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Lait de poule : 2046

Par Samy Benammar

2046
Wong Kar-wai  |  Hong Kong  |  2004  |  129 minutes

J’ai pensé d’abord rédiger une lettre à la manière de M. Chow pour me faire moi aussi plume mélancolique, embrassée par la solitude de décembre. J’aurais, en élans lyriques, évoqué mes amours déchus, adressé une missive larmoyante à la maîtresse avec qui je ne passerai pas Noël. Dans les couloirs de l’hôtel, j’aurais laissé errer mes mots jusqu’à la serrure de la chambre 2046 pour y déterrer les souvenirs d’une soirée où seul∙e∙s à deux, nous échangions une bière entre ami∙e∙s, amant∙e∙s, amoureux∙ses. Mais, dans ma chambre, tandis que les flocons caressent les carreaux, les paupières humides de Su provoquent un éclat de rire aussi soudain qu’inévitable.

Virtuose, Wong Kar Wai enlace les récits des rencontres disparues, ces corps excavés de la mémoire, ces rendez-vous qui ont tous eu lieu un 24 décembre : réveillon cathartique où, alors que l’on se réunit dans la chaleur des foyers, les âmes errantes sont prises dans une ville vide. Mais je ne peux m’empêcher ce soir de déployer ma gorge en un rire enivrant. Elle titube la mélancolie, au bord du précipice, prête à s’effondrer dans le ridicule, à la moindre réplique, au moindre traveling lent sur un comptoir, au moindre champ-contrechamp ; fragile la frontière du sublime au grotesque. Elle tient, il me semble, à une synergie de l’image au regard qui s’y dépose.

Plus encore qu’In the Mood for Love qui maintient difficilement l’équilibre entre robe rouge et eau de rose, 2046 est une œuvre dont l’imposante poésie peut, dépendamment de l’heure et de la disposition personnelle, plonger dans une sincère contemplation de l’être et de ses rapports ou provoquer des rires incontrôlables tant chacun des effets est appuyé, surappuyé par des dialogues toujours à la limite du supportable. Chef-d’œuvre aussi magnifique que suffisant, 2046 est deux films à la fois. Le premier est une comédie romantique qui se fond dans la tristesse de l’hiver et qui pour toujours collera à la chair des amoureux éplorés. Le second, et sans doute le plus délectable, est une comédie burlesque qui ridiculise le patriarcat et toutes les structures les plus contraignantes que l’on associe à l’amour.

J’ai tant de plaisir à voir ces colosses cinématographiques tomber en morceaux dès lors que l’on s’accorde, un peu de recul et d’irrévérence. Je ne pourrai plus jamais voir 2046 sans y percevoir une invitation à l’insolence. La prochaine fois que je serai seul un 24 décembre, plutôt que de chanter une ode aux femmes à jamais perdues, je me servirai un verre de lait de poule, ou bien je mangerai un popsicle sur le toit de l’hôtel. Regardez des comédies romantiques, pleurez au chaud mais riez aussi, ça fait fondre les neiges.

 

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Article publié le 21 décembre 2021.
 

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