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Lait de poule : Le matin de la famille Osone

Par Mathieu Li-Goyette

LE MATIN DE LA FAMILLE OSONE
Keisuke Kinoshita  |  Japon  |  1946  |  81 minutes

Noël 1943. Il neige et le décor extérieur situé à l’intérieur du studio dit qu’il fait nuit. « Douce nuit, sainte nuit », ajoute aussitôt la chanson provenant de la pièce qu’on découvre à reculons, dans un mouvement de caméra totalement étasunien : l’objectif quitte la vue nocturne, puis fait un panoramique vers la gauche, l’œil s’accroche à un rideau (d’une cuisine américaine ?), puis redescend vers le visage chantant d’une Japonaise habillée en kimono (nous sommes vraiment au Japon). Ensuite, une partition, puis le dos d’un pianiste, et plus la caméra balaie vers la gauche et plus les visages des cousins de celui-ci — un intello et un col blanc — nous font sentir la nostalgie complexe de cette scène; plus le chant se poursuit et plus le plan prend plaisir à se poursuivre encore vers la gauche, s’arrêtant enfin sur le visage du frère du pianiste qui s’affaire à calligraphier la banderole gisant au centre du salon, en l’honneur de ce dernier, frère et fils nommé Akira et qui bientôt partira au combat.

Le matin de la famille Osone est le premier film réalisé après la guerre par Keisuke Kinoshita, cinéaste de plus en plus négligé, pourtant maître du mélodrame et de la fresque intergénérationnelle. Après quelques productions militaristes, Kinoshita sort de la Guerre du Pacifique avec un plaidoyer humaniste dont l’aplomb idéologique recouvre d’évidents remords. Il faut dire que deux ans plus tôt, Kinoshita réalisait un film de propagande, L’armée, où il inscrivait le destin d’une lignée familiale à travers ses faits d’armes menés de la restauration Meiji (1868) à l’invasion de la Mandchourie (1931). Choix moderniste (puisqu’il correspond au règne de l’armée moderne japonaise), il annonçait déjà la propension de Kinoshita pour les clivages générationnels, trope récurrent d’un cinéma qui a été marqué par la violence immense de la césure sociale et historique des années de la militarisation du Japon et de son éventuelle défaite.

Ce panoramique de Noël 1943 planté sur un trépied posé dans un studio japonais sous occupation américaine à l’automne 1945 réunit donc en un seul geste toute la suspension temporelle propre au temps de Noël, ainsi que tout le recouvrement territorial, culturel et idéologique qui se joue en creux de ce film de propagande pacifiant. En effet, Kinoshita retient du Temps des Fêtes l’idée d’une certaine condensation familiale, formée d’affrontements idéologiques (il y a ceux qui sont secrètement contre la guerre et il y a les gamins qui veulent discuter d’armes chimiques avec l’oncle colonel), mais aussi les non-dits de l’arbitrage familial qui préférerait qu’on laisse la politique à la porte (l’excellente mère jouée par Haruko Sugimura, qu’on retrouvera ensuite fréquemment chez Ozu et Naruse). Encore une fois, c’est dans l’écart entre cette situation initiale du premier plan et la situation finale où les intellectuels autrefois réprimés peuvent enfin rêver à voix haute d’un « nouveau matin », que Kinoshita émeut le plus efficacement, à l’usure. Déjà à la recherche des tristesses de groupes qui feront les hauts faits de son cinéma (Vingt-quatre prunelles [1954], Un amour éternel [1961]), il faut mentionner enfin l’écriture, plus courageuse encore que la réalisation, d’Eijirô Hisaita, authentique gauchiste prolétarien d’avant-guerre, qui deviendra un scénariste incontournable du réalisme social d’après-guerre et dont la carrière culminera avec l’écriture des deux chefs-d’œuvre criminels d’Akira Kurosawa, Les salauds dorment en paix (1960) et Entre le ciel et l’enfer (1963).

 

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Article publié le 21 décembre 2021.
 

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