WOCHE DER KRITIK : Les 10 ans de la Semaine de la critique de Berlin
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Rétrospective 2018 : Les meilleurs films de l'année (20-11)

Par La rédaction




CHAINED FOR LIFE
Aaron Schimberg  |  États-Unis  |  2018

« There are some… bold casting choices in this film, déclare une journaliste à l’intention de la belle Mabel, l’égérie diégétique, do you have any reservations about it? ». « Reservations… like, how? », réplique la jeune ingénue, d’où la réponse de son interlocutrice : « Do you feel, for example… this film might be considered exploitative? ». Mine de rien, le génie d’Aaron Schimberg se laisse déjà deviner dans cette satire anodine du malaise que provoquera sans doute sa propre œuvre, et particulièrement le choix d’Adam Pearson pour un rôle autre que celui de « Deformed Man » (Under the Skin [2013]). Ceci dit, avant d’être un film sur la beauté ou sur le cinéma (c’est là, surtout, que réside le leurre), Chained for Life est un film sur le point de vue. « Qui regarde qui ? », c’est la question qui obsédera l’auditoire tout au long du visionnage : « Qui regarde qui, et selon quelle hiérarchie ? ». À cet égard, l’ADN de ce joyau inattendu provient à la fois des classiques de la mise en scène gigogne (ex. : Prenez garde à la sainte putain [1971], La nuit américaine [1973], State and Main [2000]) que du brillant Freaks (1932) de Tod Browning, bref d’une stratigraphie savante du septième art qui, du spectacle circassien des premiers temps jusqu’aux monuments postmodernes érigés dans le sillon des nouvelles vagues, interroge la place de tous les regardants, tapis derrière l’objectif ou parmi les masses de spectateurs indiscrets. Le résultat est une proposition certes dérangeante, mais néanmoins hypnotique et singulière : celle d’un cinéma des attractions réflexives.

Texte : Olivier Thibodeau




ISLE OF DOGS
Wes Anderson |  États-Unis/Allemagne  |  2018

Lettre d’amour au Japon, à son cinéma et aux fidèles compagnons canins, Isle of Dogs marque un raffermissement politique dans l’œuvre de Wes Anderson, un engagement, voire une urgence qui semblait être auparavant réservée à sa narration panique (celle des petits complots bénins), mais pas à ses sujets. À l’aune de toutes les tragédies écologistes (celles en cours, passées et à venir), Isle of Dogs joue des discours politiques, de la couverture médiatique, des mégacorporations, de l’activisme propice et de la rébellion aux portes, avec toute la force communautaire habituelle du cinéma d’Anderson afin de solidariser ces personnages face à un objectif commun : libérer des pitous. Isle of Dogs passe ainsi de l’affolement comique au retroussage de manches collectif, caractérisant ses nombreux quadrupèdes avec une adresse cartoonesque qui était attendue et qui surprend pourtant. Puisant par la même occasion dans le patrimoine du cinéma japonais quelques effets de style et de jouissantes pointes musicales, le film n’aboie jamais pour rien et trouve dans ce mariage esthétique une épure qui sied parfaitement à son inébranlable humanisme.

Texte : Mathieu Li-Goyette




THE GREEN FOG
Guy Maddin, Evan et Galen Johnson  |  États-Unis  |  2017

Film de montage compilant des extraits de films, de séries télévisées et de publicités tournés à San Francisco, The Green Fog se présente à la fois comme un hommage à cette ville et comme un remake en found footage de Vertigo (1958). Les cinéastes reconstituent le squelette narratif du chef-d’œuvre d’Hitchcock, imitant ainsi le geste de Scottie (James Stewart), qui s’efforçait de ressusciter l’être aimé : Maddin et ses collègues retrouvent l’apparence de Vertigo en pigeant dans l’histoire du cinéma comme Scottie retrouvait Madeleine en déguisant et maquillant Judy (Kim Novak). Projet typiquement maddinesque, avec cette esthétique reconstruisant une version alternative du passé pour jouer sur le thème de l’oubli, The Green Fog s’amuse à faire éclater toutes les frontières, celles entre les divers supports (la pellicule, la vidéo, sans compter tous les écrans et les moniteurs de surveillance qui pullulent dans le film) ou entre les statuts de l’image (pas de distinction entre le low et le high art ici). Le tout se déroule en suivant une logique d’évocation des plus ludiques : une forêt de séquoias transposée en un clip de Justin « Timber »-lake ; le visage de Chuck Norris se substitue à celui de James Stewart. S’il s’agit d’une réflexion mélancolique sur la mort du cinéma, figurée entre autres par une poubelle de pellicule enflammée menant à la destruction de la ville, comme nous sommes chez Maddin, il n’y a rien de plus amusant que les fantômes, les choses mortes encore animées : alors aucune raison de s’alarmer, au contraire, si le cinéma est mort, on peut enfin s’amuser, Maddin s’en donnant à cœur joie dans ces 60 minutes de pur plaisir cinéphile. 

