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Alexandre Larose : L’autre côté de la pellicule

Par Olivier Thibodeau


:: Ville Marie (2006-2009)

Alexandre Larose est un réalisateur expérimental qui a grandi à Québec. Durant ses études en génie mécanique, il se découvre une passion pour le cinéma, et décide de changer de carrière. Direction : Montréal et l’Université Concordia, où il fait un baccalauréat entre 2003 et 2006, démarrant alors sa pratique artistique d’expérimentations argentiques. J’ai eu la chance de le rencontrer le 30 janvier au matin, dans un café de la gare centrale de Rotterdam, où il était venu présenter sa plus récente série de trois films, scènes de ménage : I./II./III. (2017-2022).

 

 

*

 

 

Olivier Thibodeau : En regardant tes films, on ressent un certain intérêt pour le cinéma des premiers temps, l’idée du train dans 930 (2004-2006), par exemple. Est-ce que tu dirais que ton esthétique et ton style de mise en scène sont consciemment inspirés par le cinéma des premiers temps ?

Alexandre Larose : Je te dirais que non. C’est drôle, parce que la dernière série, scènes de ménage, est arrivée au moment où j’ai découvert Étienne-Jules Marey et ses expériences avec les oiseaux, ou George Demenÿ, avec les visages… Tu le connais

OT : C’est la décomposition du mouvement, c’est ça?

AL : Oui. On dirait que, quand je vois quelque chose, ça me marque d’une certaine manière et ça ressort comme ça dans mes films, alors je ne peux pas nier cette influence, mais ce n’est pas conscient.

OT : Est-ce que tu dirais que le processus d’enregistrer mouvement par mouvement est inspiré par Marey

AL : Tu parles des films avec la famille?

OT : De scènes de ménage, oui.

AL : Non. C’est parce que j’ai passé beaucoup de temps avec eux [les parents du réalisateur] lorsque je tournais une autre série, brouillard (2008-2015), qui se passait dans la cour de leur maison. À force de passer du temps avec eux, je remarquais comment ils répétaient toujours les mêmes gestes. Ils ont une routine particulière. Et, mon père, il ouvre tout le temps les portes de la même façon. J’observais à quel point leur vie était une sorte de rituel. Et même là, il ne s'agit pas de réaliser un film autour de l’idée de rituel. Ce n’est pas ça. J’étais inspiré par le mouvement, le fait de voir la main, de voir la lumière aussi, parce que j’aime beaucoup l’architecture. J’ai toujours aimé ça, j’ai toujours aimé la lumière naturelle qui entre dans un espace. Ce sont des intérêts un peu naïfs que j’ai, mais ce n’est pas un exercice conscient de dire : «Étienne-Jules Marey a fait ça, donc, je pourrais faire ça au cinéma.» C’est juste que tout est arrivé un peu en même temps.

OT : D’accord, parce que, nous, on est habitué de voir des auteurs qui ont réfléchi leurs films en fonction de ce qui a déjà été fait.

AL : Oui… Pour moi, c’est un peu l’inverse.

OT : Et c’est très bien, c’est ta démarche personnelle. Alors, tu dis que tu aimes la lumière qui entre dans les espaces, et je remarque qu’il y a beaucoup de fenêtres dans tes films.

AL : Oui, c’est vrai. (rires)

OT : Est-ce que tu dirais qu’il s’agit là d’un intérêt un peu naturel?

AL : Bien, j’aime quand la lumière pénètre dans un espace et normalement, ce sont les fenêtres et les portes qui s’ouvrent qui font entrer la lumière. J’adore ça. Même dans mes premiers films. 930, c’était ça aussi. Quand tu es au milieu du tunnel, tu ne vois qu’un point, tu ne vois qu’une lumière, et ça a un kilomètre de longueur, alors quand tu marches, tu t’habitues à la noirceur, puis quand tu arrives après à la sortie, tu es éclaboussé par la lumière.

OT : «Éclaboussé par la lumière»… Ça ferait un bon titre!

