WOCHE DER KRITIK : Les 10 ans de la Semaine de la critique de Berlin
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Vol. 5 | No. 23

Par La rédaction

Rêves d'espaces


Qu’il est dur d’adhérer aux festivals de cinéma en ligne. Quelques mois à peine et déjà on semble avoir fait le tour des « solutions innovantes » : présentations encapsulées, Q&A pré-enregistrés, quelques tentatives de clavardage en direct, plus de ciné-parcs avortés, par la
mauvaise foi ou le mauvais temps, que de ciné-parcs où aller se parker. Les tentatives ne manquent pas mais peu de solutions semblent durables ; celle des RIDM, de fonctionner en sas hebdomadaires, fait au moins preuve d’une réelle vision, osant restreindre l’ubiquité d’accès numérique dans sa temporalité, associant les semaines à des thèmes précis, productifs, qui assurent un déplacement de troupeau de semaine en semaine, de corral en corral, parce qu’au fond, s’il y a bien une chose qui soit plus triste que de ne pas trouver de films à voir, c’est de ne pas trouver les personnes qu’il nous faut pour jaser des films qu’on a vus, de ne pas pouvoir les croiser dans ces espaces culturels qui demeurent confinés là où nous ne pouvons l’être avec eux.

La première abolition stratégique des RIDM aura donc été de radicaliser sa découpe programmatique, l’articulant pratiquement à la manière d’une revue (ce qui n’est sans doute pas un hasard puisque Bruno Dequen, en plus d’être directeur artistique du festival, est aussi rédacteur en chef de 24 images). Cette organisation des films a le beau jeu de dissoudre la charpente habituelle des festivals, scindés entre longs, moyens et courts métrages, entre œuvres en compétition et celles qui ne le sont pas, une structure qui établit aussi les critères de hiérarchisation entre festivals, fondés sur les premières mondiales, internationales, locales. Or ces marqueurs et repères du jeu industriel n’ont plus du tout le même intérêt pour les cinéphiles errants que nous sommes tous devenus. Ce qui importe davantage maintenant, c’est surtout que nous n’avons pas tous trouvé le bloc monolithique de 4 h 30 qu’il nous fallait pour regarder le City Hall de Wiseman, présenté dans la section hebdomadaire « Trouver ses communautés » (c’était du 12 au 18 novembre), mais qu’au moins nous pouvions être plusieurs à nous dire « Merde, j’ai manqué le Wiseman ».

Un festival se grave en mémoire autant au nom des films vus qu’au nom de ceux qu’on a manqués et qu’on ne rattrapera peut-être jamais. Un festival de films est peut-être l’espace culturel par excellence lorsqu’est venu le temps nécessaire de croiser l’enthousiasme et la déception, la surabondance et le manque, l’un donnant de l’importance à l’autre, l’autre recouvrant l’un et se bousculant dans nos têtes qui trottent le long de Bleury ou de Maisonneuve, à courir encore vers l’Impérial, en essuyant la pluie contre sa montre pour mieux jauger nos probabilités de réussite : « Si tel programmateur le présente, il s’amusera à patiner avec l’invité, je peux y arriver » ; « Par chance, c’est une projection précédée par un prix honorifique ! Il y aura sûrement des applaudissements, peut-être des miaulements si c’est à Fantasia, c’est encore possible, même s’il faudra courir » ; « Mais pas pour celui-là, ce n’est pas vrai que je vais courir pour ça quand je n’ai pas couru hier pour l’autre ». Qu’il est dur d’oublier ces trajets festivaliers où l’on déconstruit au rythme du trottoir le film précédent en anticipant le film à venir.

 

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À l’extrême opposé de la stratégie des RIDM produisant temps et événement à même leurs contraintes infligées avec bienveillance, les Sommets du cinéma d’animation de la Cinémathèque québécoise ont trouvé une solution bipartite qui puisse convenir à la fois aux créateurs et au public : les prix seront donnés à la date prévue mais le public, lui, ne pourra découvrir les films que lorsque les salles auront le droit de rouvrir. La décision peut choquer. On pourrait même la taxer d’élitisme à l’égard du public pressé de découvrir ces films, mais il n’en est rien. Car dans l’animation, où l’industrie est plus nichée et davantage tributaire des lauréats des festivals, on peut imaginer que la compétition scrutée par un jury devait avoir lieu coûte que coûte — les prix doivent être décernés pour aider les films à poursuivre leur chemin le plus longtemps possible — alors qu’à l’inverse, au niveau de la seule expérience du public, il faut dire que le court métrage, format qui compose l’essentiel de la production animée indépendante, ne bénéficie pas nécessairement du basculement numérique actuel. Pour tout dire, la forme même du court métrage est un bon point de contention pour poursuivre cette réflexion ; comme ils sont habituellement les parents pauvres des festivals physiques de cinéma, comment les festivals numériques de cinéma se débrouillent-ils aujourd’hui avec les plus petits de leurs portées ?

