MA VIE C’EST POUR LE RESTANT DE MES JOURS
Robert Morin et Lorraine Dufour | Québec | 1980 | 28 minutes
Sans doute mon préféré de Morin, un film qui démontre de façon singulièrement pittoresque le mélange confondant de documentaire et de fiction, l’ambiguïté créative entre le vrai et le faux qui caractérise son cinéma. Tourné dans un bar de Saint-Pie-de-Bagot, où se produisent à la fois des danseurs et des danseuses nu·e·s, le film s’intéresse à plusieurs personnages colorés : le Roi de l’aiguisage, sujet central d’Il a gagné ses épaulettes (1981), un coureur des bois à l’épais patois venu s’y mouiller le bec ; une danseuse noire anglophone dont les yeux se perdent à l’horizon avant de commencer sa performance ; un couple de locaux incluant Mario, un rembourreur avec des idées de grandeur qui tente d’intégrer des cascades au numéro de la danseuse, et Brigitte, qui l’attend tristement le soir à la maison ; ainsi qu’une faune particulière de piliers de taverne hébétés, qui jouent avec leurs dentiers, se crachent de la bière dessus et exhibent leur pénis à l’occasion d’une mini-orgie motivée par la lubricité éthylique ambiante. Ma vie s’intéresse surtout à une chicane entre Mario (qui veut faire carrière comme cascadeur) et Brigitte (qui, à l’instar de l’héroïne du Royaume est commencé [1978], préfèrerait qu’il se dédie à une vie domestique rangée). L’alcool aidant, les deux cinéastes amplifient leur drame domestique jusqu’à des sommets hystériques à l’occasion d’une longue discussion ponctuée de certaines des plus savoureuses répliques de l’histoire du cinéma québécois.
Outre le spectacle débridé d’un certain exhibitionnisme prolétaire dont seul·e·s Morin et ses collaborateur·rice·s ont le secret, l’œuvre combine nombre des passions des cinéastes. Pensons d’abord à l’idée de la performance circassienne, du « jeu » identitaire sous-jacent à plusieurs de leurs premiers « tapes », dont Les sculpturistes (1976), Ma richesse a causé mes privations (1982), Le mystérieux Paul (1983) et Toi t’es-tu lucky ? (1984), mais surtout à l’idée afférente du dédoublement. Car c’est bien en tant que « rembourreur-cascadeur », c’est dans l’indistinguabilité de « ses deux métiers », que Mario constitue l’une des figures matricielles de leur cinéma, s’inscrivant dans un panthéon de « garagistes-jammeurs », d’hommes-grenouilles, de perturbants politiciens bilingues et autres engeances schizoïdes d’un Québec où l’identité est toujours en constant devenir.
Le film déploie à ce titre une tension féconde entre les deux archétypes antithétiques de la nation québécoise : le coureur des bois, nomade, emblématisé par le Roi de l’aiguisage (dans son accoutrement de cowboy), et l’habitant, sédentaire, associé aux piliers de taverne, Mario et la danseuse se situant quelque part entre les deux, autant d’incarnations d’un Québec schizophrène dont les pieds sont ancrés dans la terre, mais le regard tourné vers l’ailleurs. Cette tension se déplie en outre d’une façon transtextuelle, dans la continuité avec Il a gagné ses épaulettes, dont Ma vie ne constitue finalement qu’un épisode, une escale en quelque sorte, un ancrage momentané pour son protagoniste ambulant. Sorte de road movie documentaire, Ses épaulettes nous amène à la rencontre des différents « rois » du Québec : le Roi du rire, Gérard Vermette, le Roi de la marche, Elzéar Duquette et le Roi de l’aiguisage, notamment, qui se présente à nous comme une figure du Far West, qui se promène en calèche, avant de s’arrêter dans le bar où se déroule Ma vie. Son entrée en scène, qui bénéficie ici d’un montage hollywoodien (raccordé sur le mouvement, comme le souligne Alexandre Lefebvre dans son Mise en scène du réel : l’œuvre vidéographique et cinématographique de Robert Morin) constitue alors l’occasion d’intégrer les techniques du cinéma américain (dont le road movie est représentatif) à la facture naturaliste du cinéma direct québécois. L’introduction d’un personnage nomade chez l’habitant s’accompagne ainsi de l’intrusion d’un désir fictionnalisant dans la tradition documentaire locale, au sein d’un foisonnant espace de négociations identitaires qui devient la pierre d’assise du travail des cinéastes. (Olivier Thibodeau)
QUICONQUE MEURT, MEURT À DOULEUR
Robert Morin | Québec | 1998 | 90 minutes
