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Batman, The (2022)
Matt Reeves

À nos corps de tristesse

Par Maude Trottier

Gotham est immense. Nous y entrons posés à l’intérieur d’une caméra subjective qui scrute avec lenteur un appartement où passe furtivement un enfant. L’indétermination de qui nous sommes s’éclaire à la scène suivante en insistant sur qui regarde quoi, qui regarde qui. Sous la tutelle de cette mise en regard, le crime a lieu. Gotham apparaît. Par morceaux, parrainée par une voix off qui relate des tranches de journal. L’indétermination a changé de camp. Elle se loge maintenant dans les ombres opaques de tous ces vides protubérants dont la nuit regorge, une longue nuit pluvieuse aux surfaces réfléchissantes où s’agite une mémoire du Nouvel Hollywood accrochée aux prismes des années 1990 et de l’élégance gothique. Le crime prend un autre visage, celui de malfaiteurs maquillés qui sévissent dans le métro s’attaquant à un homme asiatique. L’ombre se précise, se définit en tant qu’ombre : « They think I am hiding in the shadow, but I am the shadow ». Elle émerge, à la fois démiurgique et façonnée, incertaine et violente. Son nom est vengeance.

D’une amplitude de mise en scène inouïe, le Batman de Matt Reeves s’offre tout entier au corps post-pandémique, alors que s’abattent peu à peu les mesures sanitaires et que nous reprenons de nouveau nos aises dans l’espace social. L’excitation a priori qu’il fomente dans les couloirs du superhéros orphelin richissime s’accomplit non pas par le biais d’une complexité narrative dont peu ont les moyens en ce moment, mais au sein d’un spleen sensoriel porté à son comble. Il nous accueille là où nous ne sommes plus les mêmes, mais où nous souhaitons reprendre contact avec la salle, les choses, une qualité de réel. La peau du film est aussi belle que profondément triste, d’une tristesse qui prend le temps d’être et se donne ainsi comme un espace où s’absorber, où totalement se plonger, où enfin s’oublier le temps d’un film qui nous happe. The Batman se saisit de la spectature à bras-le-corps, l’intégrant empathiquement au lacis de ses multiples jeux de regards et la coulant dans une esthétique riche de la puissante trame sonore signée par Michael Giacchino et de la photographie voluptueuse de Greig Fraser. On ne peut faire l’économie de l’ensemble des choix de mise en scène et de direction artistique qu’il pose, cette densité capiteuse qui se fond organiquement dans l’affect et qui s’immisce dans le corps à la faveur de timbales et de halos lumineux, de croisements entre grande proximité au visage et échelle spatiale spectaculaire.

L’interrogation identitaire fait partie de l’attirail narratif du superhéros, chevillée à son double corps, le corps divin y surpassant, bien souvent et très rapidement, le corps trivial. Or, c’est bien la particularité saillante de ce Batman que de s’attarder au versant de sa vulnérabilité obsessionnelle sans pour autant redire ce que les autres films ont fait du roman familial de Bruce Wayne. À l’orée de cette nouvelle trilogie, Batman est jeune, encore englué de naïveté — « You’re not my father », dira-t-il à Alfred ! — pour ne pas dire carrément emo, avec son teint blafard et sa chevelure noire, visage buté de l’adolescent qui résonne aux inflexions grunges, si émouvantes, façonnées par Reeves et Robert Pattinson. La bouche affûtée de Christian Bale laisse place à une paire de lippes presque placides si ce n’était le regard attentif qui les chapeaute ; la masculinité assurée ou torturée d’un Keaton et d’un Kilmer s’efface devant une sensibilité à fleur de peau qui tâche d’apprendre le stoïcisme. Pattinson dont la carrière ne cesse d’étonner et d’élargir le spectre du jeu subtil construit un tout autre Batman, à vrai dire, Pattinson construit un Batman en construction, parfois maladroit comme un chiot vis-à-vis des prouesses physiques qui l’attendent — Batman a le vertige ! —, prenant peu à peu le pouls de sa propre peur, émotion primaire et viscérale, alors que le plan de longue haleine du Riddler le soumet à une réflexion sur les relations de son empire familial au crime organisé. Entre les deux figures, on retrouve ainsi une certaine parenté avec le thème de la fine ligne entre bien et mal que proposait Nolan dans le dernier pilier de sa trilogie, tant la symétrie, originaire et destinale, entre Batman et le Sphinx, est affirmée tout au long du récit. Seulement, ce sont les dédales d’un introspectif roman noir qui, tout en indices et devinettes macabres et donc en intelligence moins métaphysique que terrestre, nous liguent à ce duo d’orphelins et au thème du privilège de naissance qu’il explore, par voie de contraste. L’intrigue, d’aucuns l’ont souligné, renvoie à l’univers de Fincher et à ce que l’univers de Fincher retient des néo-noirs prégnants des années 1970 (parmi ses inspirations, Reeves cite French Connection [William Friendkin, 1971] et Klute [Alan Pakula, 1971], mais The Taking of Pelham One Two Three [Joseph Sargent, 1974], The American Friend [Wim Wenders, 1978] et même Blade Runner [Ridley Scott, 1982] viennent également en tête).   

