WOCHE DER KRITIK : Les 10 ans de la Semaine de la critique de Berlin
L’équipe Infolettre   |

Love & Friendship (2016)
Whit Stillman

Vivre avec style

Par Sylvain Lavallée
Il allait de soi qu’un jour ou l’autre Whit Stillman allait s’attaquer à Jane Austen — enfin, qu’il allait s’y attaquer de manière moins oblique qu’il ne l’a déjà fait dans son premier film, Metropolitan, une transposition approximative de quelques personnages et certains thèmes de Mansfield Park dans le contexte de la haute bourgeoisie new-yorkaise des années 80. Ces microsociétés refermées sur elles-mêmes, aux conventions et aux mœurs extrêmement rigides, codifiées, qui vivent un peu en marge, voire aux dépens, de ce qu’on aurait envie d’appeler le « vrai monde », c’est le lieu privilégié du cinéma de Stillman, dont l’enjeu n’est jamais de critiquer (ce serait bien vain) l’hypocrisie inhérente à ce style de vie, mais au contraire d’y pénétrer en se tenant aux côtés de ceux qui savent mieux manipuler ces codes.
 
Ses films se situent immanquablement à l’apogée de ces microsociétés, juste avant leur déclin inévitable (le titre de The Last Days of Disco pourrait servir de modèle pour tous ses films : Metropolitan se transposerait en The Last Days of Urban Haute Bourgeoisie ou Damsels in Distress en The Last Days of College, etc.), au moment où les conventions sont parfaitement assimilées, les mécanismes régissant toute rencontre sociale parfaitement huilée, donc au moment où la maîtrise du style exigé devient la seule voie d’accès à cette société (un hermétisme, voire un narcissisme, qui sera la raison même de cette déchéance imminente). Nous avons tendance à associer le style uniquement à des aspects extérieurs superficiels, ornementaux, mais le style ici, qu’il soit vestimentaire, langagier ou comportemental, tient plutôt d’une modalité d’existence, de l’expression d’une identité propre, comme peut l’être le style d’un artiste. Stillman, du moins, fait de cette maîtrise du style un véritable enjeu éthique, un motif qu’il emprunte d’ailleurs à Austen : dans une telle société, hautement codifiée, la meilleure manière de revendiquer sa liberté, ce n’est pas de refuser d’y participer, de se reléguer à la marge, une autre manière, par la négative, de se laisser déterminer par ces règles ; au contraire, sera libre celui qui sait maîtriser le style, le tordre sans le dénaturer, pour s’exprimer à travers lui.
 
Dans les trois premiers films de Stillman, c’est Chris Eigeman qui tenait à chaque fois ce rôle : toutes les remarques arrogantes, méprisantes et hypocrites, toutes les excentricités lui étaient permises parce qu’il savait les dire pour les rendre acceptables, voire plaisantes, assurément drôles, aux oreilles de ses compères, quand bien même ceux-ci en étaient presque toujours la cible. Certes, son compagnonnage n’était pas toujours pour eux des plus agréables, mais puisque son attitude demeurait convenable, il était impossible de l’exclure. De même, la Lady Susan interprétée par Kate Beckinsale dans Love & Friendship est celle sur laquelle on s’empresse de médire dès qu’elle s’absente, mais elle sait si bien manipuler les conventions de son milieu, cette fois l’aristocratie anglaise du dix-neuvième siècle, qu’il lui suffit d’une phrase pour retourner chaque situation à son avantage. Lady Susan apparaît ainsi comme l’ancêtre des personnages d’Eigeman, ou de celui que Beckinsale tenait déjà dans The Last Days of Disco, Stillman retraçant à travers elle les origines de son cinéma jusque chez Austen (dont il adapte ici un roman épistolaire, Lady Susan, écrit très tôt dans sa carrière mais publié après sa mort).
 
