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Petites haches : Lovers Rock

Par Maude Trottier


 

De nuit, un train louvoie lentement vers nous, jetant la lumière blanche de ses fenêtres sur les rails qu’il emprunte, à la façon d’un long serpent tranquille que guettent quelques feux rouges braqués ici et là. De cette image de départ où s’invite un souvenir tacite des origines du cinéma, je retiens surtout la fluidité courbe du mouvement ferroviaire dont Lovers Rock ne pourrait être, à tout prendre, que l’ample dilatation. Mais il faudrait alors donner au déroulé de cette dilatation tout son poids : car si des cinq films de Small Axe, Lovers Rock s’avère être le plus chatoyant et le plus libre narrativement, le plus festif et le plus ouvert à l’expérimentation formelle, le vaste mouvement qu’il convie et s’emploie à magnifier répond directement de mesures coercitives visant à invisibiliser des corps, en l’occurrence ceux des personnes afro-caribéennes ayant migré ou étant nées en Angleterre.  

Imaginant et réactualisant l’expérience des Blues Parties, fêtes domiciliaires de danse et de musique ayant essaimé à Londres durant les années 70 et 80, à la suite des initiatives gouvernementales visant à fermer les clubs des communautés noires, McQueen situe un lieu de résistance par la célébration. Nous entrons dans l’une de ses fêtes avec Martha et son amie Patty. Nous en ressortons au petit matin aux bras de Martha et Franklyn. Entre-temps, se déploie une nuit empreinte de sensualité qui tient dans une petite heure. Une nuit durant laquelle les corps expriment de tout leur saoul une soif de vivre, une soif d’être et où la mémoire du chant, de la danse, des battements de pieds au sol, s’incarne au son des musiques populaires, trame tissée de reggae — plus précisément de « lovers rock », style musical relevant du premier — et de dub, infiltrée de disco. Une nuit disons-nous contenue dans une petite heure, mais dont la contraction temporelle est contredite par la danse et la musique, lesquelles viennent échancrer, épaissir, étirer l’espace-temps et l’offrir en toute grâce au corps du spectateur (confiné).

Contre l’oppression qui gronde en ses bords, Lovers Rock argue ainsi de joie, mais tout autant d’angoisse, un état n’allant pas sans l’autre. Comme si McQueen avait moins tenu à faire apparaître l’idée de communauté à travers sa dimension de consensualité politique, qu’à la bâtir de l’intérieur, à partir de ses tensions affectives, saisies en quasi-huis clos. Cela se manifeste par la trajectoire différée des couples tentant de se former, par l’irruption dans la fête du cousin intempestif de Martha et de façon générale, par une ambiance quelque peu hasardeuse, de connivence avec une menace sexuelle s’accrochant aux vapeurs de l’air. Anxiété et lascivité cohabitent, créant cette sensation sourde que quelque chose pourrait bien mal tourner. Et l’inévitable n’est en effet ni jugulé, ni surdramatisé, il se produit bel et bien, puisqu’au cours de la soirée, un homme tentera de violer une femme séduite sur la piste de danse. Or, cette tonalité ambivalente, ce louvoiement interne, cette faillibilité individuelle, loin d’être gratuits, désignent un processus d’autorégulation : nous est en effet donné l’occasion de percevoir comment des personnes à l’identité bafouée, en ce sens unies et solidaires, mais tout aussi distinctes, réussissent à se régir et prendre soin d’elles-mêmes, par-delà les limites imposées par ce monde qui leur est foncièrement hostile. En effet, ni le cousin de Martha et l’abuseur ne sont éjectés de la piste de danse, comme me l’a fait remarquer une voix judicieuse. Internalisant la nuit, la danse devient alors non seulement le mouvement par lequel le corps individuel se met en branle, mais celui par où le corps collectif parvient à se maintenir, a contrario de cette frontière invisible appelé jour.      

Dans un papillonnement de plans à la taille et de gros plans, pieds, fesses, mains, cous, bouches, corps qui chantent, se meuvent, se palpent, s’étreignent, s’attirent, et se concentrent sur leur propre vibration, la caméra construit patiemment une immanence implosant au son de Silly Games de Janet Key, ou devrais-je dire au son des de toutes et tous reprenant a capella Silly Games de Janet Kay. En regardant cette scène longue et incroyablement prenante, voire en participant à cette scène tant le corps pandémique y fut englobé dans sa souffrance et sa solitude, j’ai alors eu la conviction qu’il s’agissait de la scène la plus vitale de l’année 2020, saisissant à ce moment ce à quoi pouvait ressembler un acte cinématographique de réparation, un terme qui résonnait plus fortement dans ma pensée aux politiques réconciliatoires et aux restitutions symboliques. Ici, cette réparation s’incarne non seulement par le truchement d’une visibilité redonnée, mais elle se précise à l’intérieur d’un déplié où le désir expie tout ce qui menace et oppresse ses élans. Et il m’a dès lors semblé que c’était le ralentissement accentué de la nuit de Lovers Rock, avec sa corporalité si affirmée, ses couleurs vives et ses nimbés lumineux, qui portait à son comble la réparation. Car dans cet amortissement de temps s’amplifie le mouvement serpentin qui veille sur les survivances, puisant dans le passé la force de renaître, de redonner la vie à ce que l’on a voulu assassiner et taire, chasser et humilier. Et ce, en tendant au spectateur que nous sommes l’éclat et la vitalité de la culture vécue comme contre-temporalité battante, comme contre-rythme aux politiques d’exclusion.

 

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Article publié le 14 juin 2021.
 

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