ÉDITORIAL : À l'ombre de La Métropolitaine
L’équipe Infolettre   |

Immunité collective t. 2 : Un phare dans la nuit

Par Mathieu Li-Goyette


 

Sur l’île rocheuse de Pater Noster, surmontée d’un phare et de quelques cabanes plantées à une dizaine de kilomètres au large de la ville de Göteborg en Suède, le Festival de la ville (un des incontournables d’Europe du Nord), a mis en scène la plus belle édition pandémique de la dernière année en misant non seulement sur une édition numérique, mais surtout sur une expérience unique dans l’histoire du cinéma : un véritable théâtre de cinéphilie performative. Le concours était ouvert à toutes et à tous, avec un seul billet gagnant parmi 12 000 candidatures, et c’est Lisa Enroth qui l’a tiré, une infirmière urgentiste du centre de la Suède. Cinéphile, elle a gagné un périple d’une semaine sur l’île de Pater Noster, seule, sans téléphone ni ordinateur, avec tout ce qu’il faut de nourriture pour ne pas avoir à se rabattre sur Uber Eats pendant son marathon de films composé d’une soixantaine de premières, longs et courts confondus — toute la programmation du festival. En retour ? Produire un journal vidéo quotidien qui détaille sa vie sur l’île en pleine isolation, puis sa relation aux films, aux cinéastes qu’elle découvre et qui l’accompagnent durant ce confinement des plus isolés.

Du 30 janvier au 6 février 2021, cette mise en scène nommée The Isolated Cinema aura produit au total 58 minutes de journal vidéo. Près d’une heure à regarder Lisa Enroth, avec ses cheveux roses, son air enjoué et sensible, à être tour à tour emballée par l’expérience et abattue par l’effet que les films ont sur elle ; plus particulièrement tous ces films qu’elle regrette avoir vu seule, se confiant souvent en larmes à la caméra, secouée par les œuvres et par la situation d’exception qui l’entoure (le phare, le festival, la pandémie). Si The Isolated Cinema ressemble en surface à n’importe quelle vidéo de vloggueur, les résonances et la sincérité de sa seule interprète en fait bien l’une des œuvres les plus intéressantes de la pandémie, avec ses chutes dans la déprime, ses remontées, ses prises de conscience crève-cœur. « I’m crying a lot but I’m fine. I’m enjoying this, a lot », une phrase bien cinéphile, qui rappelle toute la précieuse intensité émotive que le cinéma nous a procurée durant la dernière année, souvent moins comme une pure échappatoire qu’à la manière d’un incessant rappel du monde qui basculait dans sa « nouvelle normalité ».

Car même en dehors du monde, le cinéma a continué de rouler, d’émouvoir, peut-être encore plus dans des contextes comme celui de Lisa Enroth, où l’ambiance festivalière a été troquée par un hiver baltique recouvert de vagues, où la salle a été remplacée par un siège unique pour une spectatrice unique, siège-trône qui n’a rien à voir avec nos canapés de salon qui ont toujours été des affaires de l’intime ; à l’inverse, le siège-trône de Lisa Enroth est une vraie mise en scène à la hauteur de la crise sanitaire, jouant dans les proportions qui balisent l’espace habituel du cinéma, avec ces grands espaces, ces grandes programmations, qui appellent la foule tandis qu’elle n’est qu’elle en haut de son phare ; une démarche parallèle avait lieu au même moment à Göteborg, dans un aréna désert et une salle de cinéma vide, avec un seul siège dans les deux cas. En somme, c’est la notion de masse anonyme que le festival a éprouvée, auprès du public qui a gagné des places dans ces établissements dévidés de leur auditoire, auprès de Lisa Enroth qui, rendue au 7e épisode, craque sous la pression qu’elle ressent, à avoir à sa charge toute la réception spectatorielle d’un festival au complet — puisque pratiquement tous les festivaliers l’ont été numériquement et qu’ils ne se sont pas filmés, elle est, sous un certain point de vue qui est au moins le sien, la seule spectatrice du Festival de Göteborg 2021. « I failed. I failed you guys », laisse-t-elle tomber, anxieuse de n’avoir pas utilisé sa plateforme pour plaider telle ou telle cause, complexée à l’idée de ne pas rendre dans toute leur complexité ou leur intensité les films qu’elle a vus, atterrée finalement par l’impression d’être le tympan du monde cinématographique parce qu’elle ne pouvait communiquer avec personne et donc qu’il lui incombait à elle seule d’être la mesure d’une cinéphilie exemplaire.

Cette histoire, mélange de grand coup de pub festivalier, de torture performative et de réflexion sur notre rapport au cinéma durant la pandémie m’a pour la part rappelé la seule et unique fois où j’ai été absolument, mais absolument seul dans une salle de cinéma. Pas durant une projection de presse ni durant une projection pandémique, mais durant une projection en semaine de début d’après-midi il y a quelques années, au Cinéma du Parc, en visionnant pour la première fois Le fils de Saul. Être seul face au film d’un homme seul devant affronter la mort à chaque détour de sa fuite d’un camp, voilà une expérience qui m’a tétanisé pour toute la durée du film durant lequel j’ai, à plusieurs reprises, pensé à quitter, à abandonner devant la violence du film de László Nemes, incapable de la supporter seul, sans être en mesure de sentir que je n’étais justement pas seul dans la réception de ces vagues affectives qui me fracassaient les tripes ; heureusement qu’au sortir de la salle j’ai pu me rabattre sur les textes des camarades (ceux de Sylvain qui préparait le terrain du film, celui d’Olivier qui l’a encensé, celui de Didi-Huberman que j’avais lu avant et qui m’avait aidé à sortir de la violence en intellectualisant au possible sa représentation). Mais hélas, ces beaux textes me rappelaient aussi que je n’avais rien à dire sur ce film qui n’avait pas déjà été dit, qu’en plus je n’avais guère contribué aux finances de ce bon vieux Cinéma du Parc en présentant ma carte de presse pour avoir un billet gratuit. J’étais là, las, sans papier ni rôle financier à jouer pour le cinéma qui venait de m’offrir l’indicible. Solitude bien privilégiée qu’est celle du critique de cinéma qui ne trouve pas à écrire devant un film qu’il a vécu seul durant deux heures, elle est pourtant remontée à la surface d’un grand coup à la vue de Lisa Enroth qui n’en pouvait plus de ne pas pouvoir partager toute l’amplitude de ce cinéma qui ne se produit que lorsqu’on le pense en partage et qui n’est peut-être jamais plus urgent que lorsqu’il se présente avec tout son peuple d’ombres cherchant notre vue pour se retrouver devant un simple regard solitaire.

 

Envoyer par courriel  envoyer par courriel  imprimer cette critique  imprimer 
Article publié le 15 mars 2021.
 

Rétrospectives


>> retour à l'index