Sylvain est un jeune caméraman de la télévision formé à l’Université Concordia. Le film débute de son point de vue, alors qu’il accompagne un groupe de policiers lors d’une descente dans une piquerie de Verdun. « T’as besoin d’être vite sur le piton. Dans 30 secondes, une minute, on est sortis d’ici. Tu vas voir, ce ne sera pas long », lui confie l’un des agents avec bravade. Mais c’était sans compter sur les armes que possèdent les gens à l’intérieur, et avec lesquelles ielles parviennent à capturer deux des policiers et le caméraman. Ce dernier sera alors contraint par ses capteur·ice·s de filmer selon leurs instructions, dans un renversement forcé d’une perspective médiatique avide de sensationnalisme, d’archétypes miséreux et de réponses faciles autour de la réalité méconnue de la toxicomanie. En plus de continuer à revendiquer la puissance d’évocation d’un réel occulté par la société bourgeoise, le film emblématise l’un des tenants essentiels de la démarche morinienne, soit la réappropriation par ses sujets de leur propre image, balisée généralement par des acteurs institutionnels, au sein d’un processus de remédiatisation qui permet aux ex-détenu·e·s (La Réception, 1989), aux autochtones (3 histoires d’Indiens, 2014), même aux criminels en cravate (Papa à la chasse aux lagopèdes, 2008) d’aspirer à une forme d’autodétermination.
Quiconque meurt, meurt à douleur est avant tout une expérience haletante de cinéma guérilla, un 90 minutes de matériel tourné dans l’urgence où l’exiguïté de l’appartement assiégé est garante d’un intimisme et d’une proximité inusitée avec un groupe de marginaux interprétés de façon extrêmement convaincante par une distribution d’acteur·ice·s non professionnel·le·s, des ex-toxicomanes qui infusent à leurs rôles un précieux air de vraisemblance. La cohérence des lieux, encombrés de cendriers débordants, la crédibilité et la fragilité des personnages, au-dessus desquels pend l’épée de Damoclès de l’invasion policière, tous ces éléments concourent à une éclairante maïeutique, seule capable de rendre compte de l’ampleur et de la complexité du drame humain caché derrière les entrefilets journalistiques. C’est une plongée privilégiée dans le monde dantesque de la violence répressive, mais surtout dans celle de la dépendance et de ses différentes sources (le manque d’amour, le trauma, la pauvreté, la dureté du milieu) au sein d’un sanctuaire précieux et chaotique qui s’érige soudain en microcosme social.
Impudique et révélateur, nourri par une forme d’exhibitionnisme prolétaire cathartique, le cinéma de Morin s’intéresse à une réalité crue qui n’a jamais semblé aussi vibrante qu’à l’époque de ses premières « bandes existentielles » (ses courts métrages portraitistes des années 1980). La caméra de Sylvain s’accroche à des visages défaits, des gestes désespérés, des corps ensanglantés, des témoignages criants de vérité, à des moments de joie et de camaraderie et au dialogue de sourds entre les policiers et leurs « hôtes ». Elle lève le voile sur une humanité imparfaite, sur ses beautés, ses horreurs, ses mystères, autant de complexités que la conclusion satirique vient balayer d’un seul coup, à l’occasion d’un segment du téléjournal consacré à l’événement, où les protagonistes reprennent leur place à l’arrière des véhicules de police juste avant un reportage consacré à la plus grosse omelette du monde. Fin d’une parenthèse qui, dans l’interstice du regard médiatique, nous aura au moins permis de rencontrer des gens… des vrais. (Olivier Thibodeau)
LE PETIT JÉSUS
André-Line Beauparlant | Québec | 2004 | 78 minutes
Fidèle au processus amorcé dans Trois princesses pour Roland (2001), Beauparlant plonge ici au cœur de l’arène familiale pour interroger le legs d’un autre parent décédé, son petit frère handicapé, Sébastien, dont le souvenir agit comme une pierre de rosette, déclencheuse d’un processus socratique d’accouchement des esprits qui lui permettra de révéler les secrets de sa propre famille. En le rebaptisant petit Jésus, clin d’œil au rôle qu’il jouait autrefois à la messe de minuit, la cinéaste aborde les dogmes et les espoirs associés à la religion catholique, dans un univers pieux où la foi constitue simultanément une échappatoire et une façon d’accepter la réalité, de croire au rétablissement miraculeux de Sébastien et de voir en lui une figure christique.
