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Tardes de soledad (2024)
Albert Serra

Œil-de-bœuf

Par Jean-Marc Limoges

« Et puis je m’habille très vite/Je sors de la chambre/
Comme d’habitude
Tout seul je bois mon café/Je suis en retard/
Comme d’habitude
Sans bruit je quitte la maison/Tout est gris dehors
Comme d’habitude
J’ai froid, je relève mon col/
Comme d’habitude »

— Claude François

 

Disons-le d’entrée, la tauromachie, je m’en bats les couilles. La mâlitude, la virilité, la masculinité, les Zoms avec des grands « z » et des ti-zobs, ils me les cassent. Aussi ai-je dû prendre mon courage à deux mains et mon taureau par les cornes (Olé !) — Cause it’s a story about balls and bulls — pour me foutre devant le dernier film d’Albert Serra qui est, en revanche, un cinéaste dont je ne me fous pas du tout. Chacun de ses opus porte sa patte, et j’étais bien curieux de voir comment il allait aborder ce sport national et contesté : la corrida. Mission accomplie ! C’est plate à mort ! Et c’est en cela une grande réussite.

Dès la première image, Serra nous fait comprendre que ça ne l’intéresse pas tellement non plus, que son point de vue sera celui de la bête, que ce sera par cette lucarne, par son œil à elle — et non par ceux de Roca Rey (le « roc », le « roi ») — qu’il nous invitera dans l’arène. Le taureau, seul, erre (autant que faire se peut), dans son corral, ne sachant où donner du mufle. Il bave, mousse, dégouline. Regarde d’un bord p’is de l’autre. Nous fixe. Son souffle ressemble drôlement à la respiration d’un homme. La bête est humanisée. Raccord brusque sur la tronche du torero, semblablement cadré, de face, l’œil bovin, l’écume aux lèvres, suintant sa vie, dans son char. Le dieu est humanisé.

Puis, il y eut un soir, et il y eut un matin.

Suivant cette pensée de Marc Aurèle — « Quand nous nous faisons des choses l’idée la plus favorable, mettons-les à nu, voyons le peu qu’elles sont et détruisons la légende qui assure leur prestige. » (Livre 6, 13) —, la déité sera déshabillée. À l’hôtel cinq étoiles où se dévêt la star, on constate l’habit imbibé (du sang de l’homme ou de la bête ?). Autre coup de génie. Serra fera entorse aux protocoles : il ne prendra garde au toréador (dont les entrées et sorties religieusement ritualisées seront escamotées) comme il n’aura cure de respecter l’ordre narratif : préparation, habillage, combat, victoire, honneurs, déshabillage, repos. Il commence par un rééquilibre, par un retour à la normale, après une lutte dont nous n’avons vu l’issu, sans nous avoir donné quelque morceau de viande à mâchouiller. Nul climax, dans son film. Des obstacles ? Toujours les mêmes. Des sanctions. Sporadiques. Et dans le désordre ! La charrue devant les bœufs. Cut.

Et nous voilà dans l’arène in media res. La foule — que l’on entend, mais jamais ne voit (coup de génie de plus) — est chauffée à bloc. Mais manque le matamore. Et point de picador. La caméra capte le taureau qui, sortant du toril, se demande — tout comme nous — ce qu’il peut bien faire là. Serra cadre la bête de si près que nous n’avons — tout comme elle — aucune vue d’ensemble. On entend certes scander au loin « Toro! Toro! », nous cherchons, nous aussi, la source de cet appel, l’observant charger de-ci de-là, puis se remettre sur ses sabots, jusqu’à ce que le tauromache se détache, se montre, apparaît, lui aussi, mais si serré, que la mécanique de son ballet semble dérailler. On ne comprend ni le déroulement du carnage qu’on opère ni la panoplie d’outils contondants qu’on manie. D’autant plus que les coupes les plus sanglantes, c’est Serra qui les pratique : il ellipse sans vergogne dans la performance, parce qu’il refuse de lui injecter toute montée dramatique. Du reste, aucun « zoom », aucun « slow motion », aucun « reaction shot » (sur cette marée humaine qui l’entoure et l’inonde), aucun champ-contrechamp (l’homme/la bête/l’homme/la bête dans un échange de regards pugnaces). Rien de tous ces procédés qui auraient contribué à magnifier le matamore. Ce qui l’intéresse, dans cette mise en scène, c’est la mise à mort. Et le tout s’achève quand on achève la bête. Le combat cesse faute de combattant. Le taureau agonise sous les « hourra » d’une horde à laquelle Serra refuse obstinément de prêter un visage. C’est à la bête que sont consacrés les plus gros plans, les plans les plus longs et la musique mélancolique.




