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Procès Goldman, Le (2023)
Cédric Kahn

Souvenirs pas si obscurs d’un procès historique

Par Dominic Simard-Jean

S’il est impossible de revivre notre passé (du moins jusqu’à l’invention d’une machine à voyager dans le temps), le cinéma est probablement ce qui s’en approche le plus. C’est un don exceptionnel que de pouvoir faire ressentir l’histoire de manière à la fois visuelle et sonore, de la recomposer devant nos yeux dans ses moindres détails. Cela ne peut toutefois se faire sans qu’il y ait réinterprétation artistique et idéologique des événements : en ce sens les artisans du grand écran doivent se montrer à la hauteur de la responsabilité qui leur incombe, surtout dans les cas de films qui, comme Le procès Goldman, visent ouvertement un certain réalisme historique. L’art n’a pas l’obligation de rendre compte de la mémoire avec fidélité, mais puisque le cinéma joue un rôle important dans notre perception collective de l’histoire, déformer les événements n’est pas sans conséquences, surtout quand vient le temps de restituer certains des pans les plus obscurs, mais tout aussi importants de notre passé.

Par exemple, depuis une quinzaine d’années, on a vu sur le grand écran une résurgence des grands récits de la gauche radicale des années 1960 et 1970, une époque qui a acquis de manière assez particulière un statut mythique à travers ses différentes représentations cinématographiques. On peut penser au colossal Carlos (2010) d’Olivier Assayas, au très violent Baader Meinhof Complex (2008) d’Uli Edel ou à l’héroïque saga en deux parties Che (2008) de Steven Soderbergh. Ces trois films mettent en scène des récits de guérilleros désabusés par le système, qui choisissent la voie de la violence pour défendre les droits des peuples opprimés du monde. Si Le procès Goldman reprend en quelque sorte le flambeau du cinéma historique sur la gauche radicale des années 60-70, le film de Cédric Kahn ne pourrait pas être plus différent que ces trois exemples. Notamment parce que Pierre Goldman est un personnage méconnu et torturé, beaucoup plus difficile à cerner et surtout beaucoup moins traditionnellement héroïque qu’ont pu l’être Carlos Le Chacal, Andreas Baader ou même Che Guevara. S’il a longtemps été profondément animé par le désir de la révolution, celui-ci s’est moins exprimé à travers une quête pour la justice sociale que dans la recherche de réponse en lien avec l’identité tourmentée de Goldman, juif mal-aimé dans la France d’après-guerre. Ce n’est pas un hasard si son autobiographie, qu’il a publiée pendant son séjour en prison en attente de son deuxième procès pour le meurtre des deux pharmaciennes du boulevard Richard-Lenoir, s’intitule Souvenirs obscurs d’un juif polonais né en France. En réussissant de manière impressionnante à faire état de ce passé trouble, le long métrage de Kahn, qui tourne autour de ce fameux second procès, nous rappelle judicieusement que Pierre Goldman constitue un personnage historique pertinent non pas pour ses actes, mais bien pour la complexité de sa personnalité. Encore plus impressionnant est le fait que le film accomplit cette tâche exclusivement à l’intérieur de l’atmosphère suffocante d’un huis clos judiciaire. 

Car Le procès Goldman aurait bien pu, à la manière des réalisations d’Assayas, d’Edel et de Soderbergh, tenter de nous raconter la vie de Pierre Goldman du début jusqu’à la fin, dans une sorte de récit épique qui s’étale sur plusieurs années. Le matériel existe assurément, l’histoire de Goldman étant tout aussi intéressante que celle de la cellule Baader-Meinhof, par exemple. Cette histoire, c’est celle d’un enfant de Résistants juifs polonais exilés en France, qui tente toute sa vie de répondre à son statut particulier à grands coups d’insubordination et de désinvolture. Dans les jeunesses communistes parisiennes pré Mai 68, il est le dur à cuire, le responsable de la sécurité, celui chargé d’administrer les coups, de se battre contre les fascistes. Ensuite, désillusionné par ce qu’il perçoit comme l’attitude bourgeoise des barricades du Quartier latin, il préfère se rendre en Amérique du Sud, où il va jouer à la guérilla pendant un certain temps avant de revenir en France avec un butin obtenu lors d’un braquage de banque, qu’il s’empresse de dépenser dans les bordels et les boites de nuit antillaises de la métropole. Très rapidement toutefois, l’argent s’épuise, et il doit se résoudre au gangstérisme pour subvenir à ses besoins, allant cambrioler une pharmacie par-là, un tailleur par-ci. C’est dans ce contexte qu’il est appréhendé par la police pour le meurtre des deux pharmaciennes du boulevard Richard-Lenoir, qui survient le 19 décembre 1969. Dès le départ, Goldman clame son innocence, un point qu’il maintiendra jusqu’à son assassinat en 1979. Les assises de Paris en décembre 1974 seront pour lui un fiasco ; sa défense n’est pas préparée du tout et son principal alibi peine à maintenir des faits indéfectibles. C’est pourquoi il demande rapidement une deuxième audience, qui aura lieu en territoire plus neutre, à Amiens en avril 1976. 

