ÉDITORIAL : À l'ombre de La Métropolitaine
L’équipe Infolettre   |

Poor Things (2023)
Yorgos Lanthimos

It’s alive!

Par Laurence Perron

Si vous faites une recherche en ligne sur le nouveau film de Yorgos Lanthimos, vous apprendrez que Poor Things raconte l’histoire initiatique de Bella Baxter. S’étant jetée d’un pont alors qu’elle était enceinte, Bella est ramenée à la vie par le docteur William Godwin dans le cadre de l’une de ses expérimentations scientifiques. Mais celle qui émerge n’est déjà plus tout à fait la jeune femme désespérée d’autrefois, puisque si elle en a gardé le corps, son cerveau est plutôt celui du fœtus que portait la suicidée. Découvrant d’abord la vie (et le langage, et son corps) au sein de l’environnement savamment contrôlé par son créateur, Bella développe vite une soif d’aventure qui la mène à fuir le « nid familial » (car Godwin a tôt fait de se comporter avec elle comme un père excessivement protecteur) et à multiplier les rencontres — amoureuses, sexuelles, amicales, professionnelles, politiques, philosophiques… 

Toutes les emprises glissent sur Bella, créature aussi curieuse qu’insensible à la domestication qu’on tente de lui imposer : celle du tuteur tout-puissant (Godwin, auquel Willem Defoe prête son visage strié de coutures), de l’amoureux inoffensif et sans combativité (Max, l’apprenti médecin embauché par Godwin pour surveiller les progrès infantiles de Bella), du séducteur susceptible et invétéré (Duncan, l’avocat véreux interprété par un Mark Ruffalo survolté de maniérismes) et le Général, cet époux possessif et violent (dont les projets d’emprisonnement et d’excision ont mené, au départ, la jeune femme à se donner la mort). Dans un décor à l’artificialité outrancière, le « bildungsfilm » de Lanthimos ne cesse de remettre sur le métier la question de la filiation (William Godwin, ne l’oublions pas, est le nom du père de Mary Shelley. De plus, le surnom que lui donne Bella — God — renvoie non sans humour au Créateur). Que veut dire être à la fois sa propre mère et son propre enfant ? Comment s’affranchit-on de celleux qui nous ont mis au monde ? Qu’est-ce que la liberté, et comment la conquiert-on ?

Réinterprétation du roman gothique créé par Mary Shelley en 1818, Poor Things est égalemment une adaptation du livre éponyme d’Alasdair Gray. Ce n’est donc pas uniquement à Bella qu’on octroie une seconde vie dans un nouveau corps, puisque le récit littéraire lui aussi se réincarne sous forme cinématographique. Ainsi le film est-il lui-même composé d’une suite de tableaux disparates et déjantés : comme celui de la créature du Dr Frankenstein, c’est à un corps recousu que le travail habile du savant-cinéaste permet de devenir vivant. Ironiquement, je me retrouve confrontée au même problème en écrivant cette critique : rapiécer, ensemble, une multitude de réflexions hétéroclites et leur donner une impulsion, une direction commune, organisée. Face à ce monstre ambitieux de 2 h 20, la tâche n’est pas aisée.

J’ignore comment poursuivre cette critique, alors autant le dire platement : j’ai aimé Poor Things. Ce n’était pas gagné — j’ai craint de trouver le film décevant, donneur de leçon, pédant, mecspliqueur. Mais voilà, j’ai aimé Poor Things, c’est sans équivoque. C’est plutôt le rapport à mon enthousiasme que j’interroge : des femmes de ma connaissance sont sorties de la salle avant même la fin de la séance ; certains médias (dont le New York Times) ont qualifié le long métrage de critique monotone et superficielle du patriarcat. Mon plaisir de spectatrice fait-il de moi une mauvaise féministe ?


[
Searchlight Pictures / Element Pictures / et al.]