AL : Ok. (rires)


:: 930 (2004-2006)


OT :
Un autre aspect de ton travail qui me faisait penser au cinéma des premiers temps, c’est l’idée du documentaire familial. Est-ce que tu dirais que tes films sont un peu des films de famille, qu’ils sont là pour préserver la mémoire de ta famille?

AL : Oui, je pense que oui. Oui, oui, vraiment. La série que j’ai faite avec mes parents [scènes de ménage], je pense que je vais trouver ça difficile de la regarder plus tard, quand ils ne seront plus là. J’ai l’impression que ça va venir me chercher puisque je les immortalise d’une manière où, émotionnellement, ça risque d’être difficile s’ils ne sont plus là, parce que je suis attaché à eux. D’ailleurs, je pense qu’il y a des gens qui pensent que je fais ces films-là parce qu’ils sont morts, mais ce n’est pas le cas. Ils sont bien en vie.

OT : Oui, mais pour nous les critiques, il y a beaucoup d’éléments qui nous font penser à la mort, ou à l’évanescence de la vie, ne serait-ce que dans le trait qui disparaît. J’imagine qu’on projette aussi des choses sur tes films. C’est un peu ça le problème avec les films expérimentaux : il y a beaucoup de projection.

AL : Mais, en même temps, je trouve que ce n’est pas un problème. Je trouve ça intéressant. C’est fou à quel point, finalement, tu n’as pas le contrôle sur l’interprétation, et c’est parfait. C’est un peu pour ça que je n’aime pas trop intellectualiser. Tu disais que, souvent, les cinéastes font une réflexion sur une idée conceptuelle et ils appliquent la traduction sur la forme plastique. Moi, c’est l’inverse. J’aime mieux y aller intuitivement, puis essayer de couper toutes ces voix rationnelles. Parce que je ne sais pas comment les gens vont répondre à cela. Puis, c’était aussi un mécanisme de défense pour moi. J’ai l’impression que de trop en savoir me démotiverait.

OT : Dans son texte sur Saint Bathans Repetitions (2016), Irina Leimbacher mentionne que la superposition des images évoque en même temps la fugacité de l’existence, son caractère éphémère, et la trace qu’on laisse. [1] Donc la mémoire et l’absence de mémoire en même temps, dans une espèce de simultanéité. Est-ce que tu dirais qu’il y a à la fois une absence et une présence simultanées dans tes films?

AL : La façon dont j’interprète ce qu’elle dit, c’est que, puisqu’il y a tellement de couches dans mes films, on dirait que la figure se confond avec l’espace. Ça devient comme une seule chose. Ça m’est arrivé dans Saint Bathans, dans l’autre série aussi [scènes de ménage], de n’avoir personne. Il n’y a que les lieux, en statique, que je surimprime, puis c’est comme si le lieu bougeait un peu. C’est comme si l’espace, la lumière, tout, était tout le temps en train de se mélanger. C’est comme ça que j’interprète ce qu’elle dit.


:: scènes de ménage (2017-2022)
 

OT : Ça fait du sens. On va en reparler d’ailleurs. Ce que j’aimerais savoir maintenant, c’est s’il y a une dimension spirituelle à ton cinéma? Moi, quand je regarde tes marches dans la forêt, dans Sackville Marshwalk (2013) par exemple, je trouve que ça s’apparente à la fois à une naissance et à une représentation chrétienne de la mort. Puis, ton père qui disparaît dans la nature [dans scènes de ménage], ça pourrait être une référence bouddhiste à la réincarnation. Est-ce que tu vois des choses comme ça? Est-ce que les gens te parlent de ça?

AL : Oui, oui. Je ne l’ai pas entendu souvent, mais oui, je le vois, et je ne peux rien y faire. Même si j’essaie de faire autre chose, ça sort de cette façon. On dirait que j’essaie de voir ce qu’il y a de l’autre côté de la pellicule. On dirait que le médium, c’est une tentative pour moi de voir ce qu’il y a après. Mais ce n’est pas conscient. Des fois, je me demande pourquoi je fais encore une traversée. Le tunnel [930], Ville Marie (2006-2017), brouillard, c’est tout le temps la même chose : de point A à point B.