Le film débute par un aveu déchirant sur des images floues du jeune handicapé. C’est la réalisatrice elle-même qui prend la parole, décrivant la journée de naissance de son frère, le 30 août 1977, date à laquelle son « père a arrêté de parler et [s]a mère de rire ». Beauparlant revendique ainsi d’emblée sa présence derrière la caméra, comme elle le fera d’ailleurs tout au long des entrevues réalisées auprès de sa sœur Brigitte, de sa mère Pierrette, de son père Jean et de son autre frère, Éric, lors desquelles on l’entend poser des questions franches sur le ton de la discussion de cuisine. Elle se positionne ainsi de nouveau comme une partie intégrante de la conversation, comme une participante active de la maïeutique. Cette posture lui permet de soutirer des témoignages vibrants au potentiel cathartique qui ont également le mérite de raviver la mémoire de Sébastien, que l’on découvre finalement comme la figure centrale de la dynamique familiale, à la fois un obstacle majeur à son bien-être et un réconfort indispensable pour ses membres attristés. Boulet pour son père, qui s’est « jeté » dans le travail durant quatre ans pour mieux oublier, et artisan involontaire du malheur d’Éric, que la grisaille ambiante a poussé très jeune vers la drogue, il ne s’agissait pas moins d’un confident précieux pour ce dernier, mais aussi pour Pierrette, qui, malgré le fardeau qu’il représentait, voyait en lui un « enfant modèle » qui lui permettait de réaliser son rêve missionnaire. Pour les deux religieuses que rencontre Beauparlant, amies de ses parents depuis une rencontre dans le cadre des Cursillos, il s’agit même d’un enfant béni, qui emblématise la « triple rencontre » avec soi-même, avec l’autre et avec Dieu, un être incapable de péchés, mais seulement d’un « amour inconditionnel ».
Malgré le caractère familier des échanges, on apprécie beaucoup les efforts de mise en scène de la réalisatrice, qui filme son père en train de nettoyer son salon de coiffure comme s’il faisait du ménage dans ses souvenirs, et qui situe l’action durant la période des Fêtes, question d’orchestrer les retrouvailles familiales autour d’une série de souvenirs saisonniers, mais surtout de souligner l’omniprésence des rituels catholiques dans son milieu. Ainsi, le bruit du carrousel à diapositives, qui présente des souvenirs des Noëls passés, fait écho aux prières susurrées et aux adresses à Saint-Joseph effectuées par les intervenant·e·s, dont le portrait déborde du cadre de l’œuvre pour former les bases d’une grande saga qui se poursuit en amont et en aval. Le retour de la tante Madeleine établit un pont avec Trois princesses au même titre que les révélations autour d’Éric, qui avoue à l’écran s’être « toujours caché de qui j’étais vraiment », anticipent Pinocchio (2015), au sein d’une filmographie dont l’admirable cohérence commence dès lors à s’établir dans un élan aussi tendre que perçant. (Olivier Thibodeau)
PANACHE
André-Line Beauparlant | Québec | 2007 | 90 minutes
Après deux documentaires très personnels portant sur sa famille proche, André-Line Beauparlant amène sa caméra vers un sujet apparemment plus loin d’elle, celui de la chasse à l’orignal. En surface seulement, car ce sont ses amis et voisins qu’elle filme ici, et qu’elle est elle-même chasseuse, de sorte qu’on s’éloigne moins de l’intime qu’on le retrouve sous une autre forme. Et c’est peut-être ce décalage qui permet de mieux révéler la démarche de la cinéaste : à la cellule familiale se substitue une communauté multigénérationnelle de chasseurs, six intervenants qui témoignent de leur expérience d’une pratique commune. Un peu comme Trois princesses pour Roland (2001) illustre comment trois femmes vivent, chacune à leur façon, avec la violence masculine qui les accable, ou comme Le petit Jésus (2004) présente les diverses perspectives des membres de la famille sur Sébastien, le frère lourdement handicapé de la cinéaste, Panache (2007) rassemble à son tour plusieurs regards sur une activité qui lie les sujets entre eux. Il y a forcément une plus grande distance cette fois, ou du moins la sphère du privé reste plus en marge et n’est plus marquée par le trauma, le ton est plus léger, mais par ses questions d’une curiosité bienveillante, la documentariste cherche à brosser un portrait de ses intervenants qui dépasse le simple cadre de la chasse. Des questions comme « Est-ce que tu as une blonde ? » semblent un peu banales, mais c’est un chemin qui mène vers le thème de la solitude, de même que le rapport à la mort, à la religion, qui apparaissent lors de discussions naturelles devant la carcasse d’un animal.
