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Killers of the Flower Moon (2023)
Martin Scorsese

Tueurs de westerns

Par Mathieu Li-Goyette

 Everyone should like westerns. Solve everybody’s problems if they like westerns. 

— J.R. (
Who’s That Knocking on My Door, 1967)

 

Puisque Killers of the Flower Moon débute par l’une de ces narrations cocaïnées dont son auteur a le secret, il n’est peut-être pas exagéré d’oser ce long préambule afin de bien cerner l’exceptionnalité de son contexte historique :

Le 16 septembre 1893, sur le coup de midi pile, 100 000 colons venus de toute la côte est comme de la Californie sont amassés le long d’une ligne de départ tracée en Oklahoma. Devant eux, 42 000 lots de 150 acres volés aux Cherokees et mis en pâture par le gouvernement américain pour un sanglant concours de premiers arrivés premiers servis (la nuit d’avant, les tricheurs avaient déjà été pourchassés, abattus à vue). Juste à l’est de cette dépossession coloniale, les Osages poussent un soupir de soulagement à la vue des terres cherokees tailladées par l’État; contrairement à ces derniers, les Osages ont acheté les terres sur lesquels ils ont installé leur communauté, dans une région plus grande que le Delaware, au sol rugueux, à la végétation avare, bénéficiant tristement d’avoir été expropriés plusieurs fois, depuis la Louisiane vers le Kansas, puis du Kansas vers l’Oklahoma actuel. Les Osages se sont ainsi vu obligés d’intégrer de force une division « rationalisée » de leurs terres, un mariage forcé et précoce au capitalisme qui leur ont permis de négocier avec les outils de la justice blanche et de se dégager des droits au sol et au sous-sol, partageant au sein de leur communauté l’ensemble de leurs terres et faisant de chaque Osage le propriétaire, par la naissance, d’environ 650 acres qu’il était libre de vendre aux colons ou de conserver afin d’en taxer l’exploitation. Une taxation qui, dans le cas du pétrole, fut tellement fructueuse que durant les années 1920, période couverte par Killers of the Flower Moon, le peuple osage est le peuple le plus riche, per capita, au monde.

Il n’est pas si étonnant qu’en guise de 26e long métrage — son premier, Who’s That Knocking on My Door (1967), décrivait le western comme remède à tous les problèmes — Martin Scorsese ait enfin signé un western sans qu’il n’en soit réellement un. Son cinéma de martyrs coupables et de prophètes incompris a toujours eu dans ses creux les mêmes rides morales que le western, le même exercice de télescopage de l’Amérique en format réduit que ce genre était capable d’isoler sur de petits tronçons de chemin de terre. Or il n’avait jamais pour autant abordé si frontalement les racines de cette violence étasunienne, sinon dans Gangs of New York (2003), à la barbarie tonitruante, à l’écriture spectaculaire, alors que Killers of the Flower Moon se regarde tel un récit originaire autrement plus subtil, jouant moins de l’intensité de la cruauté que de son omniprésence morbide.

On conçoit alors pourquoi ce nouveau film possède ce rythme de complot quotidien et qu’il s’étire sur près de 3 h 30, qu’il s’agit moins d’une plongée existentialiste que d’une prise de position historique : Scorsese veut se montrer conscient des crimes génocidaires subis par les autochtones, de la systématisation de leur extermination non pas seulement par des individus malintentionnés, mais aussi par leur simple contact avec les logiques du capitalisme, avec sa manière de réprimer, d’asservir, de faire de toute énergie humaine la force de sa propre autodestruction. Il veut l’affirmer, jusqu’à sa scène finale, face à lui-même, à son cinéma, mais non moins face au cinéma classique qu’il a tant aimé et face à une nation qui ne fait pas assez rapidement, pas assez vigoureusement, l’admonition de ses crimes culturels. Ainsi Scorsese découpe de l’histoire derrière Killers of the Flower Moon le récit d’une corruption tentaculaire et sans pitié: pour reprendre leur richesse aux Osages, un mécène de la région, William « King » Hale (Robert De Niro), franc-maçon et ami des pétroliers, finance des braqueurs, des tueurs, des shérifs, des détectives, des médecins, des avocats et son neveu Ernest Burkhart (Leonardo DiCaprio) pour qu’ils assassinent et obtiennent les terres convoitées à force de mariages opportunistes et d’adoptions douteuses. C’est toute la galerie des protagonistes blancs, autrefois presque tous des figures de la loi et de la morale, qui se voient dépeints comme des criminels inhumains, en plus d’être des hypocrites en série, c’est Leonardo DiCaprio, amoché, formidable en ancien tombeur devenu époux grossier, un idiot du cœur manipulé par son imposant et terrifiant patriarche. De Niro retrouve ainsi DiCaprio, les deux en pleine forme sous la tutelle de Scorsese, leur figure tutélaire, la réunion du trio permettant d’insister sur l’autocritique patriarcale qui parcourt le film. « Welcome home », dit même l’aîné au plus jeune, lui offrant bientôt de s’implanter dans sa communauté… en y devenant chauffeur de taxi. 