OT : Mais c’est surtout que tu as beaucoup de parois latérales, alors ça nous focalise vers un point. Pour moi, cet espèce de passage représente soit la mort, soit la naissance.

AL : C’est drôle. Mais c’est vrai qu’après brouillard, quand j’ai commencé à faire les scènes, je ne voulais pas que la caméra bouge. C’est la décision consciente que j’ai prise. Je la laisse là, et je ne me mets pas un dolly parce que je vais commencer à sortir par la porte…

OT : Ton cinéma semble beaucoup s’intéresser à la matérialité du médium. Dans son texte sur brouillard, Alejandro Bachmann dit voir un paysage de lumière vibratoire qui est à la fois concret et abstrait, et que ça permet d’attirer l’attention sur les processus matériaux et chimiques qui sont propres au médium. [2] Est-ce que c’était ça le but du processus?

AL : Oui. Ça, par contre, je peux dire que c’est très conscient. C’est ça qui m’intéresse : le processus. À l’époque, avec brouillard, on me demandait pourquoi j’avais choisi le 35 mm. Au début, j’avais commencé en Super 8, et en Super 8, c’est comme essayer de peindre sur un canevas de 10 cm par 10 cm versus un canevas de 2 m par 2 m; il n’y a pas autant de détails. J’avais envie d’en voir plus. Je voulais vraiment tout voir parce que, la surimpression, ça écrase au début. Tu perds les couches. J’aime ça des fois. Des fois, c’est ce que je veux, mais dans d’autres situations, je veux voir tout, et avec le 35, je voulais vraiment être capable de tout voir.

OT : Avoir un plus grand canevas.

AL : Un plus grand canevas. C’était vraiment ça, oui.


:: brouillard #14 (2013)


OT :
C’est probablement moi qui projette, encore une fois, mais on dirait que tu fais parfois des références plus explicites à la pellicule cinématographique. Dans Ville Marie, par exemple, il est impossible pour moi de ne pas voir les murs avec les fenêtres défiler sans m’imaginer un rouleau de pellicule, avec les perforations. Et quand la caméra tombe, c’est comme s’il y avait une pellicule qui défile.

AL : Oui, tu as raison. Mais non, c’est un accident que ça ressemble à ça.

OT : Et quel était le processus, le concept derrière Ville Marie?

AL : Au début, quand j’ai commencé à faire ces chutes-là, je rêvais souvent… Quand j’ai déménagé à Montréal pour Concordia, j’avais un rêve récurrent où je tombais du haut d’un édifice en faisant face au ciel. Au début, ce n’était pas amusant du tout parce que je ne savais pas quand est-ce que j’allais frapper le sol. Mais, éventuellement, j’ai commencé à aimer ça puisque je réalisais que je rêvais. C’est drôle. Quand j’ai proposé cette idée-là, c’était à Concordia. Je n’avais pas fait le lien, mais il est assez évident que c’était une tentative dans le réel de reproduire mon rêve. 

Au début, à Québec, d’où je viens, je connaissais des gens qui habitaient dans des petits blocs appartements, alors j’ai fait des tests là. Puis à Montréal, à la fin 2006, j’allais dans les appartements, j’attendais que quelqu’un entre dans un bloc, et je montais pour voir si je pouvais aller sur le toit. Il y en avait quand même beaucoup où je pouvais faire ça. Je suis allé à l’Île-des-Sœurs, je suis allé au centre-ville, à 3-4 endroits où je n’avais pas de permission. J’y allais le matin très tôt, et j’avais toute une équipe avec des walkies-talkies. Et il y a une chute que j’aimais particulièrement. Parce que je voulais un motif. Je voulais essayer d’avoir une chute qui me permettrait de faire toutes sortes de manipulations ensuite. Et ce projet-là, il a continué, et, finalement, j’ai eu accès à la place Ville Marie. C’était ça l’objectif.

OT : Le plus haut édifice en fait.