À certains égards, le cinéma de Beauparlant s’apparente à un montage de têtes parlantes, cette forme de documentaire classique et généralement regardée de haut, mais qui se voit ici renouvelée : d’abord par le degré d’intimité que la mise en scène installe avec les intervenant·e·s, ensuite par une parole qui tend à se livrer pendant que la caméra capte les gestes. Dans Panache, nous sommes avec les chasseurs, dans leurs cabanes à attendre la proie, alors que la cinéaste doit chuchoter ses questions, que les protagonistes parlent pendant qu’ils marchent, qu’ils dépècent un animal, qu’ils se préparent à la chasse, etc. En outre, Robert Morin, derrière la caméra, se détourne parfois des visages pour aller chercher les mains, celles qui deviennent nerveuses devant une question plus gênante, les personnages se révélant aussi à nous par ce qu’ils font. C’est donc un « avec » très différent de celui de la tradition québécoise du cinéma direct, et d’un film comme La bête lumineuse (1982), devant lequel nous pourrions dire aussi que nous sommes « avec » les chasseurs. Mais chez Pierre Perrault, la proximité vient surtout d’un dispositif qui cherche à effacer les marques de sa présence, et qui en réalité emprunte une distance observatrice qui n’est pas sans reconduire une certaine violence, sous ses allures de laboratoire expérimental. (Que se passe-t-il si l’on met un poète avec des chasseurs aguerris ?) Beauparlant, au contraire, tient à conserver les traces de sa présence, ne serait-ce que par sa voix en hors-champ, alors le « avec » prend un sens différent : il passe par la relation que la cinéaste et la caméra établissent avec les personnes à l’écran, et l’empathie est mise en évidence, ce qui mène à un regard sur la masculinité fort différent (plus doux et parfois étonnamment mélancolique). Les différences entre les deux démarches ne sont pas qualitatives — le film de Perrault demeure magistral —, mais elles supposent une philosophie distincte : dans le cinéma de Beauparlant, les personnes se dévoilent à travers la rencontre avec l’autre, avec la cinéaste, mais aussi parce que les témoignages sont imbriqués dans un tissu relationnel, celui de la famille ou de cette communauté de chasseurs.
Et peut-être est-ce l’une des manières les plus fructueuses de relier le cinéma de Beauparlant à celui de Morin, par cette forme partagée d’une enquête menée sur une absence, une mort, que l’on cherche à cerner par une collection de regards, de perspectives, l’important étant moins l’objet de l’investigation que la manière dont il révèle ces subjectivités. Sans compter l’importance de la parole chez Morin, les protagonistes se définissant par ce qu’ils disent ou non, par la manière de le dire. Dans ses documentaires comme dans ses fictions, il s’agit toujours de témoigner, de se raconter, de trouver les bons mots pour le faire, et c’est bien sûr ce qu’on retrouve aussi au cœur du cinéma de Beauparlant : l’importance du langage pour dire qui nous sommes. (Sylvain Lavallée)
LE VOLEUR VIT EN ENFER
Robert Morin et Lorraine Dufour | Québec | 1984 | 19 minutes
Il n’y a pas de « voleur » dans ce court métrage de Morin et Dufour, le terme renvoyant plutôt à la perception négative des personnes qui vivent de l’assistance sociale, comme le protagoniste, Jean-Marc. Ce titre anticipe ainsi celui du Nèg (2002), dans un procédé semblable consistant à identifier un personnage par une appellation négative, classiste ou raciste, pour ensuite faire exploser le préjugé de l’intérieur. En même temps, avec cette récupération d’images quotidiennes en Super 8 (transférées en vidéo) qui servent à illustrer un récit en voix off, nous retrouvons l’idée d’une esthétique schizophrène, tendue entre le documentaire et la fiction, qui rejoue la folie ordinaire du personnage, comme plus tard dans Yes Sir ! Madame… (1994). Autrement dit, ce Voleur vit en enfer apparait, en rétrospective, comme le modèle d’un cinéma à venir, l’un des condensés les plus fulgurants de la vision de Morin.
