:: La bande de Gaza, photographiée par ©Ismail Abu Hatab, extrait de la série « Beyond the Sky and the Sea »
Le génocide à Gaza évoque indéniablement ce qu’Oraib Toukan nomme des « images cruelles ». Certains jours, Bisan Owda ou Hind Rajab sont plus près de moi que mes meilleur·e·s ami·e·s. Bisan est toujours vivante au moment d’écrire ces lignes. Mais puis-je affirmer avoir été témoin de la mort de Hind ? Toukan écrit que les images cruelles produisent du silence ; que reste-t-il à dire après avoir vu un jeune garçon transporter ce qu’il reste de la dépouille de son frère dans un petit sac de plastique en hurlant à la caméra « Je n’ai que 7 ans ! » ? Et pourtant le corps silencieux du témoin lointain continue de parler, mais dans une autre voix — celle des trépassé·e·s, fantômes déjà morts qui continuent malgré tout à porter les marques des vivant·e·s.
Assurément, plusieurs des images de Gaza — mettons de côté un moment les souvenirs triomphants des gardien·ne·s de prison — sont faites de la simple conviction que, si « le monde » pouvait voir ce qui se passe, le massacre cesserait. Des centaines de millions de vues, et pourtant, la cruauté ne fait que s’aggraver. Par conséquent, Gaza, le centre politique et spirituel du monde (de la même façon que le Vietnam fût au centre du monde pendant plus d’une décennie dans les années 1960 et 1970), semble plus éloigné que jamais. Lointain, mais si proche. Existe-t-il une façon de créer et de percevoir des images qui puisse nous extirper de ce labyrinthe spectral ?
Le début de toute révolution est une sortie. Basel al-Araj [1]
Ash Moniz est un·e artiste et un·e militant d’une trentaine d’années, né·e au Canada et vivant au Caire et à New York. Des essais expérimentaux sur le transport maritime mondial, les débardeur·euse·s et les chaînes d’approvisionnement ponctuent son travail de la dernière décennie, qui prend la forme de collectifs éphémères dans le cadre de performances, d’installations muséales et de courts métrages. En 2024, iel a rencontré Sa’ed Al Jaru (guitare) et Siraj Shawa (synthétiseur) au Caire, deux récents réfugiés de Gaza et membres du groupe Osprey V (« le premier groupe rock de Gaza »), puis s’est joint·e à eux en tant que batteur·euse.
Raji Al Jaru (chanteur, guitare) : « Nous avons adopté le nom Osprey V parce que “V” est le numéro cinq en latin — cinq membres, cinq identités dissimulées au début, parce que nous ne voulions pas vraiment montrer nos visages… Nous voulions être les voix de la population bâillonnée de la bande de Gaza. » [2]
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[Inaudible] d’Ash Moniz+Osprey V montre les efforts du groupe pour créer et enregistrer de la musique accompagnée d’un vidéoclip pendant le génocide. C’est un film réalisé en gros plans, qui met l’accent sur l’intimité et le toucher, les espaces restreints de Gaza, les liens étroits qui unissent les membres du groupe. Quoique l’esthétique et la fraternité n’aient pas été les seuls motifs. En 2017, aux premiers jours d’Osprey, les membres du groupe étaient toujours masqués. Ils avaient appris l’anglais et la musique rock qui émergeait de cette langue dans l’espoir que les auditoires internationaux trouveraient irrésistible leur mélancolie explosive, bien que le prix d’une telle reconnaissance aurait pu leur être fatal. Après le 7 octobre 2024, la majeure partie du groupe s’est enfuie au Caire, tandis que deux de ses membres choisissaient de rester à Gaza. Moamen Al Jaru, un avocat et le bassiste du groupe, a décidé qu’il ne voulait pas risquer sa vie en apparaissant dans le film. Raji Al Jaru, un comptable, qui chante et joue de la guitare, a décidé, lui, que ce risque valait la chandelle. Le reste du groupe a été filmé au Caire alors qu’il travaillait sur une nouvelle chanson, s’échangeant des fichiers avec leurs ami·e·s restés dans la bande.