Texte : Sylvain Lavallée




CLAIRE L'HIVER
Sophie Bédard Marcotte  |  Québec  |  2017

Il n’y a rien de plus inspirant ou de plus réjouissant dans Claire l’hiver que la multiplication des possibles : les vols de cétacés et de cargos spatiaux dans le ciel montréalais, bref le triomphe de l’ingéniosité contre le handicap budgétaire et la consécration du talent créatif de notre plus brillante jeune cinéaste, mais surtout, la subversion salutaire des modèles cinématographiques nationaux qu’implique sa démarche. En effet, bien qu’on puisse assimiler ici le drame du personnage-titre à celui du loser triste, emblématique du cinéma québécois, ce serait sans compter sur l’humour raffiné de Bédard Marcotte et le ludisme irrésistible de sa mise en scène, remèdes tout désignés contre la gravitas exacerbée et le naturalisme documentaire utilisés, trop souvent, pour décrire un homo quebecensis intrinsèquement agenouillé. Ici, le sens du drame côtoie gaiement l’autodérision, dans une œuvre savamment réflexive où les tribulations professionnelles d’une artiste artisanale se résorbent dans l’infini potentiel innovateur de son art. Qu’il s’agisse de brèches spontanées dans le quatrième mur, de plans subjectifs à vélo, d’incursions stupéfiantes dans les limites du champ, de ballets machiniques, de tableaux woodmaniens, de séquences animées ou du spectacle incongru de « petits objets détruits par le stress », le lexique visuel utilisé ici est immense et singulier, particulièrement pour une si petite production, et il contribue à une représentation lyrique jouissive de la protagoniste, mais aussi de tous les rêveurs de son genre, concrétisant ainsi l’idéal proustien diégétique d’une œuvre « ancrée dans le quotidien, mais d’envergure universelle ».  

Texte : Olivier Thibodeau





HANAGATAMI
Nobuhiko Obayashi |  Japon  |  2017

La poésie fragile du dernier film de Nobuhiko Obayashi s’apparente à celle d’un dernier souffle. Après 40 années de gestation, le maître revisite les débuts tumultueux de sa carrière, ceux d’un auteur iconoclaste, grand alchimiste des formes et des genres qui n’a jamais eu peur de tordre le bon goût au nom d’une image dont il aurait rêvé. Et les rêves d’Obayashi, il faut les avoir vus au moins une fois pour croire qu’ils peuvent exister à l’écran sans se lézarder à la moindre anicroche, pour croire qu’on peut bel et bien s’en permettre autant là où tous les autres s’en permettent si peu. Tourné aux abords d’un littoral numérique, le récit de Hanagatami est à la fois un retour aux sources psychiques de son premier film, Hausu (1977), seul film de lui vraiment connu en Occident, et une exploration de l’état d’esprit d’une communauté isolée qui s’apprête à traverser la Guerre du Pacifique. Si l’ensemble du film nécessite une certaine connaissance de l’histoire japonaise, notamment des raisons politiques de son entrée en guerre, puis de sa relation ambivalente à la culture occidentale (autant à la littérature de Poe qu'aux écrits de Marx), il est aussi possible de s’y abandonner complètement… De voir dans les surimpressions de fleurs de cerisier à la frontière du grotesque le parachèvement d’une esthétique libertaire, libertine, qui est absolument typique du cinéma de la nouvelle vague japonaise et dont Obayashi signe en quelque sorte le dernier des films. 

