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Rétrospective 2022 : Les temps de l'émotion

Par Maude Trottier


:: Juanita Moore et Sandra Dee dans Imitation of Life (Douglas Sirk, 1959) [Universal Pictures]

Je regarde mon journal de bord sur Letterboxd. J’y vois que j’ai commencé l’année avec Malignant (James Wan, 2021) dont l’esthétique hyper-numérique m’a fait violence ainsi superposée à la violence référentielle du film (signe de sa réussite objective) et que le 5 janvier, j’ai regardé Don’t Look Up (Adam McKay, 2021), proposition qui m’a inspiré un certain mépris. Le reste du mois de janvier est assez erratique, majoritairement composé de plus ou moins « vieilles vues » (dont des Ford, le délicieux Invasion of the Body Snatchers de Don Siegel [1954] et Le Filmeur d’Alain Cavalier [2005]), exception faite de What Do We See When We Look At The Sky? (2021) d’Alexandre Koberidze. Je suis ensuite tombée dans l’œuvre de Douglas Sirk, dont l’habileté totale à manipuler émotivement le spectateur m’a fait réfléchir à la fonction des affects au cinéma et en art, à cette dépense même, à ce qu’elle vise, induit, recharge, crée dans l’organisme qui regarde. Mais c’est peut-être moins la violence et l’immédiateté de la catharsis qui m’ont retenue que le processus plus général et distendu de régulation émotionnelle qui a caractérisé mon après-visionnement de Imitation of Life (1959). Combien de temps l’émotion dure-t-elle, comment sa descente-même affecte-t-elle la pensée ?

Et puis, il y a eu le choc, l’épreuve au sens processuel de ce qui s’est révélé être pour moi le moment d’un vrai retour en salle, avec le Batman (2022) de Matt Reeves, lequel est venu concrétiser une autre ouverture à l’émotion mais d’une nature différente. Dès ses premiers plans, j’ai eu accès à quelque chose que j’ignorais consciemment porter et qui me faisait signe sans que je sache le définir précisément. Cette chose n’avait pas tellement de contour, elle ressemblait à des « lens flares » irradiants, à des halos de nuit qui absorbent l’attention, sans idée déterminée. Lorsque les premières notes de Something in the Way ont résonné, j’ai immédiatement pourtant su. Ce qui était là, à la surface photographique du film, dans ses ondes sensorielles et enveloppantes, ce qu’était la peau du film touchait à l’étendue sensuelle de ma propre tristesse. The Batman est venu agir sur moi comme un psy (« it’s ok to feel like that »), une mère (son immense pouvoir de consolation), une amie (la tactilité de ses bras). Il m’a aussi fait me rendre compte que de la tristesse, une émotion pourtant primaire, on parle peu au final, lui préférant des phénomènes plus précis et en dérivant comme la nostalgie, la mélancolie, ou au contraire, des termes balisés par la psychologie clinique, telle que la dépression, en refoulant ainsi la primauté irradiante. Je me suis lovée en ce film, j’y aurais passée toute la nuit, ivre de concordance.


:: The Batman [Warner Bros.]

Le reste de l’année fut du reste assez semblable au mois de janvier, ponctué par quelques sorties récentes, mais surtout occupé à voir ou revoir des vieilles choses. Je n’ai pas souvent réussi à ressentir la réhabilitation complète de mes facultés spectatorielles, sauf durant le Festival REGARD où le rythme festivalier en présentiel, l’amitié du petit groupe critique que nous formions et disons-le, l’auditoire ultra-expressif de ce festival, sont venus raviver mes forces brutes. J’y ai fait des découvertes dont le travail de François Harvey et son très juste Rencontre avec Robert Dole (2021).

À défaut d’avoir été une critique assidue cette année, j’ai cherché un peu malgré moi à cerner dans des corpus codés et anciens des rouages, des mécanismes affectifs, traversée et travaillée comme la plupart par les mouvements de conscience émergents. Je me suis mise à fouiller les genres, pendant un temps à me passionner pour les classiques noirs, attentive à l’action obvie et souterraine de leurs multiples tropes. Les débats autour de la femme fatale, creuset de féminité fourbe et castratrice, les intrigues mettant en abyme des sujets bravant le Code, la dramatisation des archétypes comme cadre de polarités qui vient brouiller la frontière entre le bien et le mal. J’ai fortement ressenti le besoin du contrepoint historique.