[Andergraun Films / Lacima Producciones / et al.]

Dans l’habitacle de cette fourgonnette qui le voiture, privé de ses pirouettes et de sa pompe, le gars se fait dorloter par les membres de son aréopage, qui lui donnant de l’eau ou des conseils, qui le couvrant de baisers ou d’éloges. Or, maintenant attaché, fixé à son siège, cadré en plan buste, il ne peut plus bomber le torse et l’étoile ne brille plus (même la lumière du véhicule qui refuse de s’éteindre lui fait compétition). La seule petite gloire de rien du tout reluira lors d’une subreptice séance de photo dont on tient mort l’enjeu, sur la musique hispanisante de Jefferson Airplane au titre évocateur : « Embryonic Journey ». Car le voyage qu’il nous offre n’aboutira pas, n’arrivera jamais à bon port, est condamné à se mordre la queue.

Puis, il y eut un soir, et il y eut un matin.

Il n’en a rien à faire, Serra, de reconduire l’image d’Épinal de ce dompteur de bêtes. Il nous montre un homme rien qu’un homme se lever, se rendre au boulot, puncher sa carte, abattre sa tâche et des taureaux. Sa vie est triste comme la pluie d’applaudissements qui tombe à verse et qui finira par souiller son beau costume doré. Il va te déboulonner sa statuesque figure. Il va te le débarquer de son suspiro de limeña. Il va te le traîner dans la boue. Dans le terrain fangeux où il s’arque-boute, s’exorbite et salive, son traje de luces s’assombrit et ses ballerines s’embourbent. Et il ne se privera pas, non plus, de nous montrer notre homme se faire encorner. Par deux fois. Et ce sont maintenant sur ses vêtements déchirés que la caméra s’attarde, non pour qu’on le prenne en pitié, mais pour qu’on en prenne la mesure. Il y a alors commotion ! Le prétoire accourt, forme un périmètre, s’enquiert du périnée. On traite la bête de « fils de pute » et qualifie l’homme de « vraie bête ». On se ligue contre elle. On lui fait les gros yeux. L’invective. Lui crie des noms. C’est eux qui l’attaquent et c’est elle qu’on accuse. The bull is bullied.

De nouveau dans l’habitacle, on porte l’éclopé au pinacle, évitant de froisser son orgueil et sa chemisette d’hôpital. Le torero avachi sort la langue à l’image de ce zébu zigouillé. L’homme s’est fait bête. On le ramène, comme tous les soirs, dans son enclos. Pas de femme, pas d’enfants, pas d’amis, pas un mot. Ce sont les autres — la camarilla qui cause — qui parlent, qui parlent de lui, qui parlent pour lui et qui parlent d’un autre — qui s’est fait empaler — quand l’autre n’est plus là. Il ne faudrait pas que viennent à ses oreilles que l’un des leurs a été piétiné. Ça lui minerait la morale.

Le dieu a été fait homme. L’homme a été fait bête. Le mâle sera fait femelle. Après la dédéification, voici la dévirilisation. La scène d’habillage (qui aurait dû, selon le schéma classique, se retrouver au début), protocolaire et ritualisée, nous le montre enfilant ses blancs collants, fixant ses bas roses, attachant ses jarretières, chaussant ses chaussons : la reine de l’arène ! Il a beau se replacer la bourse, le bougre, il a l’air bien efféminé, avec ses cheveux gominés. On remonte son col. Il sort de la chambre. Et part au boulot.

Puis, il y eut un soir, et il y eut un matin.

La plaza de toros encore. Les exhortations toujours. Le taureau de nouveau. La pantomime derechef. Une fois de plus, la bête perdra et l’ennui nous gagnera. Le sang qui pisse lasse. Que la bête meure ! Et Roca Rey quittera la place (et le film) sous des applaudissements qui s’estomperont derrière la valse triste de Sibelius, dont l’absence, voire la mort, du partenaire rend la danse absurde. Notre homme est seul. Très seul. Et demain, il se relèvera, se revêtira, repunchera sa carte, tuera une autre bête et rentrera à l’hôtel.

Comme d’habitude.

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Critique publiée le 18 juillet 2025.