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Ghibli à la rescousse de l'imaginaire

Par Mathieu Li-Goyette
 
« Un jour, alors qu'il s'enfonçait dans la forêt, le vieil homme vit une pousse de bambou qui luisait d'un éclat étrange. En s'approchant, il s'aperçut que la pousse émettait une vive lumière dorée. Sans hésiter un seul instant, il trancha la pousse de bambou pour essayer d'éclaircir ce mystère. À sa grande stupéfaction, il découvrit à l'intérieur du tronc... un bébé! » 

Le conte du coupeur de bambous (IXe siècle)


Les années d'apprentissage

La petite histoire du Studio Ghibli ne commence pas tout à fait à la suite du succès de Nausicaä of the Valley of the Wind. Lorsque le studio est fondé en 1985, il vient couronner près de vingt ans d'évolution au sein d'un milieu extrêmement compétitif où, plutôt que d'arpenter les voies déblayées par la concurrence, Hayao Miyazaki, Isao Takahata et le producteur Toshio Suzuki décident de renverser les attentes. Le trio amalgame l'enseignement de Walt Disney à leurs contes environnementaux, mais aussi la technique poétique de Michel Ocelot (Le roi et l'oiseau), puis de Frédéric Back, à qui Takahata emprunte de nombreuses idées. Alors qu'en Occident, Don Bluth et Gary Goldman viennent proposer de nouvelles aventures d'animaux anthropomorphisés au début des années 80, mélangeant ainsi la structure spielbergienne du blockbuster et la fluidité inoffensive de Disney, Ghibli développe graduellement une esthétique des éléments et de leurs transformations. Profondément ancré dans la tradition picturale japonaise, les premiers personnages de Castle in the Sky et de My Neighbor Totoro annoncent une séparation franche entre le monde des Hommes et celui de la Nature. N'hésitant pas pour autant à doter ses protagonistes velus de personnalités qui leurs sont propre, Miyazaki et Takahata en viennent à la conclusion que l'univers tout en peluche de Disney est dépassé. Au crépuscule de la Guerre froide, et ce, d'autant plus à partir d'un pays qui a vécu l'explosion de deux bombes atomiques, le cinéma d'animation aurait une plus grande responsabilité vis-à-vis son public...

Horus : Prince of the Sun de Isao Takahata
 
Heidi, Girl of the Alps de Isao Takahata

Avant tout, remontons aux origines de cette collaboration, soit en 1961 à l'intérieur du volet dédié à l'animation du studio Toei. Là se rencontrent pour la première fois Miyazaki et Takahata. Plus jeune d'une dizaine d'années, le premier se met à travailler sous la supervision du second pour Horus : Prince of the Sun (1968). Alors que Takahata demeure l'un des rares réalisateurs de l'industrie de l'anime a ne pas être d'abord un dessinateur, son collègue dirige pour lui la principale équipe d'animateurs tout en prenant en charge la conception des cadrages. Takahata se concentre sur ce qui lui tient à coeur : la mise en scène. Réfléchissant le film non plus en dessin, mais bien d'égal à égal avec n'importe quelle oeuvre en prises de vue réelles qui aurait tenté de raconter les aventures du jeune chevalier brandissant l'Épée du Soleil, il doit répondre à Miyazaki qui impose naturellement des limites techniques qui trahiront certaines ambitions du cinéaste (notamment dans les séquences d'action où l'image fixe est préférée lorsque de trop nombreux personnages occupent le cadre).

Suite à des différents avec la direction du studio, Takahata et Miayazaki quittent la Toei en 1971 et plongent dans une nouvelle décennie où l'animation ne triomphe plus qu'à la télévision. Les anciens studios ferment leurs portes, changent de vocation, réduisent leur personnel : le duo vagabonde, fait même un arrêt en Suède pour tenter d'acquérir les droits d'exploitation japonaise du personnage de Fifi Brindacier et réalisent des films oubliables comme Anne of Green Gables et Lupin III. Les intérêts personnels des auteurs sont noyés sous la commande et l'adaptation d'oeuvres d'autrui.

Gauche the Cellist de Isao Takahata
 
Nausicaä of the Valley of the Wind de Hayao Miyazaki

À la ferveur patriotique des années 60 a succédé des années 70 irrationnelles où le sexe et la violence dominent l'industrie de l'anime. Persuadés qu'il y a mieux à tirer du talent de leurs animateurs, Takahata et Miyazaki se tournent à présent vers l'animation étrangère, isolent ce qui était si touchant dans le Crac! de Back ou de si enivrant dans la quête ténébreuse de la petite souris Nimh de Bluth et Goldman. Tour à tour, ils réalisent Gauche the Cellist (adapté d'une nouvelle du poète socialiste Kenji Miyazawa, grande plume de l'ère Shōwa) et Nausicaä of the Valley of the Wind que Miyazaki transpose des deux premiers tomes du manga qu'il écrit et dessine lui-même dans le magazine Animage. Devant le succès remporté par le film au box-office, l'éditeur de la publication, Toshio Suzuki, propose à Miyazaki et à Takahata de s'acheter leur propre indépendance créative en fondant le Studio Ghibli l'année suivante.