Texte : Mathieu Li-Goyette




ROMA
Alfonso Cuarón  |  Mexique/États-Unis  |  2018

Oublions la controverse Netflix. Oublions les détracteurs qui en ont contre l’extrême précision de son esthétisme ou de sa vision prétendument réductrice des classes sociales. Pourquoi voudrait-on bouder un plaisir aussi profondément lumineux et aussi immensément cinématographique que celui du visionnement de Roma d’Alfonso Cuarón ? Qu’on l’ait vu au petit ou au grand écran, la puissance émotionnelle époustouflante du film et la splendeur visuelle de sa réalisation sont d’une richesse absolument indéniable. Le cinéaste mexicain nous a habitués à une certaine virtuosité technique, des plans-séquences de Children of Men (2006) à l’ensemble de Gravity (2013), mais jamais cette adresse n’aura été davantage mise au service du récit que dans Roma, avec sa caméra-témoin qui embrasse posément, sans coupure, chaque petit univers du film, de la maison familiale aux rues de Mexico, des terrains boueux des bidonvilles campagnards aux palmiers longeant la mer de Tuxpan. D’une simplicité extrême, le tout premier plan donne le ton, avec ce carrelage des plus banals, soudain éclaboussé par à-coups d’eau savonneuse, comme le ressac des vagues sur une plage. Les sons s’imposent peu à peu. Puis un avion traverse le ciel, reflété dans la flaque d’eau, ses moteurs tonitruant dans le lointain. Voici un film qui n’a d’ordinaire que l’apparence. Mais s’il est manifestement extraordinaire dès le départ, le film se révèle bientôt véritablement sublime. Dans un noir et blanc somptueux, du désordre totalement fellinien d’une corvée d’eau pour éteindre un feu de forêt à l’émotion vive d’un sauvetage périlleux en bord de mer, en passant par les petits moments du quotidien (les toits du quartier peuplés de domestiques lavant le linge à l’unisson, le stationnement d’un véhicule trop massif dans un espace trop exigu, la dégustation d’une crème-glacée-baume-sur-le-cœur sous le regard bienveillant d’un crabe géant), Roma est un cri d’amour d’Alfonso Cuarón — à Mexico, à son pays, aux femmes de sa famille, mais aussi au cinéma et à son métier, à tout ce qui l’a inspiré, des choses et des gens les plus ordinaires aux maîtres du cinéma qui l’ont influencé. 

Texte : Claire Valade




UN COUTEAU DANS LE CŒUR
Yann Gonzalez  |  France/Mexique/Suisse  |  2018

« Camp », maniéré et excessif, Un couteau dans le cœur s’expose au mépris la tête haute. Le film est promu comme un whodunnit, mais son intrigue est alambiquée et inconsistante. Il tire dans tous les sens, sans ligne de mire. Il s’éparpille, papillonne d’une citation à l’autre — de Hitchcock à Anger, d’Argento à Rohmer —, comme pour rassembler dans un seul chant d’amour toutes les étoiles d’une cinéphilie. Les différents symptômes de cette ivresse pointe d’une manière ou d’une autre vers une vision, que Yann Gonzalez partage avec son confrère Bertrand Mandico : le cinéma rend possible l’assouvissement des passions, et ce principe est assez fort pour sous-tendre tout un film, voire tout le cinéma. L’histoire n’est finalement qu’un prétexte à la mise en scène du désir (le film ne se réclame pas de la pornographie pour rien), à l’actualisation d’images rêvées, admirées, fantasmées. Gonzalez trouve une alliée surprenante en Vanessa Paradis, qui se prête au jeu avec une belle intensité. Objet dangereux et exaltant, Un couteau dans le cœur rejoint quelque chose du plaisir fondamental du cinéma.

Texte : Philippe Bouchard-Cholette




BLACKkKLANSMAN
Spike Lee  |  États-Unis  |  2018

BlacKkKlansman cache bien toutes ses idiosyncrasies sous ses allures rassurantes de bonne vieille comédie policière. Le plus récent film de Spike Lee est certes accessible, mais il ne l’est jamais au détriment de sa nature intrinsèquement hétérogène. À la fois satire assassine et essai historique, film de genre et brûlot politique, ce « fait vécu » inspiré d’une anecdote parfaitement rocambolesque utilise bien entendu son improbable prémisse pour aborder de front les tensions raciales qui divisent aujourd’hui l’Amérique de Donald Trump. Mais le cinéaste va toutefois beaucoup plus loin, critiquant notamment cet héritage raciste que représente l’histoire officielle du septième art tout en brouillant la frontière entre le passé et le présent par le biais d’un étonnant glissement vers le documentaire. Produit par Jordan Peele, qui avait signé en 2017 l’excellent Get Out, BlacKkKlansman est une œuvre grand public engagée et enragée qui refuse les compromis – de même qu’un indéniable retour en force pour l’auteur de Do the Right Thing (1989), qui signe ici son meilleur film depuis plus d’une décennie. 