Si tous ces événements sont évoqués dans le film sous une forme ou une autre, cela est fait à l’intérieur de cette procédure judiciaire extrêmement tendue, où les voix de la jeunesse antifasciste s’opposent à celle des policiers en civil à chaque déclaration des deux avocats, qui se livrent une bataille procédurale sans merci au grand dam du juge, qui essaie éperdument de maintenir l’ordre. Au milieu de tout ça, la voix la plus forte, c’est toutefois celle de Pierre Goldman qui, par son fameux « Je suis innocent parce que je suis innocent », fait valoir avec force le caractère ontologique de sa non-culpabilité. Une grande partie du film est consacrée à la comparution des témoins de moralité à ce deuxième procès : le père de Goldman, sa femme Christiane (qui n’a d’ailleurs jamais témoigné, seule transgression historique notable du scénario) et le révolutionnaire vénézuélien Oswaldo Baretto. C’est à travers leurs témoignages que Le procès Goldman arrive à imager le parcours atypique du personnage, ce qui a pour résultat de nous faire comprendre en détail toutes les subtilités de la figure de Pierre Goldman. 


:: Arieh Worthalter (Pierre Goldman) [Moonshaker / Tropdebonheur Productions]

Plutôt que de s’embarquer dans une quête sans fin dans le but de déterminer le degré de culpabilité de son personnage principal, le film s’intéresse à cette affaire parce qu’elle se définit comme un véritable microcosme de la situation politique de la France pendant les années 1970. Il faut se rappeler qu’à la suite de la publication de Souvenirs obscurs, Goldman devient en effet une sorte de célébrité dans les cercles intellectuels français, comme en témoigne une pétition signée en sa faveur par de grands noms tels Pierre Mendès France, Eugène Ionesco, Régis Debray, Julia Kristeva, Yves Montand et surtout Simone Signoret, qui s’affiche en quelque sorte comme la marraine médiatique de Goldman (son personnage figure d’ailleurs brièvement dans le film). Le deuxième procès devient alors un événement extrêmement médiatisé (la caméra prend bien soin de nous montrer les journalistes assis au fond de la salle) et se veut une occasion d’adresser certains enjeux latents autour de son arrestation, plus particulièrement le racisme systémique de la police française et l’antisémitisme du système de justice, ce qui a pour résultat de transformer cet événement en sorte d’affaire Dreyfus bis. 

En choisissant de raconter l’histoire de Goldman strictement à partir de cette procédure judiciaire, Kahn parvient à adresser avec brio ces deux enjeux d’une importance capitale. Le procès Goldman est donc une œuvre très engagée et politique, qui évite de tomber dans le mélodramatique. Ce faisant, la force du film réside principalement dans son attention minutieuse aux détails historiques les plus subtils. Ainsi, Kahn (qui signe aussi le scénario aux côtés de Nathalie Hertzberg) nous offre une œuvre marquée par un désir de fidélité face au déroulement de l’histoire. Plutôt que de s’attarder à réinterpréter les audiences de manière sensationnaliste, le cinéaste adopte une approche définie par la sobriété, où les événements du procès sont principalement relatés à travers des gros plans sur les visages et une exactitude remarquable dans les déclarations, qui sont souvent reprises mot pour mot. La décision d’ancrer le film dans le verbe plutôt que dans l’action se révèle une formule gagnante puisqu’il en résulte un drame juridique fascinant, rempli d’humanité et d’authenticité. En ce sens, Le procès Goldman est une œuvre profondément immersive, captivante même, ce qui est rendu possible par les excellentes performances de tous les acteurs impliqués, plus particulièrement Arieh Worthalter, qui arrive habilement par son interprétation passionnée à nous faire percevoir toutes les nuances du personnage de Pierre Goldman. Mention spéciale aussi à Nicolas Briançon, dans le rôle de l’avocat de la partie civile, personnage à travers lequel est distillé tout le fascisme latent du système de justice français que l’affaire a eu pour résultat d’effeuiller. 

Si le spectateur non averti risque de rester un peu confus par rapport à certains détails historiques plus pointus, le dilemme moral à l’intérieur de ce procès reste profondément actuel et met en évidence l’importance de ce genre d’œuvre cinématographique dans nos sociétés modernes. À travers Le procès Goldman, il devient apparent que c’est à l’intérieur des débats politiques des années 1960 et 1970 que naissent les enjeux qui définissent toujours le monde d’aujourd’hui. Si le film déclare solennellement que la justice a finalement triomphé dans cette affaire, il ne nous demande pas non plus de complètement prendre parti du côté du personnage. Il veut simplement que nous comprenions comment son parcours personnel et son histoire sont symptomatiques d’une société malade tout en nous rappelant avec finesse et répartie que cette maladie persiste malheureusement de nos jours. 

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Critique publiée le 8 novembre 2023.