La référence est plus que comique, car Killers of the Flower Moon n’est même pas si éloigné de la vision boueuse de Taxi Driver (1976), où toute la ville était fétide aux yeux de Travis Bickle. Or cette vision s’applique cette fois à un bon vieux sujet de cinéma: dans une bourgade de l’ouest des gens meurent en attendant que les autorités interviennent, mais aucun de leurs héros traditionnels ne peut les sauver. Les braqueurs, les tueurs, les shérifs, les détectives, les médecins, les avocats et même les stars sont des ordures, révélant dans le renversement de leur rôle chevaleresque habituel une image craquelée de l’Amérique. À l’écran, la direction artistique de Jack Fisk, le décorateur indissociable de Terence Malick et David Lynch, assure la patine d’une imposante reproduction historique. À l’instar des images estompées de Rodrigo Prieto, avec sa lumière chatoyante, son naturalisme sensible, les décors ont pour ambition de livrer au film une authenticité picturale, évidemment hollywoodienne mais consciente de l’être, comme un tableau décomplexé. Pour cause, sa parade des grands moyens est surtout consacrée aux Osages eux-mêmes, qui répondent d’un tout autre régime d’interprétation et de narration que leurs bourreaux. Plus encore, on les dirait presque étrangers au cinéma de Scorsese. 

Étrangers car les Chinois et les Tibétains de Kundun (1997) parlaient anglais, tout comme les Japonais de Silence (2016), et que Scorsese vient d’une tradition classique où un film étasunien parle l’américain (jusqu’à son Judas new-yorkais joué par Harvey Keitel dans Last Temptation of Christ [1988]). Mais pas ici, où pour la première fois il fait de l'altérité du langage un instrument de la narration, sous-titrant avec parcimonie, jouant du rythme de la langue osage pour délimiter un calme dans la tempête. Cette langue sert aussi de trame à une histoire d’amour qui se transforme en relation d’exploitation, comme elles finissent toujours par le faire chez lui, mais qui ose davantage travailler la subjectivation de sa protagoniste, locutrice de l’osage, Mollie Burkhart, jouée par Lily Gladstone, dont la réputation est amplement méritée. 


:: Leonardo Di Caprio (Ernest Burkhart) et Lily Gladstone (Mollie Burkhart)


:: 
Janae Collins (Reta), Lily Gladstone (Mollie), Cara Jade Myers (Anna) et Jillian Dion (Minnie) [Appian Way / Apple Studios / et al.]

Évidemment c’est aussi là que Killers plafonne, comme un aveu d’illégitimité de la part de Scorsese. La seule séquence où Mollie prend les rênes de la narration est plutôt courte, jouant sur le registre de la femme ostracisée, dévisagée, alors que son personnage finit par être mis en retrait et à impressionner encore plus dans les nuances de sa faiblesse imposée de diabétique, vidant la vigueur de l’actrice et la retranchant peu à peu dans sa position de stricte exploitée. Sa posture rappelle la qualité paradoxale du jeu d’Anna Paquin dans The Irishman (2019), où c’est tout le talent de l’actrice qui remplissait un rôle quasi muet, sans aucune agentivité, articulant un discours sur le masculinisme du monde du crime organisé que le film assumait, sans toutefois parvenir à y échapper complètement. 

En cela Killers part très précisément de cette préoccupation que semble avoir le cinéaste, peut-être encore plus maintenant qu’il a été érigé en figure « anti-franchise » et donc « anti-populaire », en artiste condamné à une exemplarité publique qui contient aussi le poids de tout un rapport à l’histoire du cinéma classique. Scorsese n’est évidemment pas le mieux placé pour raconter cette histoire de femme autochtone assiégée, mais le fait de le voir en être conscient et parvenir à trouver une manière — la meilleure en ce qui le concerne — est en soi une méditation crépusculaire sur la culpabilité (de l’Histoire et du cinéma) suffisamment ample et belle pour qu’on s’y intéresse sérieusement, pour qu’on la célèbre comme une expression de la réflexivité de son travail et de sa capacité à questionner les tenants d’une culture cinéphile dont il est peut-être le seul représentant encore complètement incontournable. 

