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Oppenheimer (2023)
Christopher Nolan

L'énergie perdue

Par Mathieu Li-Goyette

L’énergie déployée dans la première partie d’Oppenheimer a moins à voir avec l’énergie nucléaire qu’avec celle de Christopher Nolan. Cette énergie, on peut penser qu’elle vient d’un cinéaste qui refait sa vie, après son départ de la Warner, le studio qui avait fait de lui, en échange de ses trois Batman, le seul vrai roi d’Hollywood après Spielberg et Cameron. Or la Warner, qui a osé tourner le dos à ses auteurs et aux salles durant la pandémie contre le all-in numérique des plateformes de streaming, a perdu en Nolan un cinéaste formé par ses propres illusions de grandeur, une sorte de démiurge à la Kubrick, l’intelligence émotionnelle et la grâce en moins, qui a toujours fait preuve de tout ce qu’il fallait pour être l’artiste industriel par excellence, le pragmatique, le calculateur, le lucide, le frigide, totalement aligné sur la technosphère capitaliste du 21e siècle et, ce faisant, celui qui allait résoudre le paradoxe créatif installé par la faillite du nouvel Hollywood depuis Heaven’s Gate (Michael Cimino, 1980).

Avec Nolan, l’auteurisme est redevenu une valeur solvable, une plus-value dont la démesure pourrait être recoupée, au mieux par le box-office, au pire par la réputation publicitaire. Le voilà donc chez la Universal, à devoir prouver qu’il est plus grand que les conditions qui avaient été réunies pour lui chez son ancien employeur, qu’il mérite ses caprices sur pellicule IMAX ou ses tournages analogues sans effets de synthèse. Oppenheimer est d’emblée un film plus personnel que les précédents, sans doute son plus intime depuis Memento (2000) par la nature de sa production, par les paramètres dans lesquels Nolan doit faire exister ses rêves de démesure et prouver qu’il est à la hauteur de ce qu’il a fini par représenter pour toute une industrie.

Oppenheimer est aussi son film le plus réflexif, car sous ses allures de biopic de l’inventeur de la bombe atomique, le cinéaste réalise ce qui s’avère être une œuvre quasi autobiographique, sorte d’autoportrait du démiurge se calquant sur la silhouette d’un autre, le grand créateur faisant son film sur le grand destructeur. Ainsi l’énergie déployée dans cette première moitié carbure à la mise en place experte auquel il nous convie, au défilé de visages impressionnants, de grands interprètes à la hauteur du moment historique que le cinéaste reproduit dans cet immense décor de Los Alamo construit dans le désert du Nouveau-Mexique, Nolan forçant la main de ses patrons à ériger une ville de toutes pièces comme Oppenheimer l’a fait 80 ans avant lui. Le sujet du film, la hantise personnelle du scientifique prométhéen, est si près du cinéaste que peu de figures historiques semblent mieux lui convenir que celle de ce surdoué du calcul imbu de lui-même.

À la manière de bien des récits sur l’invention, sur la création, Oppenheimer est alors tout autant un film sur la production cinématographique, sur tout ce que cela prend d’organisation pour monter une telle entreprise. Et comme le scientifique avant lui, Nolan travaille à son habitude, celle de colliger autant que de fissurer les particules élémentaires de son cinéma. Les images en couleurs sont même étiquetées « 1. Fission » et celles en noir et blanc « 2. Fusion », les premières servant à représenter l’ascension technologique, la course à la bombe et la préparation du test nucléaire de Trinity, alors que les deuxièmes présentent la trahison politique que subit Oppenheimer après la guerre, devenu encombrant pour un gouvernement qui ne souhaite que poursuivre la course à l’armement.

Les deux registres d’images alternent pour construire une narration au rythme incertain, plus ou moins capable d’être de grand intérêt lorsqu’elle se rabat sur les conversations de bureau qui constituent la majorité du film. En s’agitant ainsi, le fil du récit travaille surtout à complexifier une histoire pourtant beaucoup plus simple que le dispositif que le cinéaste met en place autour de sa figure principale ; même qu’à l’image de l’échec de Dunkirk (2017), l’auteur ne parvient pas à prouver que sa déconstruction narrative est plus efficace, plus belle, que la linéarité pourtant commandée par ces deux projets (le compte à rebours de l’évacuation de la plage, au même titre que celui de la course à la bombe, ne survivent pas au va-et-vient intempestif de ses envies conceptuelles). Au contraire, le film s’entête, car Oppenheimer doit être complexe, de la même manière que Nolan doit être un cinéaste de films compliqués. Oppenheimer doit être un génie misogyne, un père absent qui donne son enfant à un collègue dans une séquence expéditive d’à peu près deux minutes où il se fait dire qu’il voit le monde comme personne d’autre, et que le génie vient souvent avec de grands sacrifices nécessaires. Alors que Bruce Wayne était brisé par l’impossibilité d’être amoureux, qu’Interstellar (2014) reposait sur une quête cosmique de l’amour en tant que ligne de fuite temporelle, Oppenheimer s’affiche tel un personnage débarrassé des velléités terrestres, comme le grand artiste à qui, enfin, on a foutu la paix pour qu’il accomplisse sa grande œuvre.