Le récit nous parvient par l’enregistrement d’une conversation téléphonique entre Jean-Marc et une employée d’une ligne d’écoute pour personnes en détresse, et déjà le film nous place dans une position d’incertitude : même si nous reconnaissons la voix de Morin, qui s’amuse avec son dispositif dans le rôle du protagoniste, cela est moins clair pour son interlocutrice, qui peut aussi bien être une actrice qu’une réelle répondante se faisant prendre au piège. Ce genre d’ambiguïté n’appelle pas à être résolue, mais à jeter un doute, à introduire un questionnement sur notre rapport aux images : « Je voulais savoir si ce qui m’arrive, m’arrive pour vrai », dit Jean-Marc, en expliquant pourquoi il a commencé à filmer son quotidien, l’œuvre se présentant alors comme une sorte de document sur le quotidien de ce personnage fictif ; ou, pour le dire autrement, les images qui servent à Jean-Marc à « prouver » sa réalité nous parviennent depuis cette zone nébuleuse où leur rapport au réel est problématisé. Non seulement par la fiction, mais aussi par la saveur surréaliste de ce que raconte le protagoniste, qui dit vivre dans une maison à trois murs avec un voisin sans le sou qui passe son temps à chanter « La fortune », qui ne sait plus toujours s’il rêve ou non, et qui nous parle d’une dinde au four dont il a vu le cœur battre. Il n’y a pourtant rien de plus banal que ces plans de rues montréalaises, de balcons et de toits, captés depuis une fenêtre surélevée, mais ce décor gagne une qualité fantasmatique, où la « pauvreté » visuelle (selon des standards commerciaux) participe à l’impression d’être prisonnier d’un cauchemar fiévreux.
C’est au pouvoir de transformation du cinéma (ou de l’art en général) que Morin en appelle, alors que des manipulations toutes simples sur une matière filmique que l’on pourrait croire « neutre » nous font voir autrement le décor le plus familier. Une simple rue n’est jamais qu’une simple rue : vue d’une certaine façon, elle peut exprimer « l’enfer », la progression des films de Morin, qui prennent souvent l’allure d’une enquête, ne vise jamais à aboutir à une quelconque vérité « objective », mais plutôt à changer une perception. Le cinéma permet cela, les personnages apprenant à travers l’acte de (se) filmer à renouveler leur rapport au monde : à la fin du Voleur, la caméra se transporte ainsi dans ce que l’on suppose être le logement du voisin chantant, et nous voyons enfin celui-ci, il devient un corps alors qu’il n’était auparavant qu’une voix. C’est pourtant à ce moment, quand il est visible, que Jean-Marc, au téléphone, le décrit comme invisible, Morin cultivant ici un autre paradoxe, d’une personne qui nous échappe au moment même où elle nous apparait. « On ne peut pas l’attraper », poursuit Jean-Marc, parce que « quand on vient chercher le chanteur, on tombe sur un boxeur, et quand on vient chercher le boxeur, on tombe sur un capitaine ». Si le film part sur un dédoublement aliénant, comme un sentiment d’inadéquation avec soi-même, de vivre en enfer parce qu’on se sent comme un « voleur » aux yeux des autres, c’est à travers une autre forme de dédoublement, la confrontation à une perspective mise en image, que l’on peut arriver à une forme de réconciliation, à se sortir de soi pour mieux se retrouver. (Sylvain Lavallée)

prod. Productions du Regard / Thalie Productions
ELVIS L'ITALIANO
André-Line Beauparlant | Québec | 2002 | 14 minutes
« Chaque communauté a sa propre réincarnation d’Elvis », dit le synopsis de ce charmant et touchant court métrage documentaire d’André-Line Beauparlant. Depuis les premiers déhanchements du chanteur dans les années 1950, la figure d’Elvis a presque toujours été mythique. À ce jour, il demeure extrêmement populaire partout dans le monde, inspirant un nombre incroyable d’individus de tous âges et de tous sexes à enfiler les favoris noir de jais et le strass de la star pour devenir le King — et encore plus depuis son décès prématuré en 1977. Les Elvis impersonator sont une multitude de nationalités — mexicaine, japonaise, française, québécoise aussi. Si, chez nous, Elvis Gratton est peut-être mieux connu qu’Elvis l’Italiano, il a tout de même le désavantage d’être fictif. Elvis l’Italiano, lui, existe vraiment, sous les traits de Giuseppe « Joe » Rondisi, et il est l’idole de la Petite Italie depuis son enfance.