Habituellement, les courts doivent être assemblés en programmes pour assurer leur découvrabilité, la concurrentialité de leur chance à être vus par un public et une critique qui doivent alors naviguer à tâtons (c’est la grande beauté évanescente du monde du court — où les œuvres orphelines, de section ou de programme, peuvent mourir bien vite). Or l’accessibilité numérique établit des logiques de consommation qui s’avèrent contre-productives pour la diffusion des courts, puisque ses dynamiques « à la carte » font présupposer un rapport des plus serrés entre nos dollars et les films : la consommation payante, à la pièce, des films en ligne, semble retracer les schèmes de la consommation de club vidéo, dont on reconnaît les traits plus que jamais dans les festivals en ligne (alors qu’autrefois, il n’y avait rien de plus éloigné d’un club vidéo qu’un festival de cinéma). Ces schèmes, donc, fonctionnent encore un tant soit peu de film en film, tant qu’ils soient longs, comparables au fond au reste de l’offre de la VOD ; à l’inverse, le court, en VOD, n’a développé aucune spectature qui soit payante, durable (excepté pour quelques stars comme Don Hertzfeldt, qui lançait récemment son nouveau court, ou pour des chasses gardées commissariées avec talent, comme la section des courts du FNC portée par la programmatrice Émilie Poirier, ou encore les initiatives punk de Prends ça court !, manigancées par Danny Lennon).

Autrement dit, pratiquement aucune habitude de consommation en ligne ne se constitue actuellement autour des courts, sinon celle, périlleuse à souhait, de la gratuité. Face à ces comportements en gestation, certains, comme chez Cinemania, ont décidé de se lancer pour la première fois dans le court, une bonne nouvelle néanmoins soutenue par une solution imaginée dans la hâte (1 $ par court ou 4 $ pour un programme anonyme — « Programme 1 », « Programme 2 » — incapable de les solidariser). Du côté des RIDM, le problème a été plus adroitement avalé par les thématiques hebdomadaires qui, en primant sur les catégorisations classiques, nous présentent sur un pied d’égalité le Wiseman et le beau court de Matthew Wolkow, deux films qui, effectivement, sondent et aident à nous « trouver nos communautés ».

Cette comparaison rapide sert surtout à rappeler l’ampleur du défi lorsqu’on se met à rêver d’espaces culturels dans un monde qui, temporairement au moins, n’en a plus : les imaginer confortables et productifs, ergonomiques et raffinés, des espaces qui permettent aussi de se sentir ailleurs que dans l’écran du chez-soi même s’il s’agit indéniablement du même, c’est le défi qui attend les festivals de cinéma pour les années hybrides à venir (puisque l'hybridité a ses qualités qu'il faudra savoir faire perdurer). Trouver les caractéristiques qui peuvent devenir des points de tension (comme le prix de l’offre et la nature de l’offre), dénicher aussi les croisements hétérogènes propres au numérique (textes et œuvres, comme dans la belle série de la lumière collective et Hors Champ) qui peuvent faire en sorte que le public puisse être « éduqué » à consommer son cinéma en ligne de manière responsable et avisée (puisque l’initiative pandémique des distributeurs indépendants du Québec, Aime ton cinéma, est un échec probant). Voilà déjà plusieurs fronts sur lesquels tous ces rêves d’espaces culturels peuvent se projeter à travers ce temps pandémique et au-delà. Et pour ceux et celles qui voudraient approfondir la question, cette table ronde de l’INRS sur le sujet, à laquelle j’ai eu le plaisir de participer plus tôt en novembre en compagnie de Ian Gailer (FCVQ) et de Catherine Legaré-Pelletier (Plein(s) Écran(s)), est disponible ici.

On me dira enfin que c’est plus facile pour un festival comme les Sommets, ainsi affilié à l’année à un complexe de salles (comme la Cinémathèque), ou encore que les RIDM privilégiaient déjà un découpage thématique depuis plusieurs années. Je répondrai que c’est certes le cas, mais qu’au final les « solutions innovantes » trouvées par les festivals, en dépit d’où ils les trouvent et de quels fonds dont ils disposent, sont d’excellents indicateurs de la vision qui les oriente et de la gestion qui les sous-tend depuis des années. Ceux qui s’en tirent le mieux aujourd’hui sont ceux qui se portaient le mieux avant le confinement.

 

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À l’index de ce nouveau numéro, des explorations d'espaces profondément cinématographiques, c'est-à-dire des rêveries du péril : celui de la création, de l'amour, de la photographie qui embaume, du politique qui avale, de la flânerie que permettent les images, des festivals qui permettent enfin de respirer même si on les termine le souffle coupé. 

C'est ce que le doux bédéiste Jimmy Beaulieu nous raconte au sujet du travail de Sophie Bédard Marcotte, ce que Sylvain Lavallée trouve à voir de conjoint et de tragique entre un chef-d'œuvre de Rossellini et un autre de Paul W.S. Anderson, ce que Maude Trottier sonde dans la chambre noire d'Uncle Boonmee, ce qu'Itay Sapir nous offre en éclairantes perspectives au sujet du nationalisme retrouvé dans Les Rose, ce que Simon Laperrière a trouvé d'incongru à se mettre sous la dent pendant que la normalité confinée s'installait, ce qu'on a déniché au fil de nos couvertures festivalières de l'automne parmi lesquelles on retrouve plus de 90 textes sur autant de films refusant de dire qu'il n'y a pas eu de cinéma en 2020, et c'est enfin ce qu'Olivier Thibodeau ausculte dans le magnifique Nadia, Butterfly de Pascal Plante. Voilà beaucoup de films à noter pour mieux les rattraper, afin de se tenir prêt à réinvestir les espaces du cinéma par tous les moyens possibles et surtout impossibles.


 

Mathieu Li-Goyette
Rédacteur en chef

 






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Article publié le 30 novembre 2020.
 

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