WOCHE DER KRITIK : Les 10 ans de la Semaine de la critique de Berlin
L’équipe Infolettre   |

Rétrospective 2022 : « Pourquoi le cinéma ? »

Par Samy Benammar


[photo: Samy Benammar]

La façade est ternie par le temps, le rose se défait en une masse grisâtre parsemée de fientes de pigeons. Sous le néon éternellement éteint, le «o» et le «l» sont arrachés, les autres lettres tiennent par des accroches métalliques rouillées. Le Colisée, cinéma de mon enfance, n’a jamais aussi bien porté son nom : il est ruine d’une civilisation ancienne qui se rassemblait dans des salles sombres pour échanger les histoires d’amour et de mort. Et toi, quel tremblement de terre a provoqué l’effondrement de ton mur sud?

Après deux années de fermetures consécutives des salles à des fins de manipulation de l’opinion publique, le cinéma semble avoir fini sa transformation, quitté définitivement l’espace de la salle comme nous l’entendions au siècle dernier pour trouver ce qui m’apparaît comme un nouvel équilibre. On s’épargnera une lamentation éculée sur les grandes salles et les bons hommes en combinaisons moulantes et en 3D pour se concentrer sur l’essentiel, une forme de survivance des salles alternatives. À Montréal, le Cinéma Moderne est devenu le lieu à la mode des communautés francophones et anglophones pris à l’intersection de Saint-Laurent et de Laurier. Cette position privilégiée dans l’espace et l’imaginaire ainsi qu’un travail de programmation habile lui ont permis de s’affirmer en tant que principal cinéma indépendant de Montréal. Oscillant entre super productions Netflix pour assurer le chiffre d’affaires, collaborations hallucinées avec les différents acteurs de la scène culturelle locale et petites trouvailles inattendues qui attirent parfois 50, plus souvent 10 spectateurs, la salle a su établir sa ligne éditoriale pour trouver sa place et son public. La petite capacité de 54 places qui pourrait être perçue comme limitante se révèle parfaitement adaptée au modèle.

L’année 2022 a également été la véritable naissance du Cinéma Public dont le déploiement fut ralenti par sa création en pleine crise sanitaire. Si le premier exemple mentionné se construit principalement autour des films, le Cinéma public est plus clairement défini par une multitude de concepts et d’initiatives qui répondent à la perte d’intérêt populaire par un cinéma élargi protéiforme. On notera ainsi, à côté des productions indépendantes directement piochées dans les succès en festivals internationaux, des rencontres avec les cinéastes québécois et canadiens, des programmes doubles se concluant par un échange entre les deux réalisateur·rice·s invité·e·s, une série intitulée Cinépistolaire conviant cinq « couples » d’artistes à se rencontrer à travers un échange vidéo proposé gratuitement en ligne ou encore la terrasse du Livart investi par les projections Bleu soir tout l’été. Ce dynamisme exemplaire témoigne de la nécessité de réactiver le cinéma au-delà des films et si toutes ces idées n’ont pas rencontré le succès escompté, elles continuent d’inviter à repenser les modalités de présentation du cinéma. À ce titre, leur dernier projet, Ensemble au Cinéma, qui propose des projections aux organismes communautaires, aux groupes scolaires et autres sphères moins présentes dans les salles, n’a rien d’original mais reste étonnamment unique hors des structures institutionnelles telle que l’ONF.

Parallèlement à ces activités, tous ces espaces proposent des programmes en ligne pour essayer de se faire une place sur le marché d’autant plus concurrentiel des plateformes de vidéo à la demande. Panorama-cinéma a lancé Le Panoptique qui propose des sélections atypiques, chacune autour d’un cinéaste ou d’un thème mêlant les formats, du long métrage au film de jeunesse jamais diffusé. On pourrait également mentionner Tënk qui continue d’être une mine d’or documentaire pertinente et fulgurante. Notons que ce type de propositions, aussi stimulantes soient-elles, n’attirent pas nécessairement le public mais continuent d’éprouver notre rapport au cinéma dans un contexte encore mouvant.

