DOSSIER : Le retour du glamour
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L’amour des ruines

Par Louise Bertin


:: Dahomey (Mati Diop) [Les Films du Bal / Fanta Sy / Arte France Cinéma]
 

Au début du mois de mars, la cérémonie des Oscars a clôturé la saison des prix décernés au cinéma, débutée en décembre avec les Golden Globes. Entre favoris, outsiders et absents se confirme ainsi une certaine cartographie cinématographique de l’année 2024. Ma lucidité sur le caractère nécessairement biaisé et réducteur de cet état des lieux ne m’empêche pas d’y prêter attention, au contraire. Ces institutions (Oscars et Césars en tête) m’intéressent, non pas pour ce qu’elles sont, mais pour ce qu’elles disent d’une industrie en proie à la réinvention de son propre récit. On fait le bilan, celui de l’examen des goûts mais également de la conscience collective. Au-delà des prix, on s’interroge sur les histoires qui ont marqué l’année, celles incarnées à l’écran et écrites autour des films. C’est donc l’occasion de revenir sur une année de cinéma, de dresser un palmarès personnel sous forme de paysage éclectique, mais dont le tableau final nous raconte lui aussi des histoires.

2024 a été une année étonnement romantique : de Dahomey à The Substance en passant par Megalopolis ou Miséricorde, le cinéma a cultivé le goût du mystère et du fantastique, autant qu’une réflexion sur la beauté et la possibilité de rédemption. Le mal du siècle a pris des formes multiples et hybrides, et s’est exprimé en fables pop et en lyrisme politique. L’année a commencé dans les larmes avec le magnifique mélo d’Andrew Haigh, All of Us Strangers, et s’achève sur la mélancolie douce d’un monde évanescent en toc dans Cent mille milliards de Virgil Vernier. Les corps n’ont jamais été si présents et impalpables en même temps. Le romantisme en 2024 semble nécessairement noir : fantômes et spectres ont traversé mon année de cinéma.

 

Mythes et légendes

L’actualité cinématographique a été marquée, si ce n’est envahie, par la sortie de deux mastodontes : Megalopolis de Francis Ford Coppola et Gladiator II de Ridley Scott. A quelques mois d’intervalle, les deux films se sont fait écho dans leur traitement de la menace d’un monde finissant, entre espoir et fatalité de la décadence. Les réalisateurs, eux-mêmes deux figures « sacrées » du cinéma, seraient-ils inquiets des vestiges à venir ?

S’il ne s’agit pas d’analyser les films à travers le prisme d’un âgisme psychologisant, il est intéressant de voir chez les deux cinéastes vieillissants une fascination pour les empires en déclin, anciens comme contemporains. Dans un stade new-yorkais ou dans une reconstitution approximative de la Rome antique, ils tentent de contenir, dans les arènes, le spectacle du monde. L’avenir de la nouvelle comme de l’ancienne Rome se joue au Colisée, cœur symbolique des cités mourantes. L’angoisse de l’avenir politique est partout, dans l’urgence de renverser les tyrans comme dans le rêve d’une ville utopique.



:: Megalopolis (Francis Ford Coppola) [American Zoetrope] // Gladiator II (Ridley Scott) [Scott Free Productions]


Si les deux films sont très différents, ils se rejoignent malheureusement dans l’utilisation d’une rhétorique au mieux poussiéreuse, au pire nauséabonde pour évoquer le passé comme l’avenir. Dans les deux cas, les clichés homophobes associés à la décadence romaine vont bon train, et servent d’indicateurs de la vertu et de cette vieille distinction entre bien et mal, honneur et indignité. Mondanités saphiques et homosexualité assumée apparaissent comme les caractéristiques de personnages qui se sont écartés du droit chemin, d’un monde qui s’est fourvoyé dans le vice et la vanité. César, comme Lucius, incarnent quant à eux les princes légitimes et maudits, dont la victoire adviendra, à n’importe quel prix : ils sont la lumière et les brebis aveugles finiront par les reconnaître.

Face à tant de testostérone belliqueuse, les personnages féminins ont peu d’options. La maternité, coupable dans Gladiator II, et rédemptrice dans Megalopolis, semble encore la meilleure, puisqu’elle permet au moins d’échapper à un autre destin typiquement féminin : la mort. Entre l’ex-femme dont le décès nourrit le génie créatif et l’épouse tuée qu’il faut venger, les personnages féminins n’apparaissent qu’en figures périphériques et utilitaires pour l’accomplissement d’existences masculines héroïques. Le péplum de 2024 n’a donc pas brillé par la subtilité de sa mise en scène et de son écriture. Si les empires menacent de s’effondrer, l’imaginaire des cinéastes semble aussi sur le déclin.

 

Il était une fois

Réinvention perpétuelle des mythes fondateurs de nos civilisations comme de nos enfances, le cinéma a aussi fourni en 2024 son lot de princesses modernes et de monstres contemporains, avec, encore une fois, plus ou moins de finesse. The Apprentice d’Ali Abbasi, biopic présidentiel et plongée à la fois minutieuse et superficielle dans la banalité du mal trumpien, tombe malheureusement dans la prophétie qu’il prétend dénoncer. Il était une fois est devenu Il sera toujours. Dans Anora, Sean Baker a l’intelligence de mettre en scène une Cendrillon moderne que la lucidité et la franchise honorent, pour déconstruire, entre rires et larmes, le narratif rouillé du pseudo rêve américain. Le cinéma a cette année encore rejoué les mêmes légendes et contes, en les adaptant à nos comportements contemporains. Dans The Substance, pas besoin de méchant miroir pour dire à l’héroïne dédoublée qui est la plus belle : la petite voix de la haine de soi suffit amplement.


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Anora (Sean Baker) [FilmNation Entertainment]


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The Substance (Coralie Forget) [Working Title Films / Blacksmith / A Good Story]


:: Bye Bye Tiberias (Lina Soualem) [Beall Productions / et al.] // Une famille (Christine Angot) [Madison Films / et al.]

Face à l’atmosphère de fin de règne des mondes intimes et politiques, certain·e ·s cinéastes proposent un nouvel imaginaire, possible grâce à un détournement du regard, et où la question du rétablissement de la vérité est centrale. Cette année, trois des films qui m’ont le plus marquée sont des documentaires : Une famille de Christine Angot, Dahomey de Mati Diop et Bye Bye Tiberias de Lina Soualem.

Dans ces trois films, les monstres n’existent pas : ce sont des hommes qui ont maîtrisé les discours de la domination jusqu’à le naturaliser, et contre lesquels les réalisatrices nomment les fantômes et les secrets. Elles disent, au contraire des affabulations qui ont construit les mythes, la radicalité salvatrice à sortir du silence et de l’obscurité. Non sans mystère, et avec une grande subtilité, les images d’archives familiales et la polyphonie à l’œuvre rebattent les cartes d’un monde où retrouver sa voix est une question vitale. À l’image du processus filmé par Mati Diop, les trois films se placent du côté de la restitution de la parole face aux rapts et à la spoliation : trois voyages éminemment politiques pour créer de nouveaux territoires filmiques et intimes.

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Article publié le 18 avril 2025.
 

Rétrospectives


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