:: Cillian Murphy [Universal Pictures / Atlas Entertainment / et al.]

Heureusement que le général qu’incarne Matt Damon est là pour nous rappeler que l’efficacité n’est intéressante que lorsqu’elle est masculine, car face à un Cillian Murphy dégraissé de toute humanité, Emily Blunt tient un des pires rôles de sa carrière en jouant cette mère alcoolique qui ne présente aucune forme d’agentivité avec son époux. Une chance que Robert Downey Jr. est là pour rendre les ennemis politiques vides, mais charismatiques, puisque, encore face à un Cillian Murphy au visage d’astre mort placé en centre de gravité insistant (et ça coûte cher d’insister en IMAX), Florence Pugh joue elle aussi un de ses pires rôles en maîtresse communiste, à l’intelligence censurée mais dont la poitrine sert carrément de lutrin au livre de prières du Bhagavad-Gita (« I am become Death, the destroyer of worlds »), son corps nu se substituant au terrain d’essai de la grandeur mythologique du protagoniste apocalyptique récitant alors sa phrase la plus célèbre dans le plus inopiné des contextes.

Le ridicule absolu que représente cette toute première scène d’érotisme dans le cinéma de Nolan devrait par ailleurs suffire à dire ce qu’il y a à dire de toute la prétention technocrate et machiste qui boue derrière les images tremblotantes d’Oppenheimer. À quoi travaille l’énergie déployée dans le chantier qui obsède le scientifique et son cinéaste ? À produire de la certitude, à sculpter l’Histoire à travers sa temporalité trafiquée dans un arbitraire de conspirationniste (il faudrait pointer toute l’influence qu’a eu l’esthétique de Nolan sur la rhétorique droitiste et conspirationniste du 21e siècle), à faire que les femmes de sa vie, comme les quelques 220 000 Japonais morts à Hiroshima et Nagasaki, incarnent les étapes d’une destinée sacrificielle, finalement belle, car ambitieuse.

La science d’Oppenheimer et le cinéma de Nolan, la perfection technique qu’ils nécessitent, la précision qu’ils exigent, ne s’accomplissent pas au nom d’un horizon éthique à atteindre, mais bien en tant qu’une seule démonstration de puissance afin de maintenir en place un paradigme politique et esthétique (avant la Guerre froide, aujourd’hui le cinéma froid). La guerre est déjà gagnée, Nolan a déjà les moyens dont il rêve, mais cela n’empêchera pas les deux bombes d’êtres larguées pour impressionner la Russie, tout comme rien n’empêchera Nolan de montrer qu’il est plus habile que quiconque à manier les plus grosses caméras du monde.

En 2013, lorsque Hayao Miyazaki réalisait Le vent se lève, l’animateur faisait lui aussi un biopic sur un scientifique militaire pendant la Seconde Guerre, une figure trouble dans laquelle l’auteur, pourtant d’un pacifisme inébranlable, se retrouvait comme dans un autoportrait à travers leur passion commune pour les machines volantes. C’était l’occasion pour Miyazaki de réfléchir sur l’énergie motrice du cinéma d’animation, sur son fantasme de fluidité technique, sur ses rêves de puissance afin de proposer une réflexion sur les bons et les mauvais usages du cinétisme parfois maladif de l’animation japonaise. Nolan avait entre ses mains le sujet d’un grand film personnel parce qu’il n’a jamais filmé un personnage comme Oppenheimer, un individu si semblable à la manière dont son cinéma pense et représente, mais il ne parvient à nous donner de ce film idéal que sa version la plus pitoyable et dangereuse, ne sachant encore une fois emprunter que les chemins sinueux des justifications immorales, obnubilé par le fétichisme des grands moyens et par l’obsession des urgences suffisantes.

En sauvant Oppenheimer de la méfiance publique, Nolan travaille à sauver son propre cinéma de la faillite morale. Il échoue à l’un comme à l’autre, cumulant une perte d’énergie faramineuse, seule trace qui subsiste d’un artiste qui n’existe plus que dans la liquidation du monde.

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Critique publiée le 25 juillet 2023.