Si je m’évertue à décrire les activités des salles de cinéma, c’est pour essayer de répondre à une question naïve qui ne quitte jamais mon esprit : « Pourquoi le cinéma ? » Au début de l’année 2022, j’étais pris dans une sorte de torpeur cinématographique, incapable d’aller voir le moindre film, dégoûté autant par les cinémas frileux que les cinéphiles obsessionnels, par le chaos ambiant des salles absurdement pleines pour aller voir le dernier chef-d’œuvre colonial de Denis Villeneuve que par la Cinémathèque québécoise complètement vide pour les programmes expérimentaux où j’ai cru entendre la larme couler sur la joue de mon seul voisin de salle devant la force apaisée de Tsaï Ming-Liang. Alors, je vais voir mes parents dans l’est de la France, rejoins la ville grise qu’est Montbéliard pour respirer l’air pur des usines. Puis, titubant, grand garçon éternel enfant, j’engage une réconciliation. Au Colisée, tout tombe en morceaux, les sièges bleus sont déchiquetés de toute part, sans doute par des abominations du passé tant je peine à croire que les deux petites mamies qui m’accompagnent dans la salle soient responsables de ces grands fragments de velours gras et pendant. Chair au sang beige, la mousse échappée des fauteuils propose un camaïeu de couleurs qui tranche avec la monotonie habituelle des rangées de rouge. Alors, m’installant au fond des grincements, je me rappelle mes premiers amours (avec lesquels d’ailleurs je ne suis jamais allé au cinéma), et les errances à proximité de ce bâtiment au bord de l’effondrement. Là, je me demande comment peut encore survivre ce lieu dans cette ville insignifiante et désintéressée culturellement. On parlera une autre fois de la pression économique dans les régions françaises, de la précarité ouvrière liée à la récession industrielle, de la culture de masse qui impose son diktat aux populations les plus démunies mais pour l’instant, je me permets des raccourcis qu’on me pardonnera j’espère. Je suis impressionné par la direction et les associations qui continuent d’y proposer une programmation d’art et d’essai qui n’a pas à rougir devant les salles des métropoles et me réjouis de l’étonnante survie des lieux, puis le film commence. Il s’agit de Hit The Road (2021) de Panah Panahi, road trip détourné qui parvient à concilier la légèreté d’une comédie avec la puissance d’une critique sur un pays : l’Iran, pris dans des miasmes politiques qui dépouillent tout geste de sens.


:: Panthea Panahiha et Amin Simiar dans Hit the Road! [Kino Lorber]


:: (À droite) Jafar Panahi dans No Bears (2022) [JP Production]

Le film devient ainsi une réponse évidente à la question « pourquoi le cinéma ? » qui ne surprendra personne et manque cruellement d’originalité : pour exister politiquement. No Bears du père Panahi témoigne de cette dynamique en mettant en scène la fuite de son réalisateur qui se questionne sur l’utilité de sa démarche tout en démontrant la puissance de celle-ci et en mettant en évidence la perversité de l’Iran adoré et haï. Impossible de parler de cinéma militant sans mentionner A Night of Knowing Nothing (2021) de Payal Kapadia où une poésie directement héritée de la nouvelle vague voit son sens renouvelé en étant appliquée à une violence bien plus directe que celles vécues à l’époque par leurs maîtres à penser parisiens. Ici, c’est toute une jeunesse indienne confrontée à la réalité sanglante des castes qui s’exprime avec une douceur souvent triste mais gardant espoir, avec une sensibilité lumineuse mais sans détourner les yeux de cette caméra de surveillance percutant des crânes tout juste sortis de l’adolescence. A Night of Knowing Nothing est peut-être le film le plus inspirant et juste de l’année, celui qui m’a redonné le goût de m’oublier en salle, mais il reste une œuvre « difficile », ouverte mais opaque. Au contraire, Hit The Road répond au besoin d’accessibilité et de valorisation du cinéma que nous évoquions précédemment autour des salles. Je ne réinventerai ni la roue ni Abel Gance en réfléchissant cette tension entre finesse esthétique et accessibilité, geste politique et approche du beau, mais ces enjeux m’ont semblé d’autant plus centraux cette année qui s’est conclue, comme elle a commencé, dans la solitude d’un appartement : le nôtre au début, celui de Jeanne Dielman à la fin.

Le Colisée est érigé et refuse son inéluctable chute, une œuvre expérimentale et féministe est élue plus grand film de l’Histoire par le Sight and Sound, les grands mythes du cinéma et son industrie destructrice continuent de grandir mais la résistance elle aussi se fait une place. Dans la scène finale du Batman (2022) de Matt Reeves, Robert Pattinson s’effondre au ralenti en contre-plongée totale. Dans la lumière rouge, j’observe la chute des héros, la vacuité de l’impérialisme américain, la reconnaissance de la part d’une œuvre de l’industrie de la nécessité de déconstruire nos récits pour céder la parole. Beaucoup diront que cette scène n’est là que pour mettre en valeur la renaissance de Bruce Wayne dans le plan suivant mais les résurrections ne sont toujours que des mensonges bien racontés. Matt Reeves met ainsi en scène la première mort explicite du sauveur blanc dans toutes les salles du monde et il ne s’agit pas d’une fin héroïque mais bien de la défaite totale d’un modèle. Le monde ne sera pas sauvé par des individualités, il appelle à une action collective, c’est-à-dire chaotique et sans direction claire, contradictoire et intersectionnelle, au confluent de luttes divergentes et là où se rencontrent l’ensemble des petites voix. Ces envolées lyriques un peu faciles mais jamais suffisamment répétées me paraissent essentielles à la survie d’un cinéma menacé par le cercle vicieux du cynisme pour ne pas dire le triangle de la tristesse. Alors, j’ai presque envie de répondre à la question « pourquoi le cinéma ? » en affirmant avec légèreté et conviction : Robert Pattinson.


