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L'âge du kitsch et de la brutalité

Par Panorama - cinéma

« Avant d’être oubliés, nous serons changés en kitsch. Le kitsch, c’est la station de correspondance entre l’être et l’oubli. » - Milan Kundera dans L’insoutenable légèreté de l’être, 1984

« L’art, reflet de notre temps, n’en est-il pas aussi l’antidote? Le culte de la brutalité est le vice des époques calmes; la nôtre a besoin d’une drogue plus subtile. Tout n’a pas été dit sur l’homme; un art tout neuf attend impatiemment qu’on lui laisse la parole ». - Eric Rohmer dans le Combat du 15 juin 1949

Un éditorial

Depuis juin dernier, Panorama-cinéma a un ISSN : une série de 8 chiffres faisant entrer le site dans le monde de ce que l’on nomme les « revues de cinéma ».  Un ISSN pour notre plateforme web, un autre pour notre plateforme papier, 16 chiffres précieux, le fruit de plus ou moins sept années de travail pour les vétérans de l’équipe Jean-François Vandeuren (Directeur, Co-rédacteur en chef) et Alexandre Fontaine Rousseau (Éditeur).

Avec ce préfixe de « revue » viennent évidemment ensuite les traditions, tout comme le poids de devoir les respecter ou de les réviser. Tradition d’un éditorial mensuel, révision de la façon de couvrir l’actualité du cinéma et à cela se rajoutera dans les semaines qui suivront la possibilité de consulter les horaires de toutes les salles de cinéma du Québec. À mi-chemin entre le site d’informations factuelles et la revue, l’hybride que nous tenterons de développer dans la prochaine année a pour but de réunir les différentes facettes du cinéma tout en les rendant accessibles au grand public. Cela fait maintenant une année que nous travaillons sur notre joujou, il est grand temps de l’utiliser à pleine capacité. À vue de nez, le mois d’août portera d’ailleurs les noms de Russell, Lewis, Marshall, Martin et Kurosawa. Beaucoup de dossiers, beaucoup de textes, beaucoup de travail avant la rentrée et la lancée de nouveaux projets dont notre deuxième volume imprimé (qui portera sur le giallo et qui sera dirigé par Alexandre Fontaine Rousseau), mais on vous en a probablement déjà parlé.

L’âge du kitsch

Pendant que les Cahiers du cinéma galopent dans les nouvelles dimensions du 3D, de la télévision américaine et des nouveaux médias, que Positif poursuit sa recherche d’un classicisme refoulé à toutes les époques, que Séquences discourt sur l’avenir de la critique, Ciné-Bulles sur les cinémas québécois et nationaux, 24 images sur le « milieu » et ses préoccupations du jour – attention, je ne compare rien à rien – nous nous demandons ce qu’il en est de la cinéphilie au sens nouveau du terme, un peu comme les autres, mais différemment, avec cette idée de briser la lecture chronologique de l’histoire, de défendre des oeuvres sans le préjugé de l’époque ou de la nation, dans l’espoir de cerner cet imaginaire collectif, celui des cinéphiles ou des spectateurs d’occasion. Des références cinématographiques aux références politiques, l’art est « reflet de notre temps », disait Rohmer et il est aussi son « antidote ».

Il faut maintenant revenir au 28 juillet dernier alors que le Metropolis (1927) de Fritz Lang, récemment restauré, faisait son entrée triomphante à la salle Wilfrid-Pelletier de la Place des Arts devant plus de 3000 personnes. Soirée gala de la 14e édition du Festival Fantasia, elle a aussi marqué en grandes pompes la victoire du festival sur ses concurrents montréalais pour une deuxième année de suite (on se rappelle le festin de l’année dernière avec l’Inglourious Basterds (2009) de Tarantino en dessert). Doté d’une nouvelle partition signée Gabriel Thibaudeau , la projection, bonifiée de ces fameuses 25 minutes retrouvées il y a deux ans en Argentine, a eu tout pour plaire aux cinéphiles le découvrant pour la première fois tout comme les vieux routiers n’y retournant que pour la salle, les minutes et l’orchestre de 13 musiciens. Soirée magique, certes, elle est probablement la plus importante dans le Montréal-cinéma depuis belle lurette.



Mais comment expliquer l’émoi de la projection? Comment expliquer ces scènes nous touchant encore aujourd’hui? L’idée de Kundera sur le kitsch nous permet de mieux saisir les mécanismes derrière ce regard cinéphile télescopant sa réception de l’oeuvre plus de 83 ans en arrière. Le kitsch se veut donc la dernière étape avant l’oubli, et celui de Metropolis (qui ne s’y conformait pas en 1927, mais y adhère en 2010) déforme notre façon de le visionner; lui comme la grande majorité du cinéma muet ayant joué de l’exagération d’une technique pour développer un style, une école esthétique . Accusé par le grand Jean Mitry , dans les années 60, de sentimentalisme, excusé par l’experte de l’expressionnisme allemand Lotte E. Eisner , Metropolis n’a pas toujours fait l’unanimité et la vague d’adoration contemporaine à son égard est probablement, pour beaucoup, liée à son image de pionnier de la science-fiction.