Texte : Alexandre Fontaine Rousseau




HAPPY HOUR
Ryûsuke Hamaguchi  |  Japon  |  2015

Sa durée est bien souvent le premier qualificatif attribué à Happy Hour. 5 h 30 de cinéma ou l’art de regarder dans tous ses états : en une longue concentration ou entrecoupé de pauses. Une majorité de salles l’ont présenté en plusieurs parties. Chaque portion de visionnement marque lentement son chemin, titillant l’esprit dans l’attente de sa suite. La reprise n’en est que plus douce, au même titre que celle d’une bonne série. Happy Hour est ainsi un film-fleuve, un film chronique, un film feuilleton. Son format inhabituel provient avant tout de sa source expérimentale. Développé lors d’ateliers d’improvisation dans lesquels les participant.e.s, amateur.e.s, sont devenus les acteurs du projet, et inspiraient eux-mêmes l’écriture scénaristique. Le film fut un long processus de plusieurs mois, pensé en amont d'un tournage qui s'avéra pour sa part accompli les fins de semaine pour respecter au mieux les obligations de chacun. Happy Hour a cette facture intimiste des vidéos amateurs, documents filmés en famille et entre amis ou dans le cadre d’un séminaire formé de petits groupes d’individus venus partager un moment unique. Il a par moments cette qualité d’image un peu passe-partout. Pourtant ses cadrages inspirants, si bien découpés et pleins de finesse, sa touche naturaliste, élèvent le film à un statut assez unique ; remarquable aventure dont on saisit mieux les racines d’une puissante signature réaliste. Pénétrant le quotidien mis en commun de quatre amies dans le Kobe japonais d’aujourd’hui, Happy Hour nous présente Akari (Sachie Tanaka), célibataire se consacrant à son métier d’infirmière, Sakurako (Hazuki Kikuchi), mère au foyer oppressée, Fumi (Maiko Mihara), curatrice de centre d’art mal mariée, puis Jun (Rira Kawamura), en instance de divorce, qui disparaît... Quand la vie de l’une bascule, c’est l’équilibre de toute la sororité qui s’en voit retourné. Équilibre qui passe par l’écoute de soi, et l’ouverture aux autres… Ici, les sens sont en exode, ils partent de rien, du néant, jusqu’à devenir aliénants et peut-être souverains.

Texte : Anne Marie Piette




LA PART DU DIABLE
Luc Bourdon  |  Québec  |  2018

En égrainant ce diabolique chapelet de séquences larronnées à même les tabernacles de l’ONF, le spectateur béatifié doit reconnaître la brillance avec laquelle (Saint-)Luc Bourdon nous convie non seulement à un cours d’histoire intensif, mais aussi à une captivante leçon de montage : s’il redonne à toutes ces vieilles images une seconde chance de valoir à nouveau mille mots, chacun de ses raccords les fera signifier au centuple. On sait que — notamment pendant les décennies 1960 et 1970 — les cinéastes de l’Office National du Film ont parcouru les rues de la ville, sillonné les routes du Québec et parfois même traversé les océans pour y prélever d’innombrables et inestimables morceaux de réel dont on n’avait sans doute même pas le temps de se soucier de la pertinence ni de l’éventuelle utilité. Et voilà qu’à force d’enregistrer les us et coutumes d’une pelletée de peuples sur des arpents de pellicules, le visage d’une nation s’est dessiné, tranquillement pas vite. Près de quatre décennies plus tard, Bourdon, jouxté de Michel Giroux, débarque avec ses ciseaux et son pot de colle et nous concocte, sans recourir à une voix ou à des cartons, mais en se permettant quelques fascinantes frictions entre les images et la bande-son, une éloquente mosaïque qui en dit plus long que n’importe quel livre d’histoire et grâce à laquelle on pourra distinguer nos dehors morcelés et notre intérieur fragmenté. Jamais, en effet, n’aura-t-on pu constater, avec autant d’acuité, la complexité de ce terreau sur lequel nous continuons de pousser (dans un sens ou dans l’autre).

Texte : Jean-Marc Limoges

 
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Article publié le 15 janvier 2019.
 

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