Il faut voir ainsi comment il utilise la langue osage en tant qu’épreuve identitaire, en danger de disparition en 2023, mais parlée couramment dans les années 1920, et convoquée par l’excellente distribution autochtone qui l’a apprise pour le tournage (en tête Tantoo Cardinal, puis William Belleau, Tatanka Means, Cara Jade Myers, Janae Collins, Jillian Dion, une bonne partie de la distribution de Reservation Dogs). Il faut voir ensuite comment il filme le rapport à la terre et à l’esprit créateur Wah’Kon-Tah. Les rêves éveillés, les animaux protecteurs et annonciateurs, la clarté du rapport au sacré opposé aux manigances des blancs, l’intelligence théologique du cinéaste trouve un nouveau sujet, une nouvelle assise représentationnelle (car le sacré chez Scorsese ouvre à une question de représentation — comment utiliser le cinéma, un art qui fait croire, pour montrer la croyance ?) qu’il établit en porte-à-faux de l’histoire officielle. La langue osage, la mise en scène de sa culture, de ses mythes, est un refuge dans Killers of the Flower Moon. C’est la manière par laquelle une véritable résolution se profile, car comme nous le rappelle la scène finale, toute question de représentation mène vers une question de narration, de biais (et de billet), de censure, de mythification et de falsification. En réalisant ce western qui finit rapidement par redevenir un film de gangsters, Scorsese semble dire qu’à ce point-ci il ne peut plus voir les cowboys qu’à la manière de truands, que le charme des codes d’honneur qui les unissent ne peut rien pour les faire transcender leur condition d’exploitants. Ce n’est pas anodin que les protagonistes blancs ne démontrent aucune forme de rapport sacrificiel ou honorable à leur position ou à leur condition, que rien ne puisse leur procurer ce salut messianique qui a parfois été problématique chez le cinéaste, qui savait s’en tirer parce que personne ne rend aussi attachantes les crapules égocentriques. 

Killers of the Flower Moon fait preuve de bien des qualités qui nous feraient dire que toute la carrière de l’auteur s’y retrouve, jusqu’à la manière dont il conçoit le cinéma comme vecteur de transmission culturelle, nous permettant de réaliser tout le chemin parcouru depuis J. R. qui ne jurait que par les westerns. Aujourd’hui, la violence du film est si coloniale et asymétrique dans son exécution qu’elle ne peut oser tirer de son intensité la nostalgie d’un rêve américain s’étant égaré (comme autrefois le destin de Jake LaMotta dans Raging Bull [1980] ou de Henry Hill dans Goodfellas [1990]). Elle joue plutôt d’un fatum impitoyable parce que pleinement calculé et dont l’augure est incarné par toutes les fibres du film, de la bande sonore cardiaque et hantée de Robbie Robertson (tout juste décédé, le film lui est dédié), à cette écriture d’une romance empoisonnée dans laquelle une confiance se bâtit jusqu’à devenir la principale économie symbolique du film (évitant le piège déshumanisant de n’être qu’un film sur l’argent). Le charme de cet homme opportuniste incarné par DiCaprio dans toute sa conviction un peu idiote cultive la confiance de son épouse jouée par Gladstone, qui se laisse lentement amadouer, convaincre, le cinéaste rejouant dans leur chambre à coucher la trahison originelle de l’Amérique ; des scènes où l’extérieur est une projection floutée dans la fenêtre pendant que l’intérieur devient symboliquement celui d’un projecteur. Alors le problème de la mythification du crime et de la violence, problème qui a toujours été vécu chez Scorsese comme une fin de l’Histoire du cinéma, une manière de montrer comment pousser un genre par son hyperviolence réaliste sans vraiment accepter de l’adresser, semble trouver une sorte de résolution dans sa posture historique, une manière de sortir le cinéma du cinéma, qu’il emprunte à la représentation de la culture osage et qu’il réaffirme dans ce plan final, un grand iris autochtone qui s’ouvre et s’agrandit, annonciateur de nouvelles images à venir que le cinéaste, semble-t-il avouer enfin, sait ne pas être en mesure d’imaginer au-delà des références qui le constituent, au-delà de ne savoir filmer d’un western que ses tueurs.

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Critique publiée le 19 octobre 2023.