Contrairement à mon habitude, je n’ai pas sorti de carnet pour écrire dans la pénombre. J’ai tout avalé, aussi goulûment que Bella, tout pris dans l’œil, puis j’ai métabolisé, laissé la pensée prendre de l’expansion aux fils des jours. Et si le plaisir du visionnement est resté, celui de déplier la réflexion, lui aussi, est venu. Je ne sais pas si Poor Things est un film féministe, mais je sais qu’il est un film d’avidité, un film sur la soif et l’appétit. Si on voulait parler comme des freudiens, on dirait de Bella qu’elle traverse sa phase orale : c’est par la bouche qu’elle goûte le monde, l’embrasse, le dévore, lui hurle son amour et ses questions. Ce faisant elle éveille notre soif et, simultanément, elle l’étanche.

L’histoire est vieille comme le monde : les femmes sont des créatures frankensteiniennes, c’est-à-dire une série de côtes d’Adam, à l’image de leur créateur, modelées par lui et inféodées à ses volontés. Mais Bella, avec désinvolture, met précisément en échec ce désir de contrôle et ses diverses manifestations archétypales (le candide servile, l’expert paternaliste, le tombeur irascible, le mari militaire et colérique), personnages se trouvant tour à tour déconfits par sa liberté décomplexée. Ce n’est pas elle, ni la ménagerie de créatures mutantes parmi laquelle elle évolue, mais bien les hommes l’entourant qui sont les pauvres créatures auxquelles fait référence le titre : qu’ils soient apathiques, prétentieux, fragiles, péremptoires, irritables, inconsistants, les portraits masculins que donne à voir le film sont teintés d’une même médiocrité qui, si elle n’évacue pas le pouvoir d’oppression des hommes, s’amuse à le rendre risible sur le plan de la représentation. Et c’est ça, en partie, la force émancipatrice du film : parler de l’oppression hétéropatriarcale, mais le faire d’une manière joyeuse, goulue, qui met en scène un personnage libre, n’en ayant rien à foutre et, surtout, surtout, qui n’est pas puni réellement ou symboliquement de l’être sans remords. Soutenir, comme certain.es critiques (dont Constance Grady dans Vox), que l’histoire aurait dû se terminer vingt minutes avant le générique, c’est oublier que la conclusion aurait alors été ou bien le mariage de Bella à Max, ou bien sa séquestration par le Général. Or, Lanthimos ne choisit ni le conte de fée ronflant ni les représailles misogynes, mais opte plutôt pour le tableau étrange et jouissif d’un polycule aussi ordinaire que déluré, et dont les interconnexions sont délibérément laissées ouvertes. 

Bella n’existe pas. Pas parce que les femmes émancipées n’existent pas, mais parce que contrairement à elle, il ne leur est pas donné d’être (individuellement ou collectivement) imperméables à la honte qu’on essaie de leur faire ressentir. Bella n’existe pas. C’est pourquoi il faut l’inventer — non pas avec des scalpels, mais avec la fiction. Et en ce sens, Poor Things m’apparait moins comme une admonestation péremptoire que comme une invitation à jouer. Bella, c’est la Barbie qu’on aurait méritée — une poupée (ses déplacements saccadés l’évoquent) agentive qui, à l’opposé de l’égérie de Mattel, a résolument des parties génitales. Contrairement au film de Gerwig, Poor Things montre ce que deviennent les femmes si on ne leur cheville ni l’humiliation ni la peur au corps : pas des PDG ou des ministres surpuissantes, mais des humaines empressées de connaître, ressentir, et de le faire avec exubérance. Aussi suis-je tentée de rétorquer à Adam Nayma (The Ringer), lorsqu’il écrit « It’s obvious that Stone isn’t playing a character so much as a conceit », qu’au contraire, Poor Things (mais surtout la monumentale Emma Stone) fait d’un concept un personnage incarné, qui donne envie de s’exclamer, avec une satisfaction extatique : « It’s alive! »

7
Envoyer par courriel  envoyer par courriel  imprimer cette critique  imprimer 
Critique publiée le 13 janvier 2024.