AL : Oui, celui-là, c’était impossible d’y aller sans permission. Finalement, après 2-3 ans, j’ai trouvé un ingénieur de l’ÉTS qui m’a aidé à modéliser. Il fallait convaincre l’édifice que c’était sécuritaire de faire tomber la caméra. Il ne fallait pas qu’elle frotte et accroche en tombant, et que ça égratigne une fenêtre. Ça coûte une fortune à remplacer. Alors l’ingénieur avait tout calculé en fonction du vent. Il fallait mesurer le vent. Si le vent dépassait une certaine vitesse, on ne lançait pas. Sinon…


:: Projet Ville Marie - A (photo : Dan Popa) // Projet Ville Marie - B (photo : Philippe Léonard)


:: Ville Marie (2011)


OT : 
On sent qu’il y a quelque chose d’organique dans ton cinéma, dans les permutations des formes. Un des exemples que j’aime beaucoup, c’est Rue de la Montagne (2012), où tu transformes le trafic automobile en flot lymphatique. Dans brouillard, on sent que les arbres sont liquéfiés ou atomisés. Est-ce que ce sont des choses auxquelles tu réfléchis ?

AL : Oui. En fait, Rue de la Montagne, ce n’était pas nécessairement pour le trafic, mais je me souviens que, quand j’ai fait les tests, j’aimais beaucoup le résultat. Tout bouge un peu, les véhicules vont dans toutes les directions. Je trouvais ça intéressant, mais en fait, c’était une commande pour un festival [le Festival of Moving Image Art Winnipeg]. Il fallait faire une boucle. Alors, je cherchais un lieu. J’en ai fait plusieurs, mais celui de Rue de la Montagne, c’était le seul où j’étais capable de commencer dans le bois sur la montagne, de sorte que ça commence presque comme un fade in naturel. C’était tout sombre, et plus ça monte, plus il y a de l’activité. J’avais même calculé pour que ça finisse quand la bobine se termine. Et pour obtenir cet effet de liquéfaction, j’avais essayé une technique de développement de couleur que je n’avais jamais essayée avant, où la chimie a un effet sur les artéfacts graphiques. Ce n’est pas moi qui interviens directement sur la pellicule, c’est juste la méthode de développer qui fait qu’il n’y a pas trop de saturation, alors la lumière et les zones sombres sont un peu au même niveau, et ça crée une sorte de boue.

OT : De la boue, c’est ça. D’où l’idée d’organicité.

AL : Oui, c’est ça.

OT : Est-ce que c’est un peu le même principe pour brouillard?

AL : Pas complètement. Dans brouillard, je voulais être capable de voir tous les détails, de voir toutes les couches. Dans Rue de la Montagne, je voulais un peu écraser les choses. En Super 8, ça écrase, mais en 35 mm, ça laisse de la profondeur. Mais, oui, c’est vrai, à cause du mouvement de caméra qu’il y a dans Rue de la Montagne et dans brouillard, ça devient comme un fluide visqueux.

OT : Dans certains de tes films, comme dans Saint Bathans Repetitions ou scènes de ménage, on constate souvent des passages un peu subreptices entre l’intérieur et l’extérieur. Mike [Hoolboom], dans son texte, parle d’une «vraie vision écologique» où tout est vivant, tout est relié, interdépendant. Est-ce que tu dirais qu’il y a une dimension un peu écologique comme ça dans ton cinéma, en termes d’interdépendance?

AL : Je n’aurais pas poussé à dire «écologique», mais j’ai compris ce qu’il voulait dire. On dirait que le processus fait en sorte que ça amène la figure au même niveau que tout le reste. C’est la même chose. C’est comme ça que j’interprète ce qu’il dit. C’est comme s’il n’y avait pas de hiérarchie. La figure, l’arrière-plan, c’est juste une oscillation entre les milieux.