:: [Inaudible] (Ash Moniz, 2025)
Trois membres du groupe sont assis dans l’obscurité à regarder un work in progress du vidéoclip de leur chanson « Mowtany » (« Ma patrie »). La belle voix de Raji brûle d’envie pour « la vie, le salut, le bonheur de ton amour ». Mais, en contrepoint à cette ode à la patrie, le faible bourdonnement d’un drone surgit, plus fort que la musique. Le son de l’occupant n’est jamais bien loin. La patrie, c’est voir ses ami·e·s tout en étant vu·e par l’État, offrir des promesses et recevoir des menaces, à l’abri dans le sanctuaire de son foyer, torturé·e les yeux bandés au fond d’une geôle.
Une clé git sur le sol, dans un faisceau rouge clignotant, seul vestige d’une autre maison palestinienne volée. La caméra se déplace vers l’extérieur, passant un graffiti gribouillé sur des ruines. « Où est ma maison ? Où est mon père ? Où est ma mère ? » La plainte d’une trompette se mue en opéra rock entraînant, annonçant la toute dernière chanson du groupe, « Angel’s Kneel », alors que nous voyons Sa’ed assis, seul, dans les décombres, pensif et anxieux. La musique révèle le tressaillement de son immobilité. Un fourgon qui passe, filmé avec un drone à faible altitude (les outils du maître peuvent se retourner contre lui), nous ramène à l’intérieur où le claviériste Siraj Shawajoue du synthétiseur.
Raji se souvient d’avoir inauguré le premier magasin de musique à Gaza, un carrefour semblable à nul autre. Tou·te·s les artistes de la bande s’y retrouvaient pour utiliser l’électricité, l’internet, les logiciels de montage sonore, les microphones. Cette boutique de son a donné une voix à ses clients, son quartier, sa communauté.
Les membres du groupe dansent dans une pénombre embrumée, faiblement éclairée, tandis que Sa-ed explique en voix off : « J’étais incapable de lire normalement ou même de jouer un personnage. » Dans cette zone de guerre permanente, un personnage cache un jeu parfois impossible à jouer. Combien de fois peut-on mourir avant de trouver la mort ? Les menaces omniprésentes et les pertes qui s’accumulent vivent dans des corps qui se dissolvent, puis émergent de nouveau, s’exprimant à travers des spectres. Dispersé·e·s en fragments, les démembré·e·s se souviennent.
Dans une scène insolite débordant de merveilles ordinaires, Raji gratte sa guitare, lentement et sporadiquement. Des réflexions en voix off nous parviennent, une phrase à la fois. Plutôt que de remplir le cadre avec son visage, la caméra s’attarde sur les draps et la fenêtre, les deux petites tables perchées dos à dos et la façon dont le vent souffle sur tout ça. L’extérieur est à l’intérieur. Tout occupe deux fonctions, tout est exigu. Sa chambre à coucher est aussi son studio, sa salle de réunion et son salon. Le plancher est un ami. « Comme pour tout le monde à Gaza », un sac de secours attend à côté de la porte, bourré de papiers officiels au cas où un départ immédiat s’avérerait nécessaire. La pièce présente un portrait de la personne qui l’habite et de son absence. Modestes et éphémères, ses articles miséreux sont rehaussés de fioritures artistiques, chaque objet renvoyant à un foyer qui n’est pas le sien. Comme chaque personne à Gaza, Raji est exilé et il s’est fabriqué ici un foyer temporaire, d’autant plus précieux en raison de la menace persistante de dépossessions supplémentaires. Étrangement, en montrant uniquement les éléments contenus dans cette pièce minuscule, c’est toute la catastrophe qui est évoquée. La Nakba n’a jamais pris fin.
