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Rétrospective jeux vidéo 2016 : 20-11

Par Louis Filiatrault



WHEELS OF AURELIA

Santa Ragione  |  Italie  |  PC, Mac, Linux, PS4
 
Une voiture. Deux jeunes femmes. Des milles de route italienne les séparant de Paris, où des rendez-vous importants les attendent. Ne manque qu’une poignée d’autostoppeurs, terre à terre ou abracadabrants, pour égayer la longue balade. Wheels of Aurelia, troisième sortie commerciale des indépendants Santa Ragione, relate les histoires de tout ce beau monde sous forme d’arborescence narrative, chaque partie générant un court récit d’environ un quart d’heure. Le design extrêmement simple — conduite presque entièrement automatique, segments de course d’une aise surprenante — laisse toute la place aux savoureuses conversations écrites et à l’exploration d’un imaginaire n’ayant jamais été illustré en jeu : celui d’une féministe allergique au clergé, branchée sur Pasolini et sur tous les discours révolutionnaires des années 70. Quelques défauts techniques et raccourcis curieux donnent lieu à des incohérences fâcheuses, mais l’originalité rachète bien des fautes.




THUMPER
Drool  |  États-Unis  |  PC, PS4
 
Le contenu musical de la grande catégorie des jeux de rythme se divise généralement en trois rubriques : pop commerciale au goût du jour, techno un peu en retard sur les modes et hard rock parfaitement traditionnel. Des exceptions surviennent à l’occasion, mais rarement au point de verser carrément dans l’avant-garde, et encore moins avec la clarté de vision et la virtuosité technique démontrées par Thumper. Réalisé par deux vétérans de l’influent studio Harmonix, parmi lesquels Brian Gibson du groupe Lightning Bolt, le premier effort de Drool réduit le jeu vidéo à son expression la plus simple — une course à obstacles sur rails, aux variations possibles mais toujours optionnelles — et provoque l’enveloppement sensoriel par une difficulté extrême et un traitement audiovisuel d’une furie sans égale. Choisi comme fer de lance d’une plateforme de réalité virtuelle, Thumper n’incarne pas l’avenir de l’art interactif, mais marque le triomphe particulièrement acéré de l’un de ses possibles.




ABZÛ
Giant Squid  |  États-Unis  |  PC, PS4
 
Après le jeu comme récit, comme défi, voici le jeu vidéo comme hommage au vivant. Plus exactement à la faune océanique, ou à une certaine idée de celle-ci, fantasme d’une pureté qui n’est peut-être plus exactement actuelle. Reprenant presque tous ses motifs à l’incontournable Journey (2012) — dont il partage très évidemment le directeur artistique et le compositeur — Abzû propose un court voyage sans grandes complications, aux instants mémorables, aux fonds d’une mer en péril dont la beauté pourrait encore être rescapée. Sans égaler l’exécution du grand jeu de thatgamecompany, notamment par son absence de composante multijoueurs, la première sortie de Giant Squid tire cependant profit de son thème très bien identifié, à savoir les dangers de s’abandonner au laisser-faire technologique. Elle envisage le jeu comme chaleureuse fable de découverte et de réparation, renversement réjouissant des étiquettes si souvent apposées au médium.




INSIDE
Playdead  |  Danemark  |  PC, PS4, XONE
 
C’est l’histoire d’un garçon qui court vers la droite. Le grand succès Limbo des mêmes Playdead débutait de manière semblable, dans une forêt dense et baignée de noirceur. À partir de cette image élémentaire, comme tirée d’un rêve, l’équipe d’Arnt Jensen amorce la tournée d’une société ayant depuis longtemps sombré dans le culte du progrès aveugle et mis en péril son âme par la soif de contrôle intégral. La traversée comporte plusieurs scènes marquantes et se solde par une apothéose dont peu d’artisans auraient su négocier le mélange d’absurde et de puissance viscérale. Plus sophistiqué dans les atmosphères qu’il construit, plus porteur et inquiétant dans les avenues thématiques qu’il aborde, Inside succède de façon admirable à un premier effort trop vaguement surréaliste, uniquement alourdi par un milieu de parcours beaucoup moins vif que ce qui l’encadre.




MAFIA III
Hangar 13  |  États-Unis  |  PC, PS4, XONE
 
La trame est archiconnue, en jeux comme en toutes formes narratives : un homme en croisade, cherchant vengeance pour ses camarades monstrueusement trahis. La dimension raciale, préoccupation centrale de cette première sortie de Hangar 13, l’est pour sa part beaucoup moins. En rupture franche avec ses prédécesseurs, austères et comparativement restreints, Mafia III déplace l’intérêt vers le contexte social de sa ville fictive, documentant l’esprit du Sud raciste de 1968. La violence est excessive et la structure de type « monde ouvert » pèche rapidement par répétition, mais l’évocation d’injustices profondes et multiformes s’avère d’un intérêt constant, dispersée entre le dialogue ambiant et une abondance de personnages secondaires remarquablement bien écrits. Dans un marché du jeu d’action où la bêtise absolue constitue la norme, le dévouement soutenu de Mafia III à son sujet mérite un salut particulier.