:: 
Saint Bathans Repetitions (2016)

OT : J’aimerais qu’on parle de la couleur dans tes films maintenant. Dans 930, par exemple, tout est basé sur le contraste entre le noir et le blanc. Dans Ville Marie, tu as des séquences en noir et blanc, puis tu as ajouté un peu de couleur. Dans scènes de ménage : III., on passe du noir et blanc à la couleur. Encore une fois, Mike disait : «le refus de choisir un mode ou l’autre me permet de remarquer la couleur lorsqu’elle apparaît et inversement de constater lorsque l’image est noire et blanche.» Cette tactique lui rappelle que «même à l’intérieur d’un film, nos habitudes de visionnage en invisibilisent d’autres parties». Qu’est-que ça représente la situation de la couleur pour toi? Pourquoi est-ce qu’il y a des changements de couleur dans tes films?

AL : Justement, j’avais une discussion hier après la projection, où on me demandait si j’avais gonflé sur du noir et blanc ou si c’était de la couleur. Or, le noir et blanc, de la façon dont je développe, il y a toujours une petite couleur dedans. Alors, oui, quand Mike a écrit ça, j’ai trouvé ça intéressant, parce que c’est vrai. C’est comme si, en choisissant le noir et blanc, j’élimine une espèce de confusion. On dirait que je veux mettre l’emphase sur autre chose. Quand j’ajoute de la couleur, c’est que je veux une autre sensation. C’est vraiment une question de sensation. C’est plus basé sur ce que je veux créer comme feeling. Mais le noir et blanc, dans ce que je fais, possède une teinte, ne serait-ce que dans la manière dont je développe. Je contrôle assez bien pour aller chercher ça.

OT : Donc tu contrôles tout ce qu’on voit en fait?

AL : Oui, pas mal.

OT : Bon, j’aimerais ça qu’on parle de ton père, maintenant.

AL : Allons-y.

OT : On se demande un peu, et Mike en parlait dans son texte en disant que ton père est comme une ombre qui plane, comme s’il se rapprochait de la mort. Il dit qu’il se transforme en lumière, que sa présence est fantomatique. Est-ce que tu dirais que, pour toi, c’est une anticipation de la peur de perdre ton père ou de l’anticipation de la mort de ton père?

AL : Bien, c’est exactement à ça que je pensais dans les dernières semaines. Je ne peux pas commencer à…

(Alexandre est submergé par l’émotion, et je décide de ne pas insister. Il a déjà répondu à ma question.)

 

 

*

 

 

OT : En entrevue avec Tess Takahashi, tu as dit : «Ça m’est arrivé avec mon père, par exemple. J’ai commencé à le connaître comme si c’était une autre personne» en travaillant avec lui. Après la projection, tu disais aussi que ta relation avec lui avait un peu évolué…

AL : Oui, c’est ça. Je pense qu’il y a beaucoup d’enfants pour qui c’est difficile avec le père. Dans ma famille, on est trois gars, on est trois frères, puis je ressentais que je voulais être à la hauteur, à ses yeux. C’est ça que je ressentais. Quand je faisais l’ingénierie, à un moment, j’ai réalisé que je ne faisais pas ça pour moi. Ce n’est pas qu’il voulait que je fasse ça. Pas du tout. Ça n’a rien à voir. Lui, il voulait que je sois heureux. Je l’ai compris plus tard. Mais je sentais une pression, et ça faisait que la relation était un peu difficile. C’était compliqué, puis on a commencé à voyager. On a fait un voyage ensemble, et c’était aussi une manière pour lui de me connaître. Ça a vraiment ouvert les choses. C’est en 2007 qu’on a fait ce voyage-là. Et j’ai découvert quelqu’un d’autre. Puis, en travaillant ensemble… Il y a tout le temps un résidu de cette dynamique-là, mais maintenant je trouve ça drôle. Je suis capable d’en rire, et je pense que lui aussi.

OT : Après la projection, tu as dit que scènes de ménage : II. avait été tourné en résidence. Est-ce que tu peux me dire où exactement?

AL : C’est en Islande, celui-là.

OT : Et tu étais avec ton père en Islande?