:: The Batman [Warner Bros.]


:: A Night of Knowing Nothing [Petit chaos]

Les Cahiers ont pleuré cent fois la mort du cinématographe, la parano numérique a redoublé ce cauchemar puriste, puis Béla Tarr et son Cheval de Turin (2011) ont signé la fin des grands maîtres. Sans doute ont-ils raison, un cinéma est mort, sur ses décombres fleurissent tous les autres. Je sais que ce fantasme est vain, que le cinéma qui invente sera toujours effacé par celui qui impose, que les espaces alternatifs n’existeront que dans la marge tout en continuant de fantasmer une plus grande échelle. On le voit au Québec où aucun festival n’a programmé ou récompensé Le rêve et la radio (2022) de Ana Tapia Rousiouk et Renaud Després-Larose, pourtant l’un des films les plus importants produits par la belle province ces dernières années. Après la séance du film au Cinéma Public, nous avons pris le temps de discuter, critiquer, rêver si bien que ma naïveté s’intensifie pour revenir à la réponse la plus enfantine : le cinéma pour être ensemble.

Arrivé là, il m’apparaît évident que pour conclure cette traversée digressive, il me faut évoquer l’endroit qui a pour moi le mieux incarné cette idée de collectivité retrouvée. Après des mois d’isolement et de séparation, j’ai senti une volonté de recréer une dynamique locale, un partage autour des films, une résurgence de l’humanité dans les échanges cinématographiques. Et cette force est au cœur de la démarche de la Lumière collective qui, depuis plus de cinq ans, s’évertue à offrir un espace où les projections ne sont qu’une partie infime de l’expérience de la salle. Sur la rue Alexandra, des dizaines de rencontres et une présence mutuelle, un respect de chacun des individus, une image qui avait disparu de ma mémoire. A l’opposée de l’Invisible Cinema de Kubelka qui isolait les spectateurs les uns des autres par une paroi entre les sièges à hauteur du visage, les fauteuils de la lumière collective sont des chaises pliantes qui forcent la proximité, invitent à se retourner après la séance, à se présenter à son voisin, à faire corps dans la salle, saluer un ami de loin, en rencontrer un autre de près. On pourra toujours critiquer cet être ensemble en le rapprochant d’un entre-soi et ce à juste titre, il faut continuer de penser le décloisonnement et l’inclusion. Mais je me permettrai de rester sur mon élan rêveur, des sièges déchirés du cinéma Colisée survivant au milieu de nulle part aux transats de la lumière collective, cette année 2022 s’est redessinée sous le signe de la communauté, de la discussion, d’une revitalisation du cinéma au sens large, c’est-à-dire des films, des lieux et des humains.

Mais on se répète encore, on le sait que ces tensions sont présentes depuis les projections itinérantes, dès la fondation des cinémathèques et sont encore au cœur des enjeux de certains festivals et revues, on sait que le terrain est miné, plein de contradictions et que la tâche est plus complexe qu’un texte de rêveur. On le sait mais on s’autorise à radoter, comme sa voix chevrotante qui ne quittera jamais ni nos larmes ni nos révoltes : « Et même si rien ne devait être comme nous l’avions espéré / cela ne changerait rien à nos espérances ».


:: Le rêve et la radio [CDM Productions]

 

           

« Pourquoi le cinéma ? »
par Samy Benammar

Sur les spectres entre les murs
par Thomas Filteau

A Night of Knowing Nothing
par Mike Hoolboom

Le plus grand spectacle au monde
par Sylvain Lavallée

Un retard
par Sarah-Louise Pelletier-Morin

 Cinéphilie et parentalité
par Anne-Marie Piette

Côté courts : mon année en moins de 30 minutes
par Olivier Thibodeau

Les temps de l'émotion
par Maude Trottier

The Year of Thinking Dangerously
par Claire Valade

              
 
Envoyer par courriel  envoyer par courriel  imprimer cette critique  imprimer 
Article publié le 30 janvier 2023.
 

Rétrospectives


>> retour à l'index