PANORAMA-CINÉMA : 20 ans de critique
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La chercheuse la plus solitaire au monde

Par Mike Hoolboom

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C’est dans l’espoir d’écrire cette chronique que j’ai contacté la réalisatrice du film, Jacquelyn Mills, pour obtenir un lien vers son long métrage documentaire Geographies of Solitude. Elle m’a suggéré d’aller le voir dans un festival montréalais, à 500 km de chez moi. Je n’avais pas réalisé qu’elle me proposait un pèlerinage. Le Hajj, ce périple d’une vie vers La Mecque demeure l’un des cinq piliers de l’Islam. En d’autres mots, il s’agit d’un passage incontournable de la vie contemporaine. Et ce n’est pas pour rien que ce genre de voyage est l’une des seules activités que Werner Herzog recommande comme choix de rechange aux écoles de cinéma. Malheureusement, j’étais devenu trop habitué à l’accessibilité sans limites des images, cette coquetterie démocratique qui garantit l’accès instantané à n’importe quel enregistrement.

J’avais l’habitude d’attendre des mois, voire des années avant de pouvoir visionner les films que je convoitais le plus, épluchant les captures d’écran de l’ouvrage Underground Film de Parker Tyler ou les vieux numéros de Cantrills Filmnotes qui m’étaient si précieux pour la simple mention de films et d’artistes que je ne verrais peut-être jamais. Faire partie de l’écosystème du cinéma d’art impliquait de se présenter aux projections d’œuvres qui, pour la plupart, ne seraient plus jamais présentées. Et derrière l’attrait du présent, chacun de nous trimballait une liste d’icônes culturelles «les plus recherchées» qui existaient uniquement comme des rumeurs, des phrases désinvoltes à la fin d’une critique. Puisque nous n’avions pas les moyens de voyager, nous faisions des périples à travers le temps.

Lorsque l’automne est arrivé, le festival Planet in Focus de Toronto nous a offert la chance de voir le film. Il s’avère que sa protagoniste était une île. L’Île de Sable est une mince bande de terre, longue de 42 km et large d’aussi peu que 2 km par endroits, située dans l’Atlantique Nord, au sud de Halifax. Un seul arbre y pousse. Une maison. L’île est surtout recouverte de plages sablonneuses où flânent des phoques gris et où se promènent 500 chevaux sauvages. Une île peut-elle réaliser un film? Et si oui, à quoi ressemblerait-il?

 

De la pellicule ensevelie dans du crottin de cheval et développée dans de l’achillée.

Des déchets marins et des particules végétales intégrées à la pellicule.

Des poils de chevaux, des abeilles et du sable exposés aux étoiles, développés dans des algues.

 

L’île est balayée par un vent qui retentit au-dessus de l’océan dans un rugissement terrible et implacable, ou qui fait trembler les verges d’or dont les pétioles se frottent dans un délire haptique, comme un orchestre de brosses ondulantes. De larges vagues redessinent le rivage tandis que, sur les terres, des mares broussailleuses attirent des chevaux assoiffés. À l’instar des personnages d’un long métrage, les longues scènes démontrent toute la beauté et la terreur qu’invoquent ces forces naturelles.

Bien qu’il soit monnaie courante, même dans les documentaires dédiés aux splendeurs du monde naturel, de dynamiser l’expérience en parachutant un orchestre au milieu d’une forêt ancienne, voire un grand ensemble jazz dans l’Arctique, l’artiste s’intéresse ici aux sonorités de l’île elle-même. Elle est armée d’une série de micros particuliers, qui lui permettent de s’immiscer sous les vagues, dans les profondeurs de l’univers végétal et le bois putrescent. Si l’idée est d’élargir le spectre de l’expérience documentaire immersive, l’objectif est toujours le plaisir, le pur bonheur d’entendre les crépitements apaisants de la vie marine et les murmures obsédants des phoques.



Dernièrement, un petit terrier au poil court est venu me rendre visite, et nous sommes vite devenus inséparables. L’une des choses que Drake (désolé, j’habite à Toronto, où tous les chiens s’appellent Drake) aime faire, c’est de regarder des films. Il ne fait pas que s’installer et observer, mais il les regarde de tout son corps, bondissant pour prévenir les personnages d’un danger imminent, posant la patte sur l’écran ou se cachant sous l’oreiller. En bref, Drake est le public idéal pour les films d’artistes. Je pensais à lui lorsque Geographies of Solitude me conviait à son manège sensoriel, parce que j’avais l’impression d’entendre et de voir avec tout mon corps, les notes graves du micro de contact résonnant dans mon diaphragme, le piétinement ralenti d’une chenille passant d’une fleur à une autre faisant frissonner mes doigts.

La photographie onirique de Mills nous rappelle que, dans la plupart des films d’aujourd’hui, particulièrement les films d’artistes, il n’y a pas d’images. Évidemment, on pointe les appareils d’enregistrement vers l’action, mais sans comprendre comment une image est produite. Imaginons que nos téléphones portables ne soient pas dotés d’une caméra, mais d’un pinceau. Le résultat? Tout le monde serait peintre, mais très peu de gens sauraient peindre. En fait, on vit dans un monde où il n’aura jamais été aussi difficile d’apprendre comment faire. Pourquoi se donner la peine?