Avec son traitement tout en douceur, rien ne brusque ni ne bouscule le King montréalais dans son intimité, malgré la grande proximité avec la réalisatrice et son équipe réduite qui entrent dans son petit univers personnel et professionnel avec leur caméra et leur équipement sonore. Alors que le côté kitsch des imitateurs d’Elvis et leur choix de métier peuvent souvent porter à la dérision, rien ici ne vise à ridiculiser Giuseppe ni à le caricaturer. C’est avec une réelle affection et un respect sincère que la cinéaste l’aborde et, par-dessus tout, qu’elle s’intéresse à lui, à sa passion, à sa fierté de déambuler dans son quartier où on le reconnaît, on l’approche, on l’interpelle de bon cœur et on lui signifie un attachement tangible.
Brillamment, c’est dans le cadre d’une procession religieuse que Beauparlant introduit le personnage, alors qu’il vient tout juste d’expliquer en voix off devoir sa carrière au Bon Dieu, qu’il considère par ailleurs comme son vrai père. En effet, Le Créateur lui serait apparu en rêve et lui aurait révélé qu’il chanterait comme Elvis. En face de la célèbre église Notre-Dame-de-la-Défense en briques rouge-rose de la rue Dante, toutes cloches dehors en plein cœur de la Petite Italie, tout le monde le connaît et il marche parmi les siens comme s’il était entouré de disciples. Ces scènes où Giuseppe circule dans les rues et les parcs, fier et droit dans son impeccable costume de showman d’une blancheur éclatante, royal derrière ses grosses bagues et ses lunettes fumées dorées, saluant les passant·e·s, serrant des mains, sont merveilleuses de candeur et de simplicité authentiques. Il est amusant de voir la caméra du film méprise par les gens pour celle de la télévision. Pour son public, il est clair qu’il ne mérite rien de mieux que la reconnaissance accordée par la boîte à images omniprésente dans nos foyers, qui offre à leurs yeux une consécration instantanée à quiconque est choisi pour y apparaître.
C’est avec une sensibilité infinie que Beauparlant brosse cette tranche de vie d’Elvis l’Italiano — moments fugitifs qui forment un portrait véritablement emblématique de l’homme qui se cache derrière l’entertainer. Cette tendresse est évidente dans la voix douce et empathique de la réalisatrice, qu’on entend réagir hors champ aux propos de Giuseppe, mais aussi dans les images captées par Robert Morin, directeur photo du film, qui s’attardent souvent sur le sourire heureux de celui-ci. Il y a peut-être un côté éternel adolescent chez lui, comme en témoigne le décor de son logement et de sa chambre, entrevu brièvement, avec ses affiches de Bruce Lee et de son idole jouxtant des souvenirs de sa propre gloire artistique. Mais il est plus clair encore que Giuseppe a toujours été et reste un beau rêveur — et un rêveur qui a réussi à donner vie à ses chimères !
Malgré l’âge qui le ralentit, il a toujours envie de grandes scènes, de grands spectacles, de grands publics, avoue-t-il en voix off en marchant au milieu de la chaussée déserte dans l’été montréalais. Il s’éloigne ainsi de la caméra vers le couchant, légèrement en contre-plongée, comme un Lucky Luke du rock’n’roll. Moment magique. I’m a poor lonesome singer, and I’m a long long way from home.(Claire Valade)
LE MYSTÉRIEUX PAUL
![]() |
envoyer par courriel |
| imprimer | Tweet |