La question du quoi et du comment montrer, ce sont en premier lieu les débats autour de la Shoah qui l’ont encadrée tout au long de mon parcours, puis le féminisme de méthode auquel l’histoire de l’art m’a initiée avec des intellectuelles comme Griselda Pollock et Linda Nead, puis plus près de nous, au Québec, la sensibilisation aux voix autochtones découlant du conflit autour du film de Dominic Gagnon. Or, l’éthique des images n’est jamais close. Voilà que l’on tend de nouvelles interrogations à la représentation, que nous exigeons autre chose des films, que d’autres générations nées avec internet posent un regard moins encyclopédique et davantage scrupuleux, soucieux de justice et de justesse. Le paysage médial a, dirait-on, très rapidement changé, l’épistémè s’est redistribuée, les relations humaines se sont compliquées (et la politique québécoise s’est hyper-paternalisée).

Comme en 2021, j’ai senti ma conscience s’agiter, bouger, osciller. J’ai parfois eu le sentiment d’avoir avalé de nouvelles grilles de lecture qui, même en étant du côté de mes propres idées, pensaient à ma place, comme si un jugement précédait désormais ce que je m’apprêtais à voir, à mon corps défendant. Pour être franche avec moi-même, je me suis sentie par moment ne plus pouvoir exercer avec la même innocence mon plaisir spectatoriel, frappée encore par une sorte d’absentéisme pandémique doublé d’une sensation sourde d’obligation judicatoire. J’ai dans le même temps éprouvé une telle gratitude envers l’élargissement de l’espace de parole et de regard, de même qu’envers l’esprit de dialogue critique que je vois se développer et s’approfondir au sein des écosystèmes éditoriaux. Souvent impressionnée par la maturité émotionnelle de certains collègues plus jeunes que moi, beaucoup plus à même de poser leurs limites et de différencier les idées des ressentis personnels que je ne l’étais. À leur âge, il me semble que je voyais le monde entier comme mon supérieur. Il y a quelque chose de foncièrement émouvant dans le fait de voir les gains d’une génération au-dessous de soi mettre en perspective ses propres mécanismes de compensation.

Je repense à Black Conflux (2019), premier film de la Canadienne Nicole Dorsey. Voir ses images de Terre-Neuve (dont je n’avais aucun imaginaire cinématographique), prendre le pouls de sa mise en scène recherchée, qui épaissit la nuit et varie les points de vue pour venir matérialiser la menace sourde et tangible de l’agression, m’a fait rencontrer en acte la texture d’un cinéma émergent, lequel tente d’arrimer tout ce que recouvre l’idée d’image (et non seulement de représentation) aux idéaux, aux critiques, aux volontés portés. D’autres aspects de ce film campé dans les années 1980 m’ont irritée, nommément sa galerie de personnages féminins secondaires régressifs que j’ai aussi perçue comme exemplifiant une absence de reconnaissance envers le féminisme d’avant #metoo. J’ai alors pensé qu’un pont plus affirmé devrait relier les vagues du féminisme, qu’un regard croisé sur les années 1960 et 1970 — années plus significatives de l’entrée des femmes derrière la caméra — s’imposait. Qu’un meilleur dialogue intergénérationnel devenait de plus en plus nécessaire, spécialement dans un contexte québécois où un certain jeunisme donne la réplique à un paternalisme crasse.