L’artiste met le paquet dès le plan d’ouverture. Un magnifique ciel nocturne se remplit d’étoiles qui n’ont jamais existé auparavant. Les étalons somnolent sous le soleil couchant, chacun de leurs muscles baigné d’une belle lumière, puis les phoques viennent sautiller sur le rivage vacant. Sur cette île, tout est vivant, même la caméra constitue un corps autonome. Elle ne fait pas que contempler ou suivre son sujet, mais propose un dialogue, une conversation entre regardant·e et regardé·e. La caméra prend acte de la présence d’un phoque, puis le dépasse lentement le long d’une plage venteuse et vient se lover dans un creux où gît un placenta. Quelle délicate façon de dire «Maman»!

La protagoniste du film, Zoe, est la femme la plus solitaire au monde. L’artiste ne prétend jamais que Zoe est son amie, elle ne met pas la caméra sur son visage pour qu’il remplisse l’écran. Elle l’approche plutôt de la manière qu’on approcherait un animal rencontré dans la rue, lentement, précautionneusement, laissant à cette créature étrange le temps de prendre sa mesure et d’établir un périmètre de sécurité mutuel. En fait, durant la majorité du film, nous ne voyons pas le visage de Zoe du tout, jusqu’aux dernières séquences, lorsque la barrière entre les deux femmes s’estompe, et pourtant, sans jamais qu’elle ne disparaisse complètement.

Zoe Lucas est le seul être humain sur l’île. Elle a passé presque toute sa vie adulte là-bas, seule. «Il s’avère que ma vie, c’est l’Île de Sable», déclare-t-elle. «C’est tout ce que j’ai. C’est tout ce que je fais… Ça a été vraiment très intéressant et très gratifiant, captivant et enrichissant de vivre ici, mais j’ai perdu de vue tout le reste.» Toutes les vies qu’elle aurait pu avoir, les relations surtout, la famille et les ami·e·s, les amoureux·ses et les camarades, tout s’est effacé pour qu’elle puisse se dédier au travail perpétuel qu’elle doit effectuer sur l’île en tant que naturaliste autodidacte.






De quoi n’est-elle pas responsable là-bas? Grâce à Zoe, chacun des chevaux de l’île a un nom, une généalogie, un réseau de contacts, une diète, des blessures et un comportement spécifiques. Zoe possède des centaines de pages de notes à propos des chevaux, comme un journal relatant la vie d’un village.

Ses milliers de bocaux à spécimens contiennent divers insectes : des coléoptères, des araignées et des mille-pattes. Chaque bocal est soigneusement étiqueté, contenant plusieurs espèces inédites. Des notes méticuleusement rédigées sont attachées à chacun de ces trésors.

Et finalement, il y a les nouvelles que rapporte l’océan, qui ramène des déchets de plastique d’aussi loin que la côte nord-africaine, de toute l’Europe et l’Amérique du Nord. La plupart de ces déchets sont des ballons de fête, que Zoe nettoie et trie scrupuleusement, puis dont elle note la provenance afin de pouvoir déterminer s’il s’agit d’ordures domestiques ou d’une émanation industrielle. Elle retrouve parfois des adresses, parfois même des lettres manuscrites, et, dans ce cas, elle réécrit aux gens pour leur dire où se sont retrouvés leurs déchets. Sa collection de ballons semble infinie, la quantité de détails qu’elle inscrit dans ses notes témoigne d’une rigueur scientifique à la fois admirable et pathologique.

La réalisatrice pose parfois des questions timides dans sa voix étouffée de petite fille. Vers la fin du film, elle demande à Zoe si elle voudrait bien l’accompagner pour aller enregistrer des sons. La chercheuse répond : «Mais tu n’as pas vraiment besoin de moi pour cela, n’est-ce pas?» L’artiste ajoute doucement : «Mais ce serait bien d’avoir de la compagnie.»

Lorsque j’étais petit, j’ai posé des questions à mon père sur la troisième dimension. J’avais vu le terme dans une bande dessinée, mais je n’avais aucune idée de ce que ça voulait dire. Mon père a dessiné un bonhomme allumette avec une boîte autour de lui. «Tu vois? Cet homme est dans une prison; il n’y a pas d’issue.» Il a ajouté des flèches dans toutes les directions. «Mais s’il vivait en trois dimensions, il pourrait sortir en passant par ici », poussant deux coins de la page l’un sur l’autre, pour que l’homme ressorte du carré dessiné autour de lui.

Lorsque j’essaie de comprendre le terme «post-humain», je repense à l’explication de mon père. Imaginons un monde où les humains ne sont pas au centre de tout. Je suis encore tellement saoul d’avoir bu le Kool-Aid, que je peine à le visualiser. Mais ici, dans le film, on peut apercevoir cet autre monde. Sur l’Île de Sable, la verge d’or est plus importante que notre mère. Le crottin de cheval est plus attrayant que le sexe. Ramasser du plastique est plus satisfaisant qu’un·e meilleur·e ami·e. Comme l’ont prouvé les experts du climat, nous nous précipitons vers la fin de l’expérience humaine. Mais avant la fin, certaines personnes vont littéralement tout faire pour empêcher que ça arrive. Elles ne vont pas simplement s’imaginer que cet autre monde est possible, elles vont vivre dans ce monde. Vive Zoe Lucas !

 
 

*

 

 

Mike Hoolboom a commencé à faire des films en 1980. Mis en pratique, avec application quotidienne. Une remixologie continue. Depuis 2000, un flot constant de docus biographiques à partir de séquences trouvées. La question qui anime une communauté : comment puis-je être utile ? Des entrevues avec des artistes médiatiques au fil de trois décennies. Des monographies et des livres, écrits, édités, co-édités. Des écologies locales. Du bénévolat. Ouvrir la porte.

 

Traduction : Olivier Thibodeau

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Article publié le 5 juin 2024.
 

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