Love & Friendship comporte son lot de répliques mémorables, comme toujours chez Stillman, mais elles le seraient moins, mémorables, si ce n’était des acteurs, de cette adéquation parfaite entre les dialogues et le ton sur lequel ils sont prononcés : Beckinsale, entre autres, déverse ses mots avec un air de suprême confiance, d’un rythme vif et soutenu qui ne laisse aucune place à la répartie, et elle sait rendre le mépris particulièrement séduisant, ses formules assassines ne manquant pas de nous charmer. Reginald de Courcy (Xavier Samuel), qu’elle convoite comme mari, n’a pas tort de la vanter comme un esprit supérieur, mais il serait incapable de voir que cette intelligence ne réside pas dans le contenu de son discours, empli de préjugés et de sophismes, mais plutôt dans sa formulation, dans le ton qu’emprunte Lady Susan, à la fois badin et affecté, son style justement, qu’on aurait tort de décrier comme de la simple poudre aux yeux. Car à cette époque, où la valeur d’une femme se calculait à ce qu’elle pouvait faire gagner à son mari, soit en fortune ou en prestige, cette virtuosité du langage était peut-être le seul moyen de rester maîtresse de son destin ; et dans une société où les conventions priment sur tout, la forme est bel et bien le vrai sujet de tous les discours, leur frivolité ne faisant qu’affirmer d’autant mieux l’importance de leurs apprêts. Lady Susan le dit elle-même : « facts are horrid things », pourquoi s’en encombrer ?
 
L’idiotie d’un Sir James Martin (Tom Bennett) parvient au même effet, mais de manière inverse, la sincérité avec laquelle il se met les pieds dans les plats sans s’en rendre compte révélant tout aussi bien ce que lui ne maîtrise décidément pas. C’est-à-dire qu’il n’est pas simplement ignorant, bien plus grave, pauvre de lui, il ignore jusqu’à cette convention stipulant qu’il vaut mieux cacher son ignorance : ainsi, son émerveillement enfantin devant cette découverte étonnante que sont les petits pois (!) paraît plus imbécile que le fait de ne pas savoir ce qu’est un petit pois (d’ailleurs, les autres personnages, les hommes surtout, ne sont pas nécessairement moins idiots, mais ils savent mieux paraître comme s’ils ne l’étaient pas).
 
Alors si tout se joue à ce niveau, il faut juger de la réussite de Love & Friendship à l’aisance de sa mise en scène, Stillman jouant avec le style d’Austen avec la même maîtrise que Lady Susan déploie pour s’amuser avec les conventions de sa société. Par exemple, le film présente d’abord chaque personnage dans une pose théâtrale, avec un sous-titre le réduisant à un rôle prédéterminé que reconnaîtra illico quiconque a déjà lu un roman d’Austen ou vu une de ses nombreuses adaptations (celle-ci sera la eligible daughter, celui-ci her unintented, cet autre encore le young handsome man, etc.) C’est une manière de reconnaître les stéréotypes que le spectateur s’attend à retrouver, mais moins dans un but satirique que sous la forme d’un clin d’œil complice puisque Stillman veut habiter les stéréotypes, les incarner dans des acteurs précis se débattant dans des situations tout aussi précises. Lady Susan ne pourrait pas rester maître de la situation si elle défiait son image publique, elle doit travailler à partir des limites que celle-ci lui impose pour éviter de choquer outre mesure, alors Stillman, comme Austen, fait de même en définissant ses personnages par des stéréotypes sans toutefois en faire un déterminisme impersonnel (le beau jeune homme est bien un beau jeune homme, et pas beaucoup plus que cela, mais il l’est à sa façon). Love & Friendship ne peut donc se terminer que lorsque la eligible daughter trouvera son young handsome man, et que tous auront remplis la fonction qu’on leur avait assignée dès le départ ; tout le plaisir immense que procure ce film réside, bien sûr, dans le comment, dans les fioritures du style qui transforment le cliché en manifestation de liberté, celle d’un personnage comme celle d’un grand artiste au sommet de sa forme.
8
Envoyer par courriel  envoyer par courriel  imprimer cette critique  imprimer 
Critique publiée le 15 juin 2016.