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Vive Birgit Hein [FR]

Par Mike Hoolboom

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:: Birgit Hein [photo: Andrea Podzun]

La marraine du cinéma expérimental allemand est décédée. Birgit Hein s’est éteinte chez elle dans son sommeil à l’âge de 81 ans, le 23 février 2023.

Je l’avais brièvement rencontrée au festival européen d’arts médiatiques d’Osnabrück. Chaque jour, des centaines de personnes traversaient la frontière est-berlinoise sur la foi des rumeurs voulant que le Mur tombe bientôt. Le parti Vert trônait au conseil municipal, supportant ouvertement le monde des squatteurs et leurs bazars Super 8. Le légendaire trio Schmelz Dahin (Faire fondre) était venu présenter son tout dernier affront chimique, quoiqu’il s’agirait de leur dernière collaboration. Le groupe Alte Kinder (les Vieux enfants) était aussi en train de se dissoudre. Et à travers tout ça, une figure plus grande que nature se promenait, émouvante et souriante, attirant tous les regards dans la salle, occupant le centre de chaque mêlée dans le bar bondé d’à côté, où tout le monde venait se ravitailler entre deux vertigineux assauts de l’avant-garde. 

Birgit semblait connaître tout le monde là-bas. Le sourire facile, prompte à embrasser ses camarades et à lever son verre, elle possédait une aura électrique qui la distinguait des autres. Elle avait un visage d’homme et un nez qui semblait avoir souffert pour la cause. Elle était l’objet d’un millier de petits coups d’œil, comme si la foule avait besoin de la surveiller, puisque malgré ses incroyables facultés oratoires et sa réputation en tant qu’artiste, elle exsudait une profonde fragilité ; il semblait qu’elle puisse s’écrouler devant nos yeux. Ce n’est que plus tard que j’ai appris qu’elle avait fait partie d’un couple légendaire à l’origine du cinéma underground en Allemagne, et qu’ils avaient récemment divorcé, de sorte que cette visite au Festival équivalait à un coming-out. Elle était seule maintenant, portant tout le poids sur ses solides épaules.

Je montrais un extrait découpé de journal intime relatant une rupture amoureuse, et à la fin, elle s’est fait un devoir de venir vers moi et de dire, comme si elle récitait un passage de la Bible : « Pas mal. » Nous nous sommes arrangés pour nous rencontrer dans son appartement de Cologne, où elle m’a montré quelques trucs avant que nous nous installions pour une entrevue. Elle n’avait toujours pas réalisé l’œuvre qui viendrait simultanément la définir et la réinventer, Die Unheimliche Frauen (The Uncanny Women, 1992), le premier film qu’elle ait réalisé en solo.

Durant les années 1960 et 1970, elle avait tracé, avec son ex-époux Wilhelm, un territoire du cinéma qui s’intéressait tant au médium lui-même qu’à ses facultés de reproduction (a film-as-film terrain), produisant des tonnes de courts métrages formalistes tout en gérant le fameux XSCREEN de Cologne de 1968 à 1973. Ils ont organisé des douzaines de spectacles, important le cinéma underground d’Amérique pour le proposer à une nouvelle génération de dissidents européens. Elle a écrit des centaines de lettres ainsi que deux livres qui demeurent des classiques. Elle s’est présentée dans les musées d’art et leurs archives pour exiger qu’ils incluent des films, préparant le terrain pour les nombreux cinémas de galeries d’art dont nous bénéficions aujourd’hui. Elle a formé une nouvelle génération de cinéastes allemands dans une école d’art de Braunschweig, les régalant de sa candeur sincère et de ses commentaires francs. Et c’est là, parmi des étudiants qui deviendraient des amis de toujours, qu’elle a effectué un virage dangereux et excitant en se consacrant à la production de longs essais cinématographiques basés sur des expériences profondément personnelles. Son approche était brute et provocatrice, n’offrant pas de réponse, mais visant à défier et à confronter l’auditoire. Ses séances de questions-réponses sont devenues légendaires, alors qu’elle affrontait ses détracteurs du haut de la scène. Ses amis et admirateurs lui apportaient des roses jaunes.


:: Forbidden Pictures (Verbotone Bilder, 1985) [Birgit et Wilhelm Hein]

Elle était impatiente et possédait l’énergie de dix personnes normales. Elle n’était jamais saoule, mais n’arrêtait jamais de boire. Elle se faisait un point d’honneur de ne pas manger de salade ; c’était de la viande au déjeuner, au dîner et au souper. Elle était toujours ponctuelle et poussait les gens à en venir au fait. C’était une iconoclaste, une pourfendeuse de mondes qui avait 15 meilleurs amis, mais aucun partenaire attitré (était-elle trop brillante? trop intimidante?) en dehors de ses escapades sexuelles, une punk radicale ayant travaillé toute sa vie dans des institutions pour mieux les changer de l’intérieur.

Elle croyait au communautarisme, à la magie qui opère lorsque deux personnes s’assoient ensemble dans la même pièce. La production, la distribution, les projections et l’écriture étaient toutes des façons pour elle de faire des films. Elle créait de nouvelles formes de cinéma, puis les abandonnait lorsqu’elles avaient servi leur fonction. Elle n’était jamais vraiment sortie de l’ombre de son mariage. Elle ne croyait pas en l’art pour lui-même. Elle était hantée par le passé nazi de l’Allemagne et la profonde complicité que démontrait la génération de ses parents. Elle ne montrait pas ses films à ses étudiant·e·s, elle voulait qu’ils et elles développent leur propre voix, leur propre style, et cela signifiait d’identifier et de vivre leurs propres combats.

Les films d’artistes font partie de la culture orale. Chaque artiste est une archive vivante, une incarnation irremplaçable du passé et du présent. Birgit a touché tant de personnes au cours des années. Voir à quel point on la chérissait et combien de gens elle avait confrontés à une vérité inopportune! Elle avait un rare appétit pour la vie dans des endroits inconfortables. Son dévouement à l’honnêteté radicale a ouvert la voie à une intimité émotionnelle qu’elle partageait avec des douzaines de personnes. Tout ce qu’il reste à dire, c’est au revoir.

 

Pour en savoir plus sur Birgit HeinWe are all Monsters: an interview with Birgit Hein (1990), par Mike Hoolboom.

 

 

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Mike Hoolboom a commencé à faire des films en 1980. Mis en pratique, avec application quotidienne. Une remixologie continue. Depuis 2000, un flot constant de docus biographiques à partir de séquences trouvées. La question qui anime une communauté : comment puis-je être utile ? Des entrevues avec des artistes médiatiques au fil de trois décennies. Des monographies et des livres, écrits, édités, co-édités. Des écologies locales. Du bénévolat. Ouvrir la porte.

 

 Traduction : Olivier Thibodeau

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Article publié le 13 septembre 2023.
 

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