En sa finale, nous revoyons celle du Batman (1989) de Burton, en ses robots le monde d’Asimov et de la science-fiction moderne (plus que le monstre de Frankenstein dont s’inspirait la scénariste Thea von Harbou par exemple, référence du 19e-20e siècle et non du 20e-21e siècle), nous y décelons aussi les villes dans les nuages de Blade Runner (Ridley Scott, 1982), ou The Fifth Element (Luc Besson, 1995). Les images ont vieilli, certaines sont restaurées, d’autres en voie de l’être, et l’effet demeure néanmoins authentique malgré la simplicité du message et l’âge avancé du film. C’est que l’homme aime fondamentalement se faire raconter des histoires. Celle du cinéma est un peu comme les autres avec une genèse, des débuts, un âge d’or et, supposément, une fin (combien de fois sonne-t-on le glas du cinéma ou de sa critique?). Metropolis, chainon manquant de tout un pan de la culture populaire, ne fonctionne largement qu’en échange de sa qualité de pilier où, à chaque étage, seraient gravé à même son roc les débuts d’une ère du cinéma dont nous nous plaisons à jouer les archéologues. Le kitsch, c’est ce nuage enivrant planant au-dessus du film, ce plaisir de faire les connections d’un souvenir à un autre malgré que les standards populaires aient largement gagné en besoin d’effets et de techniques depuis.

Mais peut-être que l’on se trompe ici. Peut-être que Metropolis est encore apprécié à sa juste valeur comme il pouvait l’être en 1927. Certes, la possibilité n’est pas à écarter, mais l’appréciation du public de mercredi dernier (tout comme la déception affichée de certains) pousse à creuser derrière le génie de Lang et la surface reluisante qu’est son nom « auteurisé ».



Tout est si compliqué maintenant et Nolan nous l’a bien montré avec son Inception (2010). Tout se doit d’être si survolté et les comédies loufoques venues d’Orient projetées dans le cadre du Festival Fantasia n’ont fait que confirmer l’énergie de ces productions. Tout doit être si « évolué », comme si, d’une part, le cinéma de genre se devait de transgresser les limites du bon sens pour faire de son propos une originalité finalement bien banale et, d’autre part, comme si le cinéma d’auteur avait à refuser complètement le classicisme de ses aïeux pour faire évoluer son discours. Le cinéma n’est plus innocent a-t-on souvent dit. Le cinéma moderne doit poser des questions a-t-on dit encore plus souvent. Peut-être qu’il est temps de s’éloigner du mode d’expression interrogatif et se de rapprocher du déclaratif.

Loin de nous l’idée d’être puritains et réactionnaires, mais l’on se doit de dénoter la nouvelle distance se creusant d’année en année entre l’innocence perdue du cinéma et le public, lui, ayant évolué au rythme des médias et non du septième art. Si vite qu’il est aujourd’hui impossible de demander des comptes à ce dernier. Il est parti, il ne reviendra plus. Autre chose est venu le remplacer, pour le meilleur de la disponibilité et le pire de son appréciation. L’histoire des cinéphilies est encore à écrire et si nous pouvions esquisser son chapitre débutant au 21e siècle, nous écririons au moins qu’elle porte vers le passé un regard exigeant, lui demandant de se conformer au « kitsch », halte routière entre le néant et l’imaginaire collectif, réservoir d’images, sorte de dictionnaire où chacun ira fouillé parcimonieusement une fois qu’il se retrouvera devant les mots et synonymes parfois vétustes d’un Tarantino, d’un Eastwood, des Coens ou des Anderson (Wes et P. T.). Le « cinéma de la cinéphilie » a triomphé sur ses prédécesseurs. Devrons-nous bientôt nous attendre à un « cinéma technocratique » avec le succès à venir de Scott Pilgrm vs  The World (Edgar Wright, 2010)? On pense aussi au prochain film de David Fincher, The Social Network (2010) portant sur la jeune carrière du fondateur de Facebook, on pense à la technologie 3D et aux références pullulant sur le monde des jeux vidéo et des bandes dessinées. C’est précisément ici que le dernier film de Wright touche la cible en s’accaparant le meilleur des deux mondes.



Et de la brutalité

Nous nous intéressons donc au « vieux » cinéma pour éclaircir le « nouveau ». Où sont nos chefs-d’oeuvre? Alors que nous aimerions bien vivre à une époque où les noms d’Hitchcock côtoyaient ceux de Fellini et de Godard à l’entrée d’un grand cinéma, l’idée d’errer dans la nostalgie est cependant celle des mauvais cinéphiles, ceux voyant le monde de demain comme une idée terrible, ceux faisant de leurs films (lorsqu’ils ont la chance de devenir réalisateurs) des porte-paroles de l’errance et du n’importe quoi, ceux pour qui les trois mots « mise en scène » ne veulent dire que beaux contrastes ou émotions fortes et qui manient la métaphore comme le barbare manie le fleuret.

