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Vol 4. No 1. - Les banlieues du cinéma

Par Panorama - cinéma



Les banlieues du cinéma

« Remember... remember what you were saying about people in the burbs, Art, people like Skip, people who mow their lawn for the 800th time and then snap! Well, that’s us! It’s not them! That’s us! [...] We are the ones who acted suspicious and paranoid. We are the lunatics! Us! It’s not them! It’s us!»
– Ray, The 'Burbs (Joe Dante, 1989)

La pelouse huit cents fois coupée de la banlieue américaine cache, au-delà de sa répétition quotidienne, toute la matrice économique, sociale et aliénante de l’Amérique moderne. C’est du moins ce dont les banlieues du cinéma américain ont toujours fait état, de cette communauté repliée sur ses acquis de Blanc, surtout mâle, pour les défendre de l’étranger, surtout Rouge (ou Noir). Les communautés banlieusardes y sont par définition accueillantes, pensées comme des espaces de régulation de la vie et de la société qui vient s’y loger, des bus scolaires matinaux aux parties de bridge organisées par les membres du club de lecture dominical.
 
La routine de l’Américain y prend forme, avec ses avoirs qui inaugurent une nouvelle ère matérialiste, basée sur la consommation comme conquête des déficits. La possession d’un territoire à soi, aussi modeste soit-il, devient l’achèvement d’une condition ouvrière d’avant-guerre qui serait soi-disant révolue. Ce nouvel espace est constitué par des architectes-urbanistes, dont certains changeront radicalement le paysage des banlieues et son imaginaire, comme William Levitt, créateur des Levittown qui servirent de canevas de base à tout le développement immobilier des suburbs. À ce développement en bordure s’ajoute un accroissement agressif de l’industrie automobile, qui finit de supplanter dans l’après-guerre le transport ferroviaire et transforme ces nouveaux centres en grands circuits automobiles, balisés par des drive-in en tous genres. La famille est elle aussi redéfinie, la télévision impose sa grille-horaire et la prospérité se compte dorénavant en électroménagers...
 
Or il faudra peu de temps, quelques années à peine suite au développement des premières banlieues formatées, pour que des voix dissidentes se fassent entendre. Les sociologues David Riesman (The Lonely Crowd, 1950) et C. Wright Mills (White Collar : The American Middle Classes, 1951) sont parmi les premières voix à souligner et remettre en question l’homogénéisation du mode de vie américain autour de ces nouveaux espaces pensés pour le consommateur plutôt que pour le citoyen. Derrière la fatidique image de la clôture blanche, l’aliénation fourmille face aux nouvelles obligations communales et aux nouveaux emplois de cols blancs, ces petits fonctionnaires d’un nouveau type de travail à la chaîne. Tondre le gazon, faire bonne figure à l’Église (sous peine de passer pour un athée, donc possiblement pour un communiste), toute cette quotidienneté est soumise à de nouvelles règles, émises, elles, par un régime citoyen qui gêne en son fond l’idéal américain d’autodétermination et de réussite individuelle.
 
Y règnent l’excessivement tempéré et la médiocrité, moyenne jusqu’à en devenir morbide (chez Wes Craven, David Lynch et John Waters). De Bigger than Life (Nicholas Ray, 1956) à The 'Burbs (Joe Dante, 1989) et bien d’autres (chez Tim Burton, Todd Haynes et Peter Weir), autant dire que la banlieue américaine n’a jamais été innocente, qu’elle n’a jamais été classique, car elle a pratiquement toujours été accompagnée d’un décalage, voulu ou pas, qui en a fait très tôt le foyer d’images réflexives (notamment chez Douglas Sirk). Au stéréotype de l’Américain moyen, le cinéma propose un alignement sur la médiane, révélateur de l’imaginaire national et souvent de son subconscient noué d’une cravate. Ainsi la banlieue américaine au cinéma est bien une image foncièrement cinématographique, intrinsèquement non-organique (plus encore que les images de la ville, qui, par l’histoire, défendent leur propre organicité).

En France, la situation semble pratiquement inversée. Espace de ghettoïsation, voire un enclos de zoo (comme cette scène qui sépare les journalistes des « racailles » dans La Haine [Mathieu Kassovitz, 1995]), la banlieue française au cinéma est presque exclusivement parisienne. Elle est centrifuge et verticale plutôt qu’éparpillée et horizontale. En tant que représentation au cinéma, elle doit se méfier du stéréotype plutôt qu’en cultiver les incidences. Il s’agit de la « Cité », espace de réclusion autant que d’exclusion qui marque l’avènement d’un nouveau « Je » dans le cinéma français, celui de l’étranger, qui définit son identité métisse à même les tensions raciales et sociales qui l’encerclent. Le thé au harem d’Archimède (Mehdi Charef, 1985), De bruit et de fureur (Jean-Claude Brisseau, 1988), Wesh Wesh, qu’est-ce qui se passe?(Rabah Ameur-Zaïmeche, 2001), presque tout le cinéma d’Abdellatif Kechiche, la banlieue française est le terreau d’un réalisme social totalement ancré dans la politique, intérieure et internationale, du pays.

Au Québec, la banlieue est un espace de normalisation différent des États-Unis, essentiellement parce qu’il ne fera partie prenante de l’imaginaire québécois qu’à partir des années 1970 et davantage encore durant les années 1980, et ce, bien que son développement soit plus ou moins calqué sur celui des banlieues américaines. En résulte une image d’inconfort idéologique, presque une image existentialiste, où la banlieue est entachée d’une indissociable américanité (comme dans l’Elvis Gratton de Pierre Falardeau [1985]). L’image du banlieusard naît en quelque sorte dans la période qui succède au premier référendum, précisément à la fin du Confort et l’indifférence (Denys Arcand, 1981), quand Arcand braque sa caméra sur des participants du salon des propriétaires de Winnebago et de Westfalia. La banlieue québécoise, chez lui, dans Que Dieu bénisse l’Amérique (Robert Morin, 2006), Nuages sur la ville (Simon Galiero, 2009), Jo pour Jonathan (Maxime Giroux, 2010), Coteau rouge (André Forcier, 2011) ou plus récemment Le Mirage (Ricardo Trogi, 2015), n’a rien d’une fierté. La banlieue du cinéma québécois émousse. Elle cautérise la plaie du rêve identitaire.

À travers ces trois banlieues du cinéma, ces banlieues américaines, françaises et québécoises qui sont bien des banlieues de cinéma et pas des banlieues du réel, la rédaction vous propose une exploration à relais de ce terreau fertile que sont les « suburbs », la « Cité » et le « 450 ». Quelles images, quels espaces cinématographiques la banlieue a-t-elle produits ? Plus largement, comment ces images « médianes » témoignent-elles d’une société en changement et en quoi toute une esthétique est-elle redevable des décisions d’urbanistes et d’architectes qui ont redéfini au 20e siècle la manière de vivre en communauté ? Retracer les banlieues cinématographiques comme les repenser à l’heure de la crise des hypothèques et des extrémismes, il n’en faut pas moins pour croire que le cinéma peut encore jouir de son vieux négoce entre cliché et réalité.


Mathieu Li-Goyette
Rédacteur en chef
 


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Article publié le 3 mars 2016.
 

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