Siraj identifie comme ses enfants : ses instruments de musique, son ordinateur portable, sa carte son, son contrôleur MIDI, son casque d’écoute. Il affirme qu’ils sont toute sa vie.
Une grande photo des ruines de Gaza s’élève pendant une parade new-yorkaise, offrant une transition astucieuse vers une manifestation de solidarité envers la Palestine. Parmi les pancartes artisanales brandies par les protestataires exhortant à « mettre fin aux envois d’armes à Israël », des affiches d’Osprey ponctuent la foule. En quelque sorte, l’art est devenu politique avant de redevenir art. La trompette joue une version solo d’« Angel’s Kneel » d’Osprey, qui explose ensuite de pleine voix lorsque le film se tourne de nouveau vers Gaza où l’on voit le groupe interpréter la chanson. Les images sont entrecoupées des visages de chacun de ses membres levant les yeux dans une lumière enfumée, comme s’ils étaient déjà passés dans un au-delà, le cauchemar de l’apartheid terminé.
Le groupe se rend à un « studio » à Rafah (une boîte artisanale faite de couvertures et d’oreillers qui permettent d’insonoriser le microphone). Sa destination est une tour, l’une des rares toujours debout dans la bande. Le groupe y enregistre entre les frappes aériennes, sachant que la tour, comme toutes les tours à Gaza, est une cible. Les membres y passent deux jours, mais le chanteur n’est pas convaincu et veut y retourner pour des sessions supplémentaires. Mais la tour est bombardée et détruite. Ils ratent la date de leur assassinat par quelques jours. Des images de la Méditerranée sont projetées sur des oreillers et des tentures tandis que la voix off raconte l’histoire de leur making-of. Tout est liquide, tout tourne et se transforme. Même le son du paradis qu’ils créent dans la zone de combat.
Lorsque le tournage du film a pris fin, Raji a été introduit clandestinement en Jordanie. Moamen est resté à Gaza. Ash Moniz a continué de travailler inlassablement pour soutenir 60 personnes au Caire et 40 à Gaza.
Âgé de 34 ans, le photojournaliste et directeur photo Ismail Abu Hatab, qui a contribué au tournage de certaines scènes à Gaza, a été assassiné en juillet 2025, au Café Al-Baqa, une gargote au bord de la plage fréquenté par les journalistes. Ismail écrivait pour Al Jazeeraet d’autres organes de presse. Il a aussi réalisé des portraits lyriques durant les bombardements. Il a fondé BYPA (By Palestine) pour aider les artistes de Gaza. Dans le cadre de la Journée mondiale de la liberté de presse de 2025, il écrivait : « À Gaza, la caméra est une cible, les mots sont bombardés, et la veste ne vous protège pas des missiles. » [3]
:: Ismail Abu Hatab
Vous pouvez suivre Ismail Abu Hatab sur Instagram : www.instagram.com/ismailabuhatab/reels/
Vous pouvez suivre Osprey V sur Instagram : www.instagram.com/ospreyvofficial
Vous pouvez suivre Ash Moniz sur Instagram : www.instagram.com/ashmoniz
[1] Basel el-Araj, “Exiting Law and Entering Revolution,” traduit par Bessem Saad, dans : The Bad Side, 2024, theanarchistlibrary.org/library/basel-al-araj-exiting-law-and-entering-revolution.
[2] Osprey V أوسبري:, Sessions Delia no 015, www.youtube.com/watch?v=eoUkqoIvVGY&list=RDeoUkqoIvVGY&sta
rt_radio=1&ab_channel=DeliaArtsFoundation.
[3] Cité dans : “Between sky and sea this was where martyr journalist Ismail Abu Hatab opened a window to Gaza”, The Palestinian Information Center, 3 juillet 2025, english.palinfo.com/Zionist-Terrorism/2025/07/03/342494/.
Traduction : Claire Valade
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