OXENFREE
Night School Studio  |  États-Unis  |  PC, Mac, Linux, PS4, XONE
 
Peu de jeux récents paraissent avoir été assemblés aussi conscieusement pour épouser l’air du temps. Jeune héroïne doublée d’un entourage truculent, ambiance crypto-nostalgique à la Stranger Things ; le tout fleure la formule à numéros vaguement branchée. Mais si le spectre des efforts de Telltale autant que de Gone Home et Life is Strange plane sur l’ensemble, Oxenfree égale et même surpasse plusieurs contemporains par une interface élégante, une conception audiovisuelle tout à fait vibrante et un travail d’acteurs d’une grande justesse. Le récit emprunte plusieurs détours — relations tendues, hantise donnant lieu à d’étonnantes distorsions temporelles — avant de dévoiler habilement son enjeu le plus senti : celui d’un deuil resté incomplet, ravivé et accéléré par le surnaturel. Quelques malheureuses erreurs de design et des longueurs fréquentes empèsent la durée d’environ cinq heures, mais Night School Studio s’impose comme un nouveau nom à suivre de très près.




NO MAN'S SKY
Hello Games  |  Royaume-Uni  |  PC, PS4
 
L’histoire retiendra No Man’s Sky comme une catastrophe. Une série d’erreurs de communication et de mise en marché, échelonnées sur plusieurs années, auront préparé le terrain pour une réception dont la furie scandalisée n’aura égalé que l’absurdité. Mais pour qui put modérer ses attentes et passer outre un prix d’entrée élevé, la chaotique et surambitieuse odyssée cosmique de Hello Games fut (et demeure) la source d’un bonheur bien caractéristique. Par une absence quasi totale de pression imposée, No Man’s Sky confère à son exploration légère un caractère singulièrement existentiel, abandonnant le joueur à son infinité de paysages et lui confiant la responsabilité de s’y trouver un motif. Des mises à jour plus récentes en auront solidifié l’interface, la gestion de ressources et les algorithmes de génération de contenu, en plus d’en faire une expérience plus flexible, mais n’auront en rien altéré la fascinante indifférence et la beauté perpétuellement renouvelée de l’objet d’origine.




PUSH ME PULL YOU
House House  |  Australie  |  PC, Mac, Linux, PS4
 
La proximité physique est une chose étrange, complexe, souvent amusante. Elle est marquée d’instants d’unisson, d’accrochages occasionnels, de moments cocasses où les corps s’enchevêtrent maladroitement en dépit de la poursuite d’un but partagé. Elle est aussi le sujet, étonnant mais aucunement accidentel, de ce premier jeu festif des Australiens House House. En harmonie avec son habillage visuel doucement délirant, aux lignes agréables, Push Me Pull You provoque le rapprochement en forçant quatre joueurs à se partager deux manettes, la partie de lutte entre asticots à deux têtes se prolongeant ainsi hors de l’écran. Cousin par la forme autant qu’en esprit du chef-d’œuvre Noby Noby Boy de Keita Takahashi, il rappelle mieux que toute autre sortie de 2016 que la portée esthétique d’une installation de galerie peut tout à fait se concilier à l’accessibilité du jeu de console comme il s’en faisait à une autre époque.




UNCHARTED 4
Naughty Dog  |  États-Unis  |  PS4
 
Le monde aurait très bien pu se passer d’une quatrième aventure de Nathan Drake, digne héritier numérique d’Indiana Jones. Aussi la plus grande force de ce retour, plus encore que la mise en scène parfaitement accomplie des artisans de Naughty Dog, est un scénario pleinement conscient de son historique prolongé, saisissant l’occasion pour formuler une réflexion rafraîchissante d’humanité sur l’appel de l’aventure et ses éventuelles limites. Plus constante et assumée que par le passé, l’écriture d’A Thief’s End est introspective sans être lourde, porteuse de fines observations sur les thèmes de l’attachement fraternel et de la confiance conjugale. Si plusieurs retournements superflus et fusillades franchement niaises étirent malheureusement la patience — les Uncharted n’ont jamais su doser leurs derniers chapitres — l’équilibre entre morceaux de bravoure spectaculaires et progression plus tempérée est géré d’une main de maître, le jeu trouvant dans sa longue durée l’espace pour le développement psychologique le plus complet auquel pourrait aspirer un blockbuster sans grande prétention.




1979 REVOLUTION : BLACK FRIDAY
iNK Stories  |  États-Unis  |  PC, Mac, iOS, Android
 
Le jeu vidéo comme support documentaire demeure une avenue non seulement méconnue, mais encore tristement peu explorée par les créateurs. La première parution d’iNK Studios, visant à préserver le souvenir du soulèvement civil iranien de la fin des années 70, s’avère donc honorable d’emblée, mais d’autant plus louable de par son exécution tout à fait impressionnante. Empruntant presque entièrement son design aux jeux de Telltale mais n’ayant rien à leur envier, Black Friday alterne entre scènes de foule remplies de détails, de poursuites et d’émeutes à haute tension et de conflits interpersonnels rendus crédibles par une mise en scène forte. Épousant le parcours d’un photographe revenant au pays et devant rapidement choisir ses allégeances, le jeu contextualise avec concision et clarté une abondance de données culturelles et politiques souvent peu évidentes. La tragédie de 1979 Revolution sera de demeurer inachevé, l’échec flagrant d’en faire une série à volets multiples le condamnant à une finale hâtive et à peine intelligible, mais l’abondance de contenu anecdotique autant que le drame humain qu’il porte sont des denrées trop rares pour bouder la qualité de ce qui aura été réalisé.


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Article publié le 23 janvier 2017.
 

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