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Heavy Traffic (1973)
Ralph Bakshi

La mort, entre deux flippers

Par Mathieu Li-Goyette
Michael Corleone est un bédéiste vierge de 22 ans. Lorsqu'il ne brise pas du plomb sur sa table à dessin, il vagabonde dans le Manhattan qui l'a vu naître et grandir. Il joue au pinball et ce jeu se joue de lui. Toute son existence, nous le verrons, s'explicite et se justifie dans ces tables dont Ralph Bakshi tirera une magnifique fable du passage à l'âge adulte où Michael respire New York comme New York expire des Michael de ses bouches d’égout fumantes et de ses trous à ordure puants. Ici, chaque conciliabule de sans-abris est à l'origine d'une soirée chantante dont l'hymne s'entend du métro à la énième avenue. Le feu des barils de fortune fume, fume autant que la marijuana en combustion qui révèle les nervures des globes oculaires de Michael. Cette danse des fumées, faite de déchets souillés brûlant contre le fer rouillé, embaume le New York de Bakshi dans une poésie urbaine où le plaisir immédiat et l'acte gratuit sont la soupape d'une rage de vivre se heurtant à la rigidité immuable du monde ambiant, monde que l'auteur ne peut se résoudre à animer.

Incapable d'en être le ventriloque, il exagère les expérimentations de Fritz the Cat en opposant un autre héros hérité de Tex Avery à un monde qu'il filme en prises de vue réelles. Se contenter de faire planer son lyrisme psychédélique sur ce réel lui permet de le sublimer, d'en tirer ce qu'il y avait de conventionnel et de circonscrit pour donner vie aux personnages les plus en détresse. Ainsi, l'extérieur des scènes de voiture est filmé tout comme la scène d'un bar érotique. S'attaquant à ces images captées et trafiquées, distillant leurs couleurs et sabotant leurs contrastes, Bakshi illustre le surgissement d'un monde d'en dessous - littéralement l'underground - toujours prêt à croquer dans le quotidien à jeun, complètement sain d'esprit.

Lorsqu'il n'est pas occupé à défendre sa mère juive de son père italien, Michael participe donc à la création de cette contre-culture qui s'anime avec le sling, le bang et le pouf qui composent les soubresauts incontrôlables des corps chez Bakshi; rares sont les personnages en parfait contrôle; encore plus rares sont ceux qui avancent sans d'abord trébucher.

Voilà une philosophie de vie pour le cinéaste, un canal créatif où transige autant l'urgence de rêver pour survivre au désillusionnement américain, autant cette peur de la société comme moule imposé. Michael crée pour s'évader, creuse des trous par lesquels, il l'espère, d'autres sauront s'enfuir. Heavy Traffic, c'est ce trafic d'âmes perdues, parfois enfumées, parfois criblées de seringues, d'autres fois chagrinées par le manque. Le besoin de consolation est généralisé. La condition de l'homme moderne est encapsulée. Tous cherchent à rejoindre le flot, à s'engloutir dans ce nouveau monde d'évadés. En Apollinaire new-yorkais, Bakshi nous invite à échapper à l'horreur de la conscience en l'immobilisant dans le cadre et l'esthétique. Pour lui, le sauvetage du monde passe par un équilibre mi-héroïque, mi-ironique pris entre deux immobilismes : le réel (filmé) et ankylosé, puis celui du malade de la rue qu'on retrouve momentanément dans ses frasques décadentes ou dans le coin mal famé d'une ruelle.

Encore une fois, Michael est aux prises avec ce monde d'oppositions constantes. Penchant vers l'hubris et le sexe orgiaque, il se réveille parfois en essayant de suivre le cours d'une routine respectable... Il faut dire que Michael n'a rien pour lui et qu'il est même fondamentalement divisé par deux. Juif par sa mère, Italien par son père, il lutte contre l'autorité paternelle et contre la protection maternelle, refusant d'une main la violence et de l'autre le réconfort, se retrouvant nécessairement seul, impossiblement mature, scindé comme Bakshi l'est par la prise de vue réelle commandée par le désir du réalisme cru et par l'animation qu'il souhaite maîtriser pour exprimer ce qu'il ne pourrait dire autrement. Le tiraillement provoque l'angoisse du discours et sabote l'émancipation.

À l'image de ces personnages, l'auteur se lance dans des folies esthétiques pour rebrousser chemin au moment le moins attendu. Constamment aiguillé par une sage folie juvénile, il enligne les superpositions audacieuses, les rebondissements narratifs dictés par une musicalité des corps plutôt que par une cohérence du discours et de la progression narrative. À l'image du jazz fusion qui lui sert de berceuse hallucinogène, Heavy Traffic concasse les techniques, les moud et nous en fait renifler la plus belle ligne cocaïnée. La recherche d'une iconographie propre à la contre-culture des années 60 et 70 est sans pitié et contribue à constituer un climat où l'agressivité fait feu de tout bois : personne n'est à l'abri du virus de la rage urbaine, tout un chacun est potentiellement fou, fort probablement dépressif. Lorsque tous se croient des « god's lonely men » (pour reprendre le vocable de Travis Bickle, le chauffeur de taxi de Schrader et Scorsese), lorsque tous craignent d'être des « mooks » (Mean Streets), les balles fusent et les poignards abondent. Bagarres de bar, provocations raciales, viols arrosés de vin vinaigré, Heavy Traffic est une suite d'épisodes décousus, soudés par la fête : les bacchanales de la grosse pomme.

Comme toutes les beuveries ont une fin, celle-ci se terminera abruptement par une balle en pleine tête. Réveillé de ses égarements nocturnes, Michael est de nouveau devant ce pinball dont le ressort phallique et la bille mammaire semblent avoir servi à l'inconscient iconographique du bédéiste. Comme sur cette arcade, la vie serait une suite de trajets aléatoires partants toujours du même ressort, une bille incontrôlable rebondissant parfois sur de nouvelles parois, parfois sur les mêmes angles que nous ne cessons de redouter.

Seuls et limités sont les gardiens de l'abîme, ces deux flippers immobiles, mais fiables, cette opposition entre une mère juive et un père italien, entre la droiture anesthésiée et la décadence animale, entre la prise de vue réelle et l'animation. Tout comme il trichait et sauvait Fritz de la mort que lui ferait subir Crumb quelques années plus tard, Bakshi suppose que ces tensions sont celles qui nous gardent en vie. En refusant la mort par nihilisme, il se refuse cette bipolarité, se refuse à choisir l'un ou l'autre de ces versants, se met en danger et se force à mettre de nouveaux jetons dans le pinball... Et combien de jetons restait-il alors à Bakshi l'iconoclaste d'aucun système? Combien de jetons, vous, voudriez-vous dépenser? Michael, lui, a fracassé la machine lors de la dernière scène. Il a préféré s'en aller vers une finale d'une mièvrerie sans nom, dépoché par la machine de cette vie, l'élastique de sa créativité brisé, convaincu par le pinball wizard de sa conscience qu'il était temps de lâcher prise. Ne faites pas comme Michael, dit Bakshi, économisez vos jetons et faites aller vos flippers.
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Critique publiée le 14 février 2013.