:: (De gauche à droite) Katalin Berek dans Adoption,
Daliah Lavi dans Il Demonio et Sandy McLeod dans Variety 
[Lost & Found/Severin Films/Kino Lorber]

Il y a eu Variety de Bette Gordon (1983), Il demonio de Brunello Rondi (1963), révélé par la réédition de The House of Psychotic Women de Kier-la Janisse, le sublime Adoption de Márta Mészáros (1975), vu au Cinéma Moderne en si belle compagnie. Il y a eu les films restaurés de Jocelyne Saab, défendus et présentés avec tant d’aplomb et de clarté par Mathilde Rouxel, à la Cinémathèque québécoise, en mai dernier. Et puis, j’ai clos l’année en Gaspésie sur le coffret Kinyo Tanaka édité par Carlotta, l’exceptionnelle actrice de Mizoguchi devenue une exceptionnelle réalisatrice durant les années 1950 et 1960. J’ai alors senti se coordonner le présent et le passé, se retendre l’histoire sous mes yeux.

Il m’a semblé que par rapport à 2021, nous avons su affiner les questions qui nous traversent, cassant certains formats par trop figés, par trop polarisés (par exemple autour de la cancel culture, comme en témoigne l’article « Le passé est imprévisible » de Carlos Solano et Samy Benammar dans le dernier 24 images de l’année 2022). Comme si le feu de 2021 laissait maintenant place à un monde de nuances, de comparatisme, à un renouveau critique extrêmement fertile, alors que les émotions continuent leur trajet et que les corps continuent de les recevoir.

Et puis, il y a eu Le rêve et la radio (2022) de Renaud Després-Larose et Ana Tapia Rousiouk, film dont la splendeur formelle répond du politique par le faire artisanal. Je n’en reviens pas encore, également assez attristée de voir que ce film qui gravite le long de la zone d’expérimentation franche qu’il fraye n’a pas été aussi justement reçu qu’il ne le devrait. Il y a aussi les films qu’on n’a pas eu la chance ou le temps de voir. Je cherche ainsi encore à voir Cette maison (2022) de Miryam Charles, dont le visionnement a été répétitivement atermoyé par des petits évènements fâcheux (COVID, etc.).


:: Schelby Jean-Baptiste et Florence Blain Mbaye dans Cette maison [L'Embuscade Films]


:: Ana Tapia Rousiouk et Renaud Després-Larose dans Le rêve et la radio [CDM Productions]

Je repense cette fois au bouleversant A Night of Knowing Nothing (2021) de Payal Kapadia. Ce film porte sur le mouvement de révolte étudiante et sociale qui a eu lieu en Inde en 2016 au sein de la plus importante université de New Dehli et du Film and Television Institute of India. Kapadia y multiplie les façons de faire l’image, à coup de téléphone portable, de scènes granuleuses, de nuits opaques, de vidéos de surveillance, cousant entre elles toutes ces scènes tirées du réel rebellé. Par ricochet, ce crochetage me renvoie à l’astucieux À vendredi Robinson (2022) de Mitra Farahani dont j’ai raffolé, dépassée par sa truculence et ses multiples strates. Ces deux films me font aussi songer que la mort de Godard n’a pas eu sur moi l’effet funeste qu’elle semble avoir eu sur certains. Au contraire, cette mort a résonné à mes oreilles de façon triomphante, elle s’est fait l’occasion de me ressaisir de tout ce que je n’avais pas vu de lui (impossible entreprise), fournissant une sorte de socle théorique à mon désir ardent de revivre à pleins poumons l’histoire du cinéma. Je me suis aussi réjouie que Godard ait pu décider de l’instant de sa mort. 

Dans Le Livre d’image (2018), surgit cette phrase que j’ai longuement envie de méditer : « Il y a un contraste entre la violence de l’acte de représenter et le calme intérieur de la représentation elle-même. »


:: Jean-Luc Godard dans À vendredi Robinson [Écran noir productions]

 

           

« Pourquoi le cinéma ? »
par Samy Benammar

Sur les spectres entre les murs
par Thomas Filteau

 A Night of Knowing Nothing
par Mike Hoolboom

Le plus grand spectacle au monde
par Sylvain Lavallée

Un retard
par Sarah-Louise Pelletier-Morin

Cinéphilie et parentalité
par Anne-Marie Piette

Côté courts : mon année en moins de 30 minutes
par Olivier Thibodeau

Les temps de l'émotion
par Maude Trottier

The Year of Thinking Dangerously
par Claire Valade

              
 
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Article publié le 30 janvier 2023.
 

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