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Petites haches : Riz aux haricots

Par Olivier Thibodeau


 

Qu’il s’agisse de leur parlure ou de leur musique, les Antillais.es de Small Axe revendiquent fièrement leur héritage, incarné également dans leur gastronomie alléchante. Curry à la chèvre, riz aux haricots et maïs grillé s’érigent ainsi en remparts contre la puissance homogénéisante du melting pot.

Le thème de l’identité culinaire est central dans le premier épisode de la série, Mangrove, où c’est précisément l’affirmation gastronomique des Trinidadiens de Notting Hill qui lui attire l’ire de la flicaille londonienne. L’idée d’enclave culturelle est dès lors très prégnante puisque c’est la préférence assumée des protagonistes pour la « spicy food »serviepar Frank Crichlow (Shaun Parkes) dans le restaurant titulaire qui les distinguent d’une population environnante avide de cuisine continentale. En effet, il s’agit là d’un choix contentieux aux yeux d’une autorité violente qui préférerait y voir des « sausages and eggs », mais qui exècre surtout la convergence des Caribéens sous sa bannière. S’il sert une clientèle avide de curry de mouton ou de crabe avec raviolis, le Mangrove constitue aussi un espace communautaire, espace qui selon les Black Panthers de Altheia Jones-LeCointe (Letitia Wright) constitue un lieu de résistance par sa simple existence. Un lieu où les gens peuvent « s’asseoir, parler, échanger des idées », « se rassembler », bref un sanctuaire et un sentier vers l’autodétermination. C’est du moins ce que souligne la deuxième partie du film, où on assiste à un drame juridique jubilatoire. Accusés d’incitation à l’émeute suite à une manifestation contre les raids arbitraires perpétrés par la police, Frank et Altheia partent en guerre sur le terrain miné de l’institution judiciaire blanche. C’est une guerre de style, d’éthique et d’agentivité, que remportent de manière flamboyante les accusés antillais qui, en se représentant eux-mêmes, s’approprient le pouvoir légal qui servait précédemment à les opprimer.

L’idée d’enclave culturelle est cruciale également dans Lovers Rock, qui relate l’organisation d’une grande fête jamaïcaine dans une résidence située au sein d’un quartier blanc cossu. Constituant pour les protagonistes une occasion rêvée de s’approprier l’espace domiciliaire de la bourgeoisie colonialiste, ceux-ci procèdent par imprégnation multi-sensorielle du lieu, y introduisant la musique festive et les danses lascives de leurs compatriotes, marqueurs de leur singularité face au puritanisme environnant. Ils introduisent aussi les saveurs de leur pays dans une cantine improvisée où les organisateurs servent à bas prix de la Red Stripe et des plats traditionnels préparés amoureusement par un groupe de femmes adorables, symboles du caractère familier et réconfortant de la gastronomie des îles. Le kitchen sink realism, issu de la plus pure tradition du cinéma social britannique, retrouve ainsi son incarnation littérale dans l’attention portée aux potées bouillonnantes de curry de chèvre et de morue salée aux akis, ainsi que dans la notion d’exiguïté domestique, emblème de proximité communautaire.

Dans Red, White and Blue, comme dans Mangrove, l’identité culturelle est étroitement liée à la gastronomie, d’où son équation métonymique entre les peuples et leur nourriture de prédilection. C’est le cas du riz aux haricots (« rice and peas »), qui vient représenter tous les Caribéens lors d’un échange entre le jeune policier Leroy Logan et ses futurs employeurs durant lequel il mentionne avoir déjà mangé de la gelée d’anguille (« jellied eels ») et vouloir convertir ses collègues anglais au « rice and peas ». L’appartenance culinaire permet également de distinguer les différentes nations caribéennes entre elles selon leurs méthodes de cuisson du poulet sucré, comme celle des Saint-Luciens de la tante Jesse ou celle des compatriotes jamaïcains de Leroy. Réunis lors d’une scène de repas mémorable, ces gens contribuent à créer cet espace communautaire que définit la série tout entière : lieu de partage intime et sensuel où communient les personnages par le biais d’une culture anti-hégémonique commune, c’est-à-dire d’une singularité culturelle assumée comme richesse. Le vocabulaire culinaire sert même à élaborer des insultes pour les Noirs jugés vendus à la cause blanche, les « noix de coco » et les « biscuits Oreo » (foncés à l’extérieur, mais pâles à l’intérieur…).

Alex Wheatle comporte quant à lui une scène-clé se déroulant la veille de Noël, lors d’un souper de famille où le protagoniste titulaire est convié par Dennis, son mentor dans la redécouverte de ses racines jamaïcaines. Or, s’il peine à intégrer le groupe de ses compatriotes, dont il ne partage pas encore les codes, Alex communie pleinement avec leur nourriture, dévorant à belles dents le poulet frit, le riz aux pois et le maïs grillé servi par sa maman qui, dans l’acte d’alimentation, devient symboliquement sa mère de substitution. La scène sert en outre à re-situer l’espace communautaire idéalisé par McQueen dans le cœur de l’appartement antillais, lieu pour le protagoniste d’un éveil à sa culture.

Education aborde la gastronomie à la manière du cinéma narratif hégémonique, comme symbole de désunion plutôt qu’à la manière d’un signifiant identitaire. Ce type de traitement vient conséquemment appuyer l’idée sous-jacente d’aliénation culturelle, vécue par la famille du protagoniste dans sa tentative d’intégrer la société anglaise plus large. Qu’il s’agisse de la scène du déjeuner, où les enfants avalent en vitesse des blocs anémiques de blé filamenté ou la scène du dîner dominical, où on s’engueule ferme autour de la table, le film partage ce trait commun du cinéma des Blancs que la représentation des repas vise avant tout à cerner le caractère universellement contraignant de l’existence contemporaine. Ce n’est qu’en fin de parcours que certaines préoccupations communautaires viennent intégrer le scénario et, dans leur sillon, on note une scène de repas inspirante où une intellectuelle grenadienne discute arithmétique avec ses élèves avant de les convier au salon pour une leçon sur la royauté africaine. Ce n’est qu’alors que la salle à manger se conforme à l’idéal d’espace culturel collectif revendiqué par McQueen.

Dans l’univers communautaire de Small Axe, la nourriture ne sert pas uniquement d’élément constitutif d’une culture spécifique, elle traduit l’expression d’une tradition de nutrition anti-hégémonique.

 

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Article publié le 14 juin 2021.
 

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