La nature s'anime

Aussitôt fondé, Ghibli permet au talent des deux cinéastes d'atteindre leur plein potentiel à travers Castle in the Sky, My Neighbor Totoro et Grave of the Fireflies qui s'avèrent de brillantes répliques pacifistes au violent Akira de Katsuhiro Otomo. Chez Ghibli, on favorise le retour aux contes-types de l'enfance où la jeunesse est le temps de l'imaginaire et de la fuite du monde. Pour Takahata, cette percée semble plus réaliste, tandis que chez l'autre elle prend des allures de machines volantes incroyables, de jeunes héritières (d'un trône, d'un pouvoir, d'une parole sacrée, etc.) à l'âme forte qui ne reculeraient devant rien pour sauver un peuple d'une menace ancestrale, ou son prince charmant d'une malédiction venue des airs. Le monde de Ghibli renvoie à l'art du conte en reprenant certains récits traditionnels remontant jusqu'au VIIIe siècle comme celui de la princesse Chujo-hime qui demanda aux esprits de la rivière de la protéger de sa belle-mère ingrate ou de Sugaru, récit de celui qui tenta de dompter le tonnerre. Entremêlant les traditions du culte Shinto et la philosophie bouddhiste, le discours type de Ghibli s'efforce de critiquer tout le mal que l'Homme se fait à lui-même et, d'un même geste, le tort qu'il cause à la Nature.

Howl's Moving Castle de Hayao Miyazaki

À la différence qu'ici, dans ces contes où l'animisme remplace l'anthropomorphisme de Disney - Totoro est un esprit de la forêt, jamais l'animal parlant habitant normalement le cinéma d'animation américain, exception faite d'égarements moins intéressants comme Pom Poko et Porco Rosso - la Nature se défend et n'est pas qu'un élément du décor. La pluie découpe la pellicule dans My Neighbor Totoro. Le décor se fond avec des animaux de Princess Mononoke et les arrière-plans peints s'animent au fil des films culminant dans Ponyo où la moindre écume, la plus petite vaguelette, demeurent la célébration de l'animation manuelle et traditionnelle. Les herbes ondulent, le soleil éblouit et tout à coup, c'est à force de coups de crayon que la Nature est restituée comme l'égal de l'Homme, jouissant de la même liberté de mouvement et de la même dévotion artisanale.

La technique comme discours

Ces rêves salvateurs rehaussant à la fois esthétiquement et conceptuellement la cohérence des univers naturels, les films de Ghibli y travaillent dans cette réflexion systématique du matériau et de la technique de dessin. Dans My Neighbors the Yamadas, par exemple, Takahata utilise pour la première fois une technique d'animation numérique, mais uniquement pour illustrer la plongée dans le monde du rêve. Dans Howl's Moving Castle, seul le château ambulant du sorcier s'anime numériquement. Or, ce n'est pas plus un objet de synthèse, mais plutôt un squelette d'infographie articulant des pièces peintes à la main. La métaphore est limpide : la magie (numérique) du sorcier module le monde (dessiné) comme le sortilège du film est capable d'animer la matière, mais pas de la créer.

La réflexion du studio porte sur la relation qu'entretient le récit, la mise en scène et la technique propre au cinéma d'animation et elle apparaît d'autant plus cohérente qu'elle fait écho aux préoccupations écologistes des auteurs. Dans un monde en déroute, les oeuvres de Ghibli se veulent des extensions fantaisistes dont les prémisses se situent dans un quotidien rapproché, voire dans un lointain futur où il ne nous resterait plus qu'à contempler la somme de nos erreurs. Comme s'il était question d'avertir les spectateurs les plus jeunes de l'importance capitale de certaines questions environnementales (jusqu'à parler des sacs de plastique non réutilisables dans Whisper of the Heart), ces héros adolescents aux visages familiers luttent contre des antagonistes dont la forme et le dessein se répètent de film en film.

My Neighbors the Yamadas de Isao Takahata

De part et d'autre de leurs spécialités respectives, Miyazaki et Takahata ont développé deux mondes distincts où les préoccupations humanistes changent d'atours, mais jamais de fond, constituant un corpus solidement établi dans l'imaginaire, déjà responsable de plusieurs classiques et d'une pérennité assurée à travers de nombreux hommages. Il semble qu'aucun anime n'évolue pas aujourd'hui dans l'ombre de Ghibli, qu'aucun jeu de rôle japonais n'est pas une variation trafiquée d'un univers de Miyazaki, qu'aucun auteur de gekika (les mangas dramatiques pour adultes) n'ait ignoré l'enseignement sensible de Takahata. Bien que ces films ne sont plus à vanter, il nous faudra néanmoins toujours escalader les stéréotypes associés au studio, surmonter les lieux communs et retracer le génie créateur se nichant à l'intérieur de ces oeuvres, des morceaux à la fois indépendants et interfoliés chapitrant un vaste et ambitieux poème où chaque vers est un personnage et chaque strophe un discours. C'est ce que nous proposons d'explorer ici, les rimes et les singularités du Studio Ghibli.



1986 - Castle in the Sky  (Hayao Miyazaki)
1988 - Grave of the Fireflies (Isao Takahata)
1988 - My Neighbor Totoro (Hayao Miyazaki)
1995 - Whisper of the Heart (Yoshifumi Kondo)
1997 - Princess Mononoke (Hayao Miyazaki)
1999 - My Neighbors the Yamadas (Isao Takahata)
2001 - Spirited Away (Hayao Miyazaki)
2008 - Ponyo (Hayao Miyazaki)
2010 - The Secret World of Arrietty (Hiromasa Yonebayashi)

Jeux vidéo - Ni No Kuni: Wrath of the White Witch (Level 5)
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Article publié le 14 janvier 2013.
 

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