Avec l’apparition de l’incroyable Catwoman créée par Zoë Kravitz, le double axe de l’humanité du superhéros et du privilège de naissance ne fait que gagner en force puisque Selena bataille à son propre compte l’injustice de son trauma familial dont elle vit la répétition à travers le destin de son amie Hannuka, sauvagement assassinée par la pègre. Saluons la reprise du stalking shot du prélude par lequel Batman regarde Selena devenir Catwoman, tel le voyeur, tel le sphinx, et saluons l’adresse nerveuse et la grâce sensuelle avec lesquelles Kravitz se glisse dans la peau de la féline blessée, cette corporéité agile et ce sex-appeal invraisemblable qui en fait la Catwoman la plus indélébile depuis Michelle Pfeiffer. Entre Batman et Selena, les croisements du double corps abondent, miroités sur la surface de l’autre, davantage, intériorisés par le regard dans le regard de la lentille-caméra que Batman fait porter à Selena, afin d’infiltrer le réseau de la corruption. Le désir fait flèche, Batman voit de plus en plus à travers Selena, Selena s’énerve délicieusement des langueurs de pensée de cet homme-chauve-souris qui insiste pour l’aider et en qui elle reconnaît lucidement un homme né sous des augures privilégiés. Aux nombreux champs-contrechamps crépusculaires qui accentuent la solitude des figures et qui nous collent à cette qualité affective que Deleuze voyait dans le gros plan du visage, des scènes indéniablement amoureuses de parcours motorisés dans Gotham relie les deux marginaux noctambules, les montrent dévalant et avalant ensemble la route, tels des oiseaux de nuit et des amants impossibles s’étant miraculeusement trouvés.

L’intrigue policière tisse pas à pas sa toile, avec sa galerie de personnages et son casting partout heureux, John Turturro en mafieux sournois, Colin Farrell méconnaissable en Penguin qui nous arrache un rire franc lorsqu’il accuse Gordon et Batman d’être idiots de ne pas être au fait de quelques rudiments d’espagnol, Jeffrey Wright en James Gordon anxieux et intuitif, Andy Serkis en Alfred rongé par l’inquiétude et bien sûr Paul Dano en Riddler dont tout le brio de jeu se déploie à travers la gamme déclinée des intonations monstrueuses. Les têtes tombent à coup d’énigmes malicieuses et de scènes d’action, véritables morceaux de bravoure, avec une puissance de condensation de l’actualité américaine où se greffent le conspirationnisme, les rouages souterrains des réseaux sociaux, jusqu’à saisir des réminiscences de l’assaut du Capitole alors que fait campagne une candidate à la présidence afro-américaine. À elle seule, la scène de poursuite de voiture constitue une pièce d’anthologie qui évoque fortement le legs de Michael Mann. On y décèle une même énergétique des images, une même libido de montage, une même appétence pour la destruction cathartique, une même qualité de feu nocturne.

À la vengeance puérile du départ se substitue peu à peu une maturité balbutiante qui prend le parti de l’écoute, de cette capacité constructive de transformation intérieure qui nous lie aux autres et qui permet de refaire surface, après avoir erré dans ses tunnels obscurs. Et c’est en vertu de cet alliage entre le récit de transformation d’un esprit encore vert qui s’ouvre à ce qu’il ignore et notre propre retour vers une physicalité des rapports intimes et sociaux que Batman s’avère être le film de sortie de pandémie par excellence. Il faut recevoir sa mélancolie poignante comme la possibilité cinématographique de faire de la très grande tristesse du monde une expérience collective que seul Hollywood était à même d’offrir. Ainsi, Reeves réussit ce tour de force, vertigineux et salutaire, d’injecter dans l’industrie une dose massive d’auteurisme et de creuser dans cette franchise qu’on aurait pu croire fatiguée un espace sensuel de consolation qui s’adresse, en toute virtuosité, à nos corps abîmés.

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Critique publiée le 16 mars 2022.