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Hommage à Humphrey Bogart

Par Mathieu Li-Goyette


« WE'LL ALWAYS HAVE BOGART. »


Né quelques jours avant la fin du XIXème siècle, c’est à travers les traits d’Humphrey « Bogie » Bogart que le XXème - celui du cinéma - sera tracé. Acteur fétichisé, figure emblématique du film noir et du film de gangsters, Bogart est à la fois l’homme au Fedora de Maltese Falcon (John Huston, 1941) et l’homme au complet blanc de Casablanca (Michael Curtiz, 1942). Il est ce visage perpétuellement vieux, perpétuellement pris dans un masque, celui du mythe qu’il a créé et alimenté, celui dont les grands cinéastes américains ont su profiter (Huston et Curtiz, mais aussi Mankiewicz, Ray, Dmytryk, Wyler, Hawks, Garnett, Litvak, Dieterle, Mayo, Wyler, même Ford et d’autres encore). Au-delà de ce barbouillage de noms célèbres et d’autres moins célèbres, Bogart est aussi l’un de ces auteur-acteur, l’un des ces individus qui, de film en film, accumule auprès de son public une réserve de mimiques et de bons coups qui, parfois autant que l’auteur du film, l’institue comme le directeur (au sens scolaire du terme), voyant dans les galipettes de son réalisateur attitré une somme de problèmes et de micro-actions demandées dont son expertise, toujours plus forte, l’aide à gérer les énigmes du scénario et du rythme filmique. Car Bogart, pas plus beau qu’il a le visage scarifié par un passé tumultueux, souffre d’avoir été consacré par le cinéma et non d’avoir consacré le cinéma à sa cause. Il ne s’est pas frayé un chemin par son visage de beau gosse (qu’il n’a pas). Au contraire, c’est bien parce que le cinéma, en 1936 (précisément lors du Petrified Forest d’Archie Mayo), a vu en lui l’avatar d’un style, la concrétisation d’un rôle encore à l’état embryonnaire, l’antihéros, qu’Humphrey Bogart est né.

Allant et venant entre Broadway (où il dégote le rôle du bandit dans le Petrified Forest joué sur scène) et Hollywood (où, dès 1930, on le voit dans un minuscule rôle dans le Up the River de John Ford). Bogart constitue son image à l’âge de 37 ans, un âge où les hommes ne font que murir leur forme déjà pleinement statufiée. Alors que Curtiz lui prescrit, dès 1938 lors du tournage d’Angels With Dirty Faces, la démarche aux bras collés contre le corps (puisque Bogart n’est pas grand comme un Cooper ou un Grant) et les tours de manivelles des avant-bras enfumés par sa cigarette toujours allumée, Huston lui donnera la démarche et les ressorts en acier inoxydable (puisqu’ils ne subiront jamais la rouille jusqu’à sa mort en 1957), nécessaire à la posture du détective privé, rôle qui marquera The Maltese Falcon, mais aussi The Big Sleep (Howard Hawks, 1946), achèvement total du policier déchu devenu tombeur de ces dames, Casablanca oblige. Vient ensuite la consécration, la polyvalence d’un comédien politiquement engagé (un fier haïsseur des délateurs de la Chasse aux sorcières) et d’un homme - chose peu dite à son sujet - du monde contemporain. Non seulement parce que Bogart n’a jamais fait de film d’époque, mais aussi parce qu’il a très vite su choisir ses rôles et forger une image qui n’était pas celle du défenseur de la veuve et de l’orphelin (James Stewart le faisait bien mieux), de l’Amérique encore à conquérir (John Wayne en détiendra toujours le monopole) ou de la grande classe tanguant entre aristocratie et utilitarisme américain (Cary Grant et Gary Cooper sont en chaude lutte). Bogart s’est fait l’« underdog » d’Hollywood, le « mec », le « gaillard », le « bon gars » toujours méfiant des hautes instances, méfiant des entités non humaines, des entreprises (They Drive By Night, Raoul Walsh, 1940) ou de ceux cachés derrière l’entité : les policiers (High Sierra de Raoul Walsh, 1941), mais aussi l’armée (The Caine Mutiny d’Edward Dmytryk, 1954).

Il chemine, il rôde, il aime à son tour des « ladies » au caractère puissant (souvent Lauren Bacall, sa femme de 20 ans sa cadette). Les répliques les plus simples sont devenues chez lui de l’anthologie sur laquelle s’est bâtie l’Histoire du cinéma. Ses habitudes, elles, ont concrétisé dans l’À bout de souffle de Godard (1960) l’étendue de son influence, son hégémonie totale sur l’image du détective et du pourchassé (puisqu’il a souvent incarné les deux en un seul rôle) et donc fait de lui la figure par excellence de la face sombre d’Hollywood. Enfant légitime de ses pères Edward G. Robinson et James Cagney, Bogart est entre la prestance du bourru et l’énergie de la petite peste, prenant la sagesse à l’un et la rapidité à l’autre, un héros parfait que l’imperfection physique n’a rendu que plus humain.

Il aime l’Amérique parce qu’il y est né, mais aimerait autant être d’ailleurs, car ce n’est que corruption et décrépitude que le Nouveau Monde lui donne à voir. C’est pourquoi il l’a combat, il l’a dénonce et luttera contre le fascisme. Il est pour une Amérique libre, même s’il sait qu’elle ne le sera jamais. Il puise dans sa désillusion le désir de remettre les choses en ordre, d’équilibrer les forces dans un duel manichéen où lui seul peut se faire juge du bon et du mauvais (Key Largo), décision non pas divine (comme pour les hommes westerniens), mais bien législative. Si l’amour lui fait parfois oublier son devoir (The Big Sleep), c’est pour lui donner des leçons, puisque Bogart incarne l’Achille du polar dont le talon est la femme (fatale).  La vengeance ne l’intéresse pas, seulement ce que la loi est (ou devrait être, le plus souvent). C’est pour cela qu’il l’écrit et l’applique, est un détective privé et non un policier, un mercenaire noble plutôt qu’un vendu au plus offrant (Casablanca). Il n’a rien d’officiel. Il n’a que de l’officieux.

Humphrey Bogart sera là, pendant 20 jours au Cinéma Du Parc. 53 ans après sa mort, les clichés à son égard se sont multipliés et les phrases fleuves et dithyrambiques se sont succédées. Il n’est aujourd’hui qu’une ombre à l’intérieur de la sienne, parfois un produit dérivé, d’autres fois un modèle de dramaturgie appliquée. Souvent parfait, son jeu croise la théâtralité qui est à ses origines et se déploie sur film, car il est un tragédien intériorisant le scénario et, à chaque explosion, à chaque sourire en coin ou à chaque regard de glace, c’est l’art des metteurs en scène qu’il a servi qui s’éjecte du dialogue, s’évapore dans la salle en bruine noire et blanche - Bogart est né pour être filmé en noir et blanc. Émetteur filmique de staccatos dialogués dont la persona découpa au couteau 80 oeuvres en 25 ans de carrière, comme les ombres des films qu’il a toujours combattues - ombres des lieux ou ombres des coeurs - c’est dans son ombre qu’on regarde aujourd’hui le cinéma.


NOS CRITIQUES :

ANGEL WITH DIRTY FACES de Michael Curtiz (1938)

BEAT THE DEVIL de John Huston (1953)

CASABLANCA de Michael Curtiz (1942)


Du 10 au 30 septembre 2010 au Cinéma Du Parc.
Pour de plus amples informations, visitez le site officiel du Cinéma Du Parc.

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Article publié le 14 septembre 2010.
 

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