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Rétrospective 2023 : L'année dans les yeux

Par Louise Bertin


:: Sandra Hüller (Sandra) dans Anatomie d'une chute (Justine Triet, 2023) [Les Films Pelléas / Les Films de Pierre]


« J’aime te regarder les yeux fermés»

Le moment du bilan a sonné et avec lui viennent les questions et les souvenirs. Qu’est-ce qui m’a marquée cette année au cinéma ? Je cherche dans les recoins de ma mémoire les scènes dont je me souviens. Au fur et à mesure que je me refais le film de tous ceux que j’ai vus se dégage une évidence : ce sont des visages qui apparaissent, ceux des acteurs et des actrices, incarnations des personnages et des histoires sur grand écran, grâce auxquel·le·s prennent chair les êtres de papier, de son et d’image. En 2023, j’ai été fascinée, attendrie, bouleversée par des êtres fictifs qui, à partir du moment où ils ont existé devant mes yeux, sont devenus réels. Le cinéma, comme la littérature, opère chez celui ou celle qui y consent le willing suspension of disbelief : le temps d’un film, par un pacte tacite et à chaque fois reconduit, nous acceptons de suspendre notre incrédulité. Au-delà de cette suspension, j’ai marché à fond, la tête la première et les yeux grands ouverts pour vivre pleinement cette expérience cognitive, et surtout pour y croire. Elle s’est fixée sur les personnages : tous les films sont devenus réalité grâce à celleux qui les habitent.

Qui a pu passer cette année à côté du double événement grand public, transformé en phénomène unique et hybride, comme un seul personnage à deux têtes, à la fois chapeau en feutre et perruque blonde : Barbenheimer. Si tout paraît les opposer, Barbie (Greta Gerwig) et Oppenheimer (Christopher Nolan) ont été réunis par le calendrier des sorties et les moyens colossaux dont ils ont bénéficié, transformés ainsi en chimère commerciale et marketée. L’engouement pour cette figure historique d’un côté et cette figurine en plastique de l’autre semble traduire un besoin de représentation incarnée jusqu’à l’obsession, une envie de destins à observer. Double interprétation bien plus intéressante et subtile, Todd Haynes a réuni dans May December les sublimes Julianne Moore et Natalie Portman, dans un jeu de duo constamment prêt à basculer dans la folie. Devant le miroir d’une salle de bain, Gracie scrute les faits et gestes d’Elizabeth et prend des notes. Le visage de l’une devient mime de celui de l’autre. Chacune se regarde en train de s’observer et le miroir devient infini, non pas dans l’annulation de l’altérité, mais dans les questions que le reflet soulève. Comment devenir autre ? Peut-on s’inventer une vie ?

Le cinéma permet cela, la création qui prend vie devant nous, qu’il s’agisse de fiction ou de documentaire. Dans Background, Khaled Abdulwahed, réfugié en Allemagne, cherche à reconstruire des images de son père, ancien réfugié lui aussi, aujourd’hui bloqué en Syrie. Il montre le travail de reconstitution de photographies sur Photoshop grâce à des captures d’écran vidéo : la souris détoure et colle la silhouette paternelle pour créer des archives et pallier les récits manquants. Il s’agit de constituer une réalité passée, qui n’existe plus : la manipulation des images n’a rien ici d’une manœuvre dissimulée, c’est un geste transparent, une quête de sens. Le documentaire, comme la fiction, invente sans mentir les vies qui nous manquent, à l’image du personnage de Clarisse dans Serre moi fort de Mathieu Amalric, vu à New York en septembre 2023 dans le cadre d'une rétrospective consacrée à l’actrice Vicky Krieps. « J’aime te regarder les yeux fermés », dit-elle, seule assise à la table de sa cuisine. Les personnages qui nous marquent réussissent cet exploit : lorsque l’on ferme les yeux, ils sont encore là, dans l’espace de l’imaginaire où la réalité s’invente et advient. 


