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Les deux portes

Par Mike Hoolboom

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J’ai lu deux phrases étranges et perverses ce matin, et j’aimerais les partager avec vous. Elles vont comme ceci : «Entrez par la porte étroite. Large est la porte et spacieux le chemin qui mène à la perdition, et nombreux ceux qui s’y engagent; combien étroite est la porte et resserré le chemin qui mène à la vie, et peu nombreux ceux qui le trouvent.» C’est tiré de l’Évangile selon Matthieu, chapitre 7, versets 13-14.

Je crois que Matthieu essaie de m’assurer que presque tout le monde passe par la grande porte, que nous nous affairons aux choses les plus évidentes, jouant nos rôles assignés, obéissant au «sens commun», peu importe ce que cela signifiait il y