ÉDITORIAL : À l'ombre de La Métropolitaine
L’équipe Infolettre   |

Les années 10 : Les écarts

Par Simon Laperrière



Les succès populaires ne sont pas l’affaire des critiques, mais des historiens. À force de défendre une idée convenable du « grand cinéma », la presse culturelle néglige volontairement tout un pan de la production internationale. Cette bienséance élitiste, qui s’appuie sur l’obsolète politique des auteurs, transparaît dans les bilans de fin d’année et de décennie. Obéissant à des impératifs éditoriaux, ces articles se complaisent à élire ces films dignes du qualificatif de chefs-d’œuvre. Ils garantissent alors la pérennité d’une posture qui, à long terme, agit sur la mémoire collective. Or ériger un panthéon de classiques se fait au détriment de nombreux titres qui ont marqué l’imaginaire du public. Pour toutes ces rétrospectives faisant l’éloge d’Adieu au langage (2014), peu ont eu l’honnêteté de reconnaître l’impact de la série Hunger Games (2012-2015) sur d’innombrables spectateurs adolescents. Désolant, ce type de bévue en vient à reléguer la dimension sociologique du cinéma à la simple anecdote. Pareille omission ignore le rôle qu’il joue au quotidien pour une majorité : non pas celui d’un art, mais bien d’un divertissement apte à soulever les passions.

En guise de preuve, il suffit d’évoquer le plus excentrique de ces films boudés  par les tenants de la presse intellectuelle. S’il faut reconnaître son indéniable médiocrité, il n’en demeure pas moins que cet honnête nanar a généré maints commentaires enthousiastes. Il a d’ailleurs fait tourner les têtes dès le dévoilement de son titre improbable. Semblable à un mot d’enfant, ce dernier promettait un spectacle tout aussi absurde que dantesque,quiallait défier les fantaisies de Michael Bay en donnant vie à une tornade infestée de requins.

Sharknado de l’infatigable Anthony C. Ferrante ne pouvait voir le jour qu’en 2013. Authentique produit de son époque, clone enlardé de Snakes on a Plane (2006), il a su capitaliser sur l’influence de la culture web pour devenir un phénomène de grande envergure. Son invasion des réseaux sociaux a débuté bien avant sa première diffusion sur les ondes du SyFy Channel. Les memes, tweets et articles qu’il a suscités exprimaient un étonnement (« On ne peut pas croire que quelqu’un a fait ça ! »), un désarroi (« C’est sérieux ou non ? ») et une curiosité sincère (« Il faut voir ce film ! »). Ces réactions confirmaient également la persistance d’un désir fondamental, le même qui habitait les spectateurs des vues animées de Méliès. Sharknado s’inscrit en effet dans la lignée du cinéma des attractions propre auxpremiers temps du cinéma. Avec ses squales captifs de vents violents découpés à la scie mécanique, il a démontré que le public pouvait toujours être fasciné par des images extraordinaires. En une époque où les effets numériques n’épataient plus personne, ce sommet du grotesque a suscité un imprévisible étonnement collectif. Lui renier cette victoire serait un acte de mauvaise foi. 

Les cinq suites du film, quant à elles, ont pris la forme d’un énorme pied de nez aux apôtres du bon goût. Avec leur je-m’en-foutisme assumé, elles se sont obstinément opposées à la notion de qualité. La franchise Sharknado, troll filmique par excellence de la décennie 2010. Avec « Oh Hell No! » comme sous-titre, le troisième épisode semblait anticiper les réactions de ses pourfendeurs. Mais la place que cette série a occupé dans la culture populaire témoigne que toute une génération a pensé l’inverse le sourire aux lèvres.

 

Envoyer par courriel  envoyer par courriel  imprimer cette critique  imprimer 
Article publié le 14 avril 2020.
 

Rétrospectives


>> retour à l'index