:: Background (Khaled Abdulwahed, 2023) [pong film]

 

La justice des hommes

Que se passe-t-il lorsque l’on regarde les êtres de trop près ? Motif récurrent du cinéma, le film de procès s’est fait une place particulière cette année. En mai, la rumeur cannoise se répandra bientôt au-delà de la Croisette : les deux films français à voir sont Anatomie d’une chute et Le Procès Goldman. Mettant tous les deux en scène le théâtre judiciaire, ils examinent à la loupe les travers humains les plus intimes et les moins avouables. L’œil de la justice des hommes se pose et ne se referme plus sur ces personnages analysés, disséqués à la vue de tous et toutes. 

Si j’écris « justice des hommes », ce n’est pas par oubli de la moitié de l’humanité, ou pire, par ce tour de passe-passe et de paresse intellectuelle, qui consiste à englober les genres derrière un prétendu universel masculin. C’est bien parce que ce sont des hommes, en tant que catégorie sociale et politique, dont il s’agit dans ces deux films, et tout particulièrement dans celui de Justine Triet. Sandra a-t-elle tué son mari en le poussant par la fenêtre ? Le film ne s’intéresse pas tant à la question de la vérité qu’à celles des points de vue et de la culpabilité : aux yeux de l’avocat général, et de la société toute entière, Sandra ne peut pas être totalement innocente. Je pense alors aux mots de Marguerite Duras en 1985, qui, à propos de la mère du petit Grégory Villemin, écrivait « sublime, forcément sublime ». La romancière décrit une femme rendue folle par la domination masculine, dont le geste meurtrier relève du mythe et de la survie, d’un sublime transcendant et donc nécessairement incompris. Dans Anatomie d’une chute, Sandra n’est pas directement violentée par son mari, mais doit vivre tous les jours avec le poids qu’on lui fait porter de devoir en permanence s’excuser, injonction sourde et insidieuse, qu’elle refuse. Oui, elle écrit des livres à succès et pas lui, oui elle a des aventures avec des femmes et pas lui, et non, elle n’en est pas désolée. En ouvrant et en analysant sans pudeur le dossier de sa vie, la justice réalise que Sandra n’avait pas besoin d’un homme, et qu’elle est donc forcément un peu coupable.  

 

Des hommes justes 

Face à un système judiciaire implacablement orchestré, Cédric Kahn filme le regard droit et déterminé d’Arieh Worthalter, devenu Pierre Goldman comme on se glisse dans une seconde peau, nous faisant oublier l’acteur pour ne voir que le personnage. Son visage devient support à part entière de la narration et de la dialectique : on y lit les enjeux du procès, les angoisses et la colère qui le traversent, mais aussi et surtout la volonté d’être un homme juste, conscient de ses failles et de ses contradictions. 

Les cinéastes ont créé cette année de vrais (anti) héros chimériques, des personnages complexes et composites, à commencer par Alice Rohrwacher. Si certaines figures masculines s’affirment dans des prises de paroles plus ou moins contrôlées (Pierre Goldman donc, mais on peut aussi penser à l’excellent Yannick de Quentin Dupieux), le héros de la bouleversante Chimère semble tout entier tourné vers les mystères de son intériorité. Taiseux et à la limite de la passivité, Arthur (saisissant Josh O’Connor) suit, parfois littéralement, le fil rouge d’une réalité parallèle, où son amour, Beniamina, existe encore. Magicien au sourire mélancolique, ses pouvoirs se heurtent à la tristesse d’un monde sans elle, malgré la beauté des artéfacts étrusques. À la lueur d’une bougie ou enlaçant son visage décapité, il caresse les yeux d’une statue vieille de 2000 ans, trouvée avec ses compagnons pilleurs de tombes. Que nous disent ces traits figés dans le temps ? Faut-il passer de l’autre côté pour le découvrir ?

Éclectiques et envoûtants, les personnages qui m’ont marquée cette année vont continuer à vivre, en 2024 et pour certains bien plus longtemps. Il suffira de fermer les yeux pour que se recréent les images sur les paupières closes, écrans des films dont on se souvient et de ceux que l’on se fait.


:: Josh O'Connor (Arthur) dans 
La chimera (Alice Rorhwacher, 2023) [Tempesta / Rai Cinema / et al.]

 

           

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Article publié le 25 janvier 2024.
 

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