WOCHE DER KRITIK : Les 10 ans de la Semaine de la critique de Berlin
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Little Children (2005)
Todd Field

La banlieue immature

Par Sylvain Lavallée
Pour décrire la banlieue, l’une des premières images qui nous vient à l’esprit, probablement héritées de films comme American Beauty ou Happiness, serait ce sourire hypocrite adressé chaque matin à ce cher voisin exécré, ou du moins que nous préfèrerions ignorer. Ce serait l’idée, donc, d’une sorte de masque social, de comportement de bienséance convenu qui cacherait les véritables sentiments éprouvés, un peu comme toutes ces maisons fraîchement repeintes sont dressées sur des sous-sols ténébreux renfermant un passé, des secrets de famille, qu’il vaut mieux ne pas s’avouer. Il y a quelque chose qui se cache sous la banlieue, quelque chose comme l’animal derrière le vernis de la civilisation, pour filer sur nos clichés, ou tout ce que la communauté ne saurait admettre en son sein pour qu’elle puisse se constituer et se maintenir. La majorité des films traitant la banlieue américaine sous cet angle représente l’inévitable surgissement du refoulé, un Ça qui se déchaîne, furieux d’avoir été tenu en laisse trop sévèrement par un Surmoi dictateur, ou le désespoir de celui ou celle qui tend à disparaître derrière les artifices des pelouses trop vertes ou le consumérisme de la voiture dernier cri.
 
C’est toute la faillite du rêve américain qui passe par cette image de la banlieue, une banlieue qui serait le paradis du citoyen-consommateur moderne, libre parce qu’il a la liberté de choisir ce qu’il veut consommer et donc libre de se définir soi-même par l’exhibition de ses possessions matérielles – mais la liberté personnelle n’est pas proportionnelle à l’étendue de son terrain, c’est entendu, le rêve américain ne peut pas s’acheter (c’est-à-dire que le type de liberté que l’on peut s’acheter n’est pas du même acabit que la véritable liberté promise par l’Amérique), alors la réalité s’enlignant sur un tel rêve déformé ne peut être que malheureuse. À certains égards, Little Children ne dit pas autre chose, nous sommes bien dans le conformisme d’une banlieue cossue aux prises avec une réalité qu’elle aurait préféré ne pas voir (un délinquant sexuel, entre autres), mais les secrets, cette fois, n’ont rien de bien secret : il est toujours possible de voir le mépris derrière le sourire que nous adresse notre voisin chaque matin, semble nous dire Todd Field. De la sorte, il peut éviter, ou à tout le moins atténuer, la condescendance souvent présente dans ces films de banlieue, avec ces personnages tombant des nues lorsqu’ils découvrent que le bonheur ne réside pas dans leur nouvelle télévision (si c’est un cliché bien connu que les façades de la banlieue sont mensongères, qui est encore surpris aujourd’hui lorsqu’on lui dévoile qu’en réalité il est plus malheureux qu’il ne le croit?)
 
Pour Field, il n’est pas possible de cacher qui nous sommes derrière un masque social, d’abord parce que nous sommes conscients qu’il s’agit d’un masque et donc que notre voisin porte le sien, et ensuite parce qu’il est impossible d’échapper à qui nous sommes, ne fût-ce que le temps d’un sourire. Alors Brad (Patrick Wilson) et Sara (Kate Winslet) ne peuvent jamais dissimuler tout à fait leur relation adultère, Kathy (Jennifer Connelly), la femme de Brad, la détecte aussitôt, dès qu’elle les voit ensemble à l’occasion d’un souper, et le passé douloureux de Larry (Noah Emmerich), un ex-policier, est connu de tous, de même que Ronnie (Jackie Earle Haley), reconnu coupable d’exhibitionnisme, débarque dans la communauté en traînant malgré lui la cohorte des médias, son nom et son adresse ayant été enregistrés sur un registraire public l’identifiant comme délinquant sexuel. Tous ces personnages ne souffrent donc pas d’un quelconque anonymat obligé qui nierait leurs identités, au contraire, ils souffrent d’être exposés, de ne pas pouvoir se cacher (d’ailleurs, ici, les façades ne mentent pas : la maison de Ronnie est placardée pour afficher sa différence).  
 
Dès lors, Todd Field (adaptant un roman de Tom Perrotta) insiste moins sur l’hypocrisie de la banlieue que sur son immaturité : la banlieue est peuplée de petits enfants incapables d’assumer la moindre responsabilité, incapables, surtout, d’avoir le courage d’être qui ils sont. Brad, en particulier, apparaît comme un être amorphe, sans volonté, il ne fait que s’adapter au regard de l’autre en essayant de plaire à tous, sans jamais oser dire non (si c’était possible, il resterait avec sa femme et quitterait avec Sara) ;  il se laisse ainsi distraire par des adolescents qu’il peut regarder pendant des heures, espérant se faire inclure parmi eux. Sara, à certains égards son opposé, se plait à s’imaginer au-dessus de la banlieue, elle y habite en sociologue, pour étudier sur le terrain le style de vie de ces exotiques femmes de la banlieue, mais par le fait même elle doit porter ce masque qui lui permet de se faufiler parmi elles, et si elle cherche une issue à la banlieue, d’abord en se créant un monde doré avec Brad à la piscine municipale (une manière de troquer un masque pour un autre), ensuite en tentant de fuir avec lui, elle ne pourra pas y parvenir. Ronnie, lui, semble incapable de grandir, figé qu’il est par le regard de sa mère (quand bien même celui-ci se veut plein d’amour), et expulsé d’autre part de la communauté : le film alterne entre les deux points de vue, Ronnie nous apparaissant tour à tour comme l’enfant idéal de sa mère (« vous ne le voyez pas comme je le vois », dit-elle) et comme une menace potentielle pour les enfants de la banlieue, le personnage se voyant écartelé entre ces deux regards pour le moins divergents, ni l’un ni l’autre n’étant pourtant plus vrai ou plus faux que l’autre (Ronnie n’est pas un enfant et pourtant il en est un ; ce n’est pas faux d’affirmer qu’il parait parfois menaçant, mais ce serait faux d’en conclure qu’il passera nécessairement à l’acte).
 
Le film navigue ainsi entre la perception des uns et des autres, les images empilant les regards sur un personnage ou une situation, sans offrir de point de vue stable qui pourrait servir de guide. Même le narrateur ne fait que rajouter sa voix sans en faire une autorité : il s’adresse à nous d’un ton qui pourrait rappeler la distance du sociologue à laquelle prétend Sara, augmenté d’une teinte d’ironie, mais en fait il s’agit surtout de la voix d’un papa attentionné qui berce ses enfants d’un conte de fée avant le dodo. Les petits enfants ne sont donc pas qu’à l’écran, ils sont aussi dans la salle, le brio du film reposant largement sur la complexité de ce ton parfaitement maîtrisé permettant d’être à la fois avec et en dehors, impliqués dans la banlieue, mais avec la conscience de participer à ces jeux de rôles que nous nous imposons à travers ce qu’elle représente. C’est pourquoi il n’y a rien à révéler, pas de vérité enfouie à exposer au grand jour, ni pour le spectateur, ni pour les personnages, car de ce jeu de rôle, de l’hypocrisie de ce sourire, nous en sommes conscients : la véritable difficulté, celle qui s’avère insurmontable pour les personnages de Little Children, c’est d’accepter d’être exposé, de trouver une alternative à l’hypocrisie, et donc d’agir en adulte en assumant la responsabilité de notre existence en société.
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Critique publiée le 16 mai 2016.