À une époque bien plus troublée que la nôtre (1949), Rohmer pointait que « le culte de la brutalité est le vice des époques calmes ». La Guerre Froide étant terminée, les autres conflits n’atteignant que rarement la vaste population du monde (dont l’esprit concentré sur le divertissement n’à que faire de la politique internationale), la défloration des yeux du spectateur est l’innovation de l’heure. Dans A Serbian Film (2010), gagnant de deux prix au Festival Fantasia et présenté devant une salle comble hurlant sa satisfaction, un nouveau-né fut violé, une orbite fut crevée par le sexe d’un acteur porno, un fils fut sodomisé par son père et j’en passe. Gagnant du prix du public pour film le plus innovateur et gagnant d’une mention spéciale au titre de meilleure première oeuvre, le film de Srdjan Spasojevic est « innovateur » uniquement à titre de prouesse sadique à dépasser les limites du bon goût et de la morale, à marteler ses arguments iconoclastes à qui veut l’entendre, à faire avec son pouvoir de production  un produit dangereux.

Le film est d’une grande qualité technique diront certains, il aborde des aspects intelligents sur les pulsions primaires de l’homme, explore ses recoins sombres et donne une bonne leçon à ses protagonistes ayant trempé dans la luxure. Mais ce n’est pas assez d’arguments pour filmer ces scènes, pour défendre encore ce film d’ores et déjà protégé par une ligue de médias internet alternatifs propageant l’arrivée tant attendue d’un « film serbe »; le choix du titre mélangeant l’image de la nation au propos de l’oeuvre a de quoi provoquer et c’est là, aux dires des créateurs, son unique aspiration. Lorsqu’un réalisateur si violent que  Neil Marshall (The Descent, Doomsday, Centurion) confie son désaccord avec de telles mesures pour exprimer des idées politiques, remettre en question le radicalisme de Spasojevic n’est peut-être pas si vieux jeu. Notre époque est-elle si calme que nous avons besoin de voir un nouveau-né empalé par un sexe sur grand écran? L’avenir du cinéma de genre passe-t-il véritablement en filmant l’infilmable? Le cinéma n’est pas un sport extrême, n’en déplaise aux vidéos amateurs de cascade et aux aficionados pervers des « snuff movies ».



 Aucune pierre n’est lancée à Fantasia. Le festival a légitimement projeté ce que l’on conviendrait d’appeler le film le plus controversé des dernières années en reléguant le Martyrs (2008) de Pascal Laugier à une promenade en campagne. Sa mission (à l’aide, par exemple, de la nouvelle section Camera Lucida) rehausse son importance justement lorsqu’il questionne le cinéma de genre et le remet en contexte. Preuve que la cinéphilie se vit au passé comme au présent.

À cet égard, soulignons aussi l’immense respect du festival envers son patrimoine. En effet, de nombreux classiques ont été projetés tout au long des 20 jours festivaliers et ont permis de prendre la mesure du bon et du moins bon. « Cinéma de la cinéphilie » comme nous disions, Fantasia l’a bien compris et prend une direction qui assure son avenir et sa crédibilité en tant qu’espace de divertissement et de réflexion, voire le rare refuge des films à débats en sol montréalais. Un créneau fertile où le festival et ses programmateurs ont tout à gagner et presque rien à perdre.

Le public les suivra : 100 000 spectateurs cette année seulement, c’est tout un vote de confiance.

Mais « tout n’a pas été dit sur l’homme; un art tout neuf attend impatiemment qu’on lui laisse la parole », poursuivait Rohmer. Cet art a bien évolué depuis 1949 et le voilà à l’âge du kitsch et de la brutalité, l’âge où les uns se bidonnent devant l’exagération des faciès chez Lang et où les autres pleurent à la vue de sa finale, où l’on peut vomir au visionnement du « film serbe » ou militer pour sa distribution. Espérons tirer du sens de ces extrêmes Chose certaine, c’est que ni l’un ni l’autre n’en sortira indemne.

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1 Entres autres, pianiste attitré de la Cinémathèque québécoise
2 Expressionnisme allemand, école soviétique, burlesque américain, avant-garde française, etc.
3 Auteur de l’Histoire du cinéma : Tome 1 à 5 et Esthétique et Psychologie du cinéma
4 Auteure de L’écran démoniaque, Fritz Lang et Murnau
5 C’est en effet le premier film indépendant produit en Serbie ainsi que le premier film de la région tourné avec la très onéreuse caméra RED.

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Article publié le 2 août 2010.
 

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