AL : Oui. En fait, II., c’est ce que j’ai tourné après Saint Bathans. Quand je suis arrivé en lslande, je me suis dit que je voulais refaire une expérience comme ça, où j’irais à quelque part de complètement isolé. Je suis resté là deux mois et demi à peu près. J’étais dans une petite maison au milieu de nulle part. J’étais là tout seul pendant un moment, alors j’ai tourné beaucoup d’études où il n’y a personne, où il n’y a que des compositions. Puis, il est venu me rejoindre pendant deux semaines. Quand il est arrivé, je savais exactement quoi faire, et là on a tourné. On a tourné sans arrêt.

OT : J’aimerais qu’on parle de la question de la temporalité maintenant. Dans son texte sur III., mon collègue Samy [Benammar] évoquait une «masse de lumière qui condense le temps passé, le temps présent et le temps à venir». Je trouvais que ça correspondait bien à ce qu’on voyait à l’écran. Dirais-tu que c’est quelque chose qui caractérise ton cinéma, le fait qu’on puisse voir plusieurs temporalités simultanées? Tarkovski disait que le cinéma, c’est comme sculpter dans le temps. Je me demandais si tu étais d’accord avec ça.

AL : Oui, absolument. Peut-être que c’est ma manière de faire ce genre d’exercice, de sculpter dans le temps. Encore une fois, c’est une question de hiérarchie, mais pour le temps plutôt que les milieux. On parlait tantôt de la hiérarchie entre la figure, l’espace architectural, la nature, mais dans ce cas-ci, c’est comme si on ignorait quelle couche avait été produite avant. Tout est là, maintenant, et l’expérience que le spectateur a de ce qu’il voit se passe maintenant. Tout est en même temps. Alors oui, c’est peut-être une manière de sculpter le temps comme tu dis.

OT : Donc, tu enlèves les hiérarchies en fait, entre les différents éléments de tes films ?

AL : Oui. À tous les niveaux, on dirait que tout se condense, se contracte. Mais, en même temps, je ne pense pas que ça écrase tout. Il y a quand même de l’espace, mais ça dépend aussi avec quel médium je travaille, selon le canevas : Super 8, 16 mm, ça change. Dans le fond, la sculpture n’a pas la même définition selon ce que j’utilise comme support.


:: 
scènes de ménage (2017-2022)


OT : 
Ma dernière question touche au fait que tes films sont muets. Mike disait, encore une fois, dans son article, que d’exiger le silence implique de «se dissocier de nos plus profondes habitudes culturelles». Après la projection, l’autre jour, tu disais que c’est le bruit du projecteur qui devait accompagner les films. Est-ce que c’est effectivement une façon pour toi de nous dissocier de nos habitudes?

AL : Honnêtement, c’est parce que ça me rappelle l’époque où j’ai commencé à faire du cinéma. Dans le temps où j’avais la Super 8, et des projecteurs 8 mm, le son du défilement m’a toujours un peu hypnotisé. J’aime ce genre de choses qui te font entrer dans un espace mental où tu es conditionné à regarder. Moi, ça me fait ça : je suis vraiment focalisé sur ce que je vois. Là, j’ai commencé à enlever les trames sonores, parce que ça me fait trop penser à des moments de ma vie où je ne veux pas retourner. Tu sais, sur 930, il y avait de la musique, mais je pense que sur le site…

OT : Sur le site, il n’y a pas de musique, non.

AL : On dirait que le son me ramène trop à une époque, à un moment de ma vie, puisque c’est comme ça que je compose. À un moment, j’ai voulu enlever cette couche-là. Pour moi, il y a quelque chose de sentimental que je n’ai pas envie de revisiter. Mais c’est possible que je les remette un jour. Je me dis que, peut-être, éventuellement, je vais être en paix avec tout ça, je vais assumer que ça représente un moment dans ma vie. Mais je trouve que le silence laisse plus de place à l’interprétation des gens. Dans le fond, si tu mets une trame sonore, c’est comme dire : «Voici ce que je veux que vous ressentiez en regardant les images.» Et je ne veux pas faire ça.

Toutes les images tirées des films d'Alexandre Larose appartiennent à l'auteur.

 

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Article publié le 15 février 2024.
 

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