DOSSIER : Le cinéma et ses conjurations
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Interstellar (2014)
Christopher Nolan

Force d’ineptie

Par Mathieu Li-Goyette
Si le temps est la matière première du cinéma, l’idée matérielle du temps est elle bien plus laborieuse à mettre en images. Elle échappe aux cinéastes qui tentent de la circonscrire sur une portée rectiligne et réversible, elle alourdit les scénarios faibles, disjoncte leurs concepts. L’idée du temps matérialisé se veut ludique dans le meilleur des mondes – parce que rien d’autre ne lui sied vraiment –, stratégique pour ceux qui savent en tirer des réflexions allégoriques – précisément le contraire des allégories réflexives qui plombent Insterstelllar de toute part. Ces allégories faites de reflets, de renvois, ne cessent en effet de dévoiler les tenants d’une morale creuse cousue de fil blanc – « love conquers all » –, fruit de la conclusion bancale d’une conversation qui ne pouvait être guère mieux entre les scénaristes Jonathan et Christopher Nolan.

Mais c’est lentement, très lentement qu’Insterstellar dévoile le cœur flasque de son armure à 200 millions, trempée au 70 mm; durant sa première heure (il y en a trois), l’appréhension du voyage est palpable et le récit, malgré une mise en relation risible de ses personnages, ouvre sur un futur proche somme toute intrigant. Dans ce monde de poussière où le génie scientifique et technique (auxquels le cinéaste s'associe) est dénigré au profit d’une apologie de la vie agraire, un rêveur persiste, regarde les étoiles et encourage ses enfants à faire de même.

Joseph Cooper (Matthew McConaughey en figure christique – J. C. – texane) est un ancien pilote de la NASA. Il veille à l’éducation manuelle de son fils et à celle, intellectuelle et sentimentale, de sa fille… Jusqu’au beau jour où les résidus d’une tempête de poussière déposés dans la chambre de la petite lui indiquent mystérieusement les coordonnées d’une base secrète. Quelqu’un, quelque chose, « un fantôme », lance Cooper sur la piste d’un projet d’exploration spatiale ambitieux chapeauté par le professeur Brand (Michael Caine) et sa fille Amelia (Anne Hathaway). Leur objectif? Pénétrer un trou de ver à l’autre bout du système solaire et retrouver trois des douze astronautes envoyés préalablement sur douze planètes susceptibles d’accueillir l’espèce humaine. Trois planètes, trois espoirs qui subdiviseront la seconde partie d’Insterstellar avec le même rythme flegmatique qu’a toujours privilégié l’auteur.

Que le film soit visuellement époustouflant à partir du voyage sans retour dans l’espace, que certains des scientifiques les plus prestigieux de l’astrophysique américaine aient chapeauté la postproduction des séquences du trou de verre et du trou noir passe rapidement à la trappe; le reste, c’est-à-dire tout ce qui pouvait être réellement poignant, est structuré comme une série de passe-passe et de rimes visuelles autour desquels le scénario zigzag maladroitement. On peine à retrouver l’effervescence des pionniers, la fascination pour l’inconnu qui pousse naturellement la science à éclaircir les zones d’ombre du dissimulé. Découvrant à la hâte ces astres ni nommés ni vraiment explorés (un désert d’eau, un autre de glace), Interstellar fait difficilement honneur au titre. D’autant plus qu’il articule l’essentiel de sa pensée pseudo-scientifique autour de deux conversations parachutées. La première sur la nature du trou de ver et de l’espace-temps, à savoir qu’un technicien anonyme du vaisseau explique à Cooper que cette anomalie « plie » l’espace-temps et le traverse, permettant un déplacement instantané d’un bout à l’autre de l’univers. La deuxième sur la nature des éléments capables de transcender les contraintes normatives de l’espace-temps et qui sont – il faut bien se tenir – la gravité… et l’amour.

Ce raisonnement (qui résonne plutôt qu’il ne raisonne) apparaît pour la première fois quand Amelia, astronaute inepte qui n’a pour elle que sa sensibilité de femme, explique à Cooper que le temps ne tue pas l’amour, que l’affection pour autrui échappe aux bonds temporels qu’ils vivent près du trou noir, car pendant que la vie sur Terre a prolongé son cours d’une vingtaine d’années, pendant que la jeune fille de Cooper est devenue femme (Jessica Chastain), l’équipe d’exploration n’a vu que quelques heures défiler. Nolan moule ainsi son film autour d’un amour ésotérique, un flux d’émotion quantifiable pour ne pas dire mesurable qui, au même titre que la gravité, résisterait au passage du temps. Aussi tente-t-il de plier, à l’image de son trou de ver, raison et passion, rabattant science et philosophie, quête de la vérité et quête de la plénitude comme si l’une menait à l’autre et vice-versa. Et le plus grave problème d’Interstellar se résume à cette mise en disposition aride des mystères de l’espace et de l’esprit; Cooper, au seuil de la mort dans un couloir d’amour et de gravité, communique à travers les décennies avec sa fille, réceptacle émotif et béat qui saura écouter papa et carburer à son amour cosmique pour sauver l’espèce. Il aura fallu quinze ans à Christopher Nolan pour nous parler d’amour et encore trouve-t-il le moyen d’en consigner la formule sur tableau blanc.

Toutes ces données floues et charlatanesques sont morcelées et grommelées dans des dialogues improbables, le plus souvent enterrés par la musique encombrante de Hans Zimmer. Aux idées de Solaris et de 2001 : A Space Odyssey auxquels il sera inévitablement comparé, Interstellar propose finalement comme grande idée visuelle celle du cercle, en adéquation avec son trou de ver et son trou noir, mais aussi son vaisseau circulaire qui avance en tourbillonnant; ces formes vitales qui rappellent le flux, la continuité, le temps, la vie et l’éternel retour s’inscrivent, par exemple, à l’opposé du robot rectangulaire aux angles sévèrement perpendiculaires qui accompagne l’équipage. Le carré est artifice, le cercle est naturel. Et le cercle, en témoigne la plus belle séquence du film – celle de l’amarrage du vaisseau à la station en mouvement – est une figure d’harmonie qui, malgré tous les déphasages (ceux du temps que le film met en valeur), serait toujours réconciliable, réadaptable, réparable comme le jouet brisé de l'enfant qui ouvre le film.

C’est-à-dire que le mouvement circulaire qui obsède Nolan depuis trop longtemps (les poupées russes de Memento, la toupie d’Inception, la logique du chevalier noir qui se mord joyeusement la queue) est ici dédoublé par la progression asymétrique de deux réalités parallèles maintenues ensemble par un exercice de montage plus ou moins réussi. En quête de synchronie, Nolan explique patiemment à son spectateur qu’Interstellar n’est autre que l’apothéose cérébrale de ce désir de resynchronisation. Désir insatiable traversant tout son cinéma (rappelons-nous le dernier acte d’Inception), il nous rappelle que sa conception bric-à-brac du monde peut être fascinante lorsqu’il est question de jouer des codes d’un genre, mais elle révèle ici, pour la toute première fois avec autant de certitude, Christopher Nolan comme le prétentieux concepteur d'un casse-tête en bois quatre pièces, laissé en pâture pour qu'on y résolve des raisonnements caducs. 
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Critique publiée le 7 novembre 2014.