend son emprise sur chaque aspect de la société; elle a contaminé jusqu'aux marges de celle-ci, tant et si bien que les refuges s'y font de plus en plus rares.

Décadence et héritage

Malgré sa profonde influence sur une génération de cinéastes d'animation, le projet créatif de Bakshi demeure aujourd'hui encore unique en son genre, sorte de précédent sans suites si l'on considère qu'aucun autre auteur après lui n'a osé construire une oeuvre animée tentant d'aborder à une telle échelle la société dans son ensemble. Dans son sillage, quelques cinéastes tenteront de récupérer le créneau de l'animation dite pour adultes - à des fins principalement commerciales. On pense notamment à Gerald Potterton, dont le Heavy Metal (1981) annonce plutôt qu'un véritable renouvellement la perpétuelle adolescence dans laquelle semble être plongé le genre depuis la fin des années 70.

Bakshi lui-même ne semble pas à l'abri du phénomène. Non seulement sa collaboration avec le célèbre illustrateur Frank Frazetta, Fire and Ice (1983), n'est-elle pas à la hauteur des attentes, mais, pire encore, elle confirme ce que laissait présager Heavy Metal : à savoir que l'attrait de l'animation pour adultes, qui se désintéresse progressivement des sujets sociaux sensibles, repose désormais sur un mélange racoleur de violence et de sexualité. Autrefois provocateur, ce cocktail est devenu séducteur, consensuel. Voilà qui n'enlève rien à  la cohérence ou à l'audace des premiers films du cinéaste, qui ont bravement repoussé les limites du cinéma d'animation - pour le meilleur et pour le pire.



1972 - Fritz the Cat (Ralph Bakshi)
1973 - Heavy Traffic (Ralph Bakshi)
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Article publié le 11 février 2013.
 

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