ÉDITORIAL : À l'ombre de La Métropolitaine
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Chambres rouges, Les (2023)
Pascal Plante

Le robot de l'aube

Par Olivier Thibodeau

Il y a un clivage patent qui sépare le premier long métrage de Pascal Plante (Les faux tatouages, 2017), tendre portrait d’une masculinité indisciplinée, et ses deux suivants (Nadia, Butterfly, 2020 et Les chambres rouges), où l’on s’intéresse de façon clinique à une féminité surdisciplinée. En cela d’ailleurs, la protagoniste de Nadia (touchante Katerine Savard) ressemble énormément à celle des Chambres rouges (marmoréenne mais fascinante Juliette Gariépy) tant leur nature robotique est appuyée. En effet, si le présent film relate le procès d’un tueur sadique, responsable de l’exécution de trois adolescentes retransmise live sur internet pour le plaisir de pervers anonymes, son récit s’accroche surtout au personnage de Kelly-Anne, une mystérieuse jeune femme, indépendante de fortune, venue y assister pour des raisons nébuleuses. Or, le détachement obstiné qui caractérise celle-ci s’apparente presque à une forme de condamnation, dont découle simultanément, et paradoxalement, une accusation du réalisateur contre la froideur de ses propres images, voire de toute la virtuosité technique qu’il déploie ici. Retour sur un grand film glacial.

Le caractère contradictoire de l’œuvre se profile d’emblée via son exhortation implicite à considérer le code chromatique qui régit ses images. Si le rouge du titre évoque un lieu où s’épanche l’humanité la plus viscérale (dans le spectacle sanglant et l’assouvissement du sadisme primaire qu’on retrouve dans les red rooms de légende), c’est une teinte bleutée qui vient colorer le plan initial, nimbant le visage de la protagoniste d’une aura métallique. On la voit alors s’éveiller et quitter le lit de béton qu’elle occupe dans une ruelle adjacente au palais de justice, vers lequel elle se dirige mécaniquement à l’occasion d’un magnifique travelling orchestré de main de maître. C’est une créature née du froid qui se présente à nous, émergeant du frimas de la fin septembre, dont les gestes assurés et le visage flegmatique inspirent déjà une métaphore cybernétique. Elle évolue ensuite dans l’édifice, jusqu’à la salle d’audience où s’amorce un autre travelling, monumental cette fois, au cours duquel la caméra installe patiemment la scène, s’accrochant aux images des victimes, à la procureure, au juge, au jury, à l’avocat de la défense, puis finalement, au visage de Kelly-Anne, sur lequel point une larme mystérieuse. Or, si la séquence force l’admiration par sa puissance narrative et chorégraphique, elle nous laisse sur une interrogation irrésoluble, à savoir où exactement se trouve l’humanité de son héroïne, dont il s’agit ici de la seule manifestation avant le dernier acte. Et c’est précisément là où le bât blesse, car malgré le caractère studieux et raffiné de la mise en scène du réalisateur, qui à ce titre livre peut-être son meilleur film, celle-ci accuse une flagrante carence d’humanité, s’efforçant de retrancher presque toute la passion d’un récit pourtant propice à susciter les passions. Cette froideur sied néanmoins parfaitement à un scénario cruel qui aurait sans doute mieux fait de focaliser son énergie ailleurs, dans ses rouages plus grinçants, plus fiévreux, comme le personnage de la mère endeuillée de la jeune Camille ou la groupie malavisée du tueur, qui sert de yang au yin de Kelly-Anne le temps d’une critique passagère des grands médias.

Sans être un problème d’interprétation — Gariépy se débrouille admirablement dans le registre ingrat qui lui est assigné — le défaut principal du film réside dans le développement (et le choix) du personnage central, qui pourvoit un ancrage lacunaire dans la diégèse, mais problématise également l’identification du public. Le fait de taire ses motivations est particulièrement vexant, démontrant une prédilection pour le twist au détriment de la caractérisation, jusqu’à constituer une forme de déshumanisation primordiale. Puisque nous n’avons pas accès à cette partie de son intériorité, il ne nous reste plus alors qu’à voir dans son récit l’histoire d’un robot, parfaite machine informatisée, hackeuse sans scrupules dont on nous dévoile les talents lors d’une scène où elle traque sur internet le code de porte de la mère de Camille, de sorte que sa « rédemption » éventuelle ne ressemble qu’à une défaillance soudaine des circuits. On nous la présente ensuite, scène après scène, comme une âme égocentrique, obsédée par l’image, calculatrice, insouciante du drame qui se déroule autour d’elle, monétairement autosuffisante (elle génère de l’argent alchimiquement en jouant au poker en ligne) et prédatrice (des « gens trop émotifs » sur les sites de gambling). On va même jusqu’à l’assimiler indifféremment au tueur et à sa victime…


:: Juliette Gariépy (Kelly-Anne) [Nemesis Films Productions]

Kelly-Anne ne possède rien, ou trop peu, des problèmes quotidiens, des restrictions logistiques, du dégoût ou de l’aversion, voire de la fascination morbide envers les meurtres que pourrait ressentir une personne normalement constituée. Elle est également placée en opposition avec les pôles d’empathie du récit que constituent la mère éprouvée (Elisabeth Locas), qui nous apparaît au mieux ici comme une intervenante obligatoire, au pire comme une emmerdeuse, et qui aurait sans doute mérité une scène supplémentaire à la fin, après avoir reçu la vidéo montrant le meurtre de sa fille, mais surtout la jeune groupie Clémentine (Laurie Babin). Pourvoyant un contraste salutaire à la placidité de Kelly-Anne, sa passion demeure toujours parfaitement intelligible, malgré sa nature excessivement candide, mise à l’épreuve lors d’un plan sublime au cours duquel elle confronte par écran interposé l’animateur de « Plus catholique que le pape », parodie désopilante de Tout le monde en parle, où elle est sacrifiée sur l’autel d’un conformisme méprisant. C’est à son contact que s’amorce le parcours initiatique de sa consœur, coupé court à un moment particulièrement inopportun, alors que cette dernière commençait tout juste à montrer un bourgeon d’empathie. On remarque finalement que, dans l’absence d’un appareil disciplinaire omniprésent (lequel servait simultanément de motivation et de caractérisation pour Nadia), Kelly-Anne n’existe plus que comme un « symptôme de notre époque », perdue bien commodément dans une mer d’images publicitaires et de transactions désincarnées, symbole d’un nihilisme qu’on nous impose comme un état de fait.   

Même le cynisme qu’entretient le film à l’égard de l’appareillage électronique qu’il identifie comme la cause de l’aliénation de sa protagoniste jure avec la promotion scénaristique et l’exploitation dramatique de cet appareillage. Au fil du récit, on nous parle des vertus du réseau Tor pour dissimuler son identité sur internet, des meilleures stratégies pour gagner au poker en ligne, des tactiques pour soutirer de l’information illégalement à des personnes insouciantes, etc... On nous convie surtout à une séquence de suspense où se joue l’enchère de la vidéo du meurtre de Camille sur un site illicite, séquence où l’excitation générée nous implique moins dans une forme de marchandage de la vie humaine que dans une abstraction généralisée de tous les enjeux humains qui entourent le film (la vie, l’argent, les interactions interpersonnelles). Plus généralement, on constate que la perfection mathématique de la mise en scène, dans l’absence de la rugosité propre au vivant, participe de la même inhumanité que son impérieuse héroïne, dont le tempérament est assimilé à la misanthropie calculatrice du tueur au sein d’un paradoxe auquel on ne parvient finalement à s’affranchir qu’en se laissant aller bêtement au caractère fascinant des images, sans égard à leur cruauté.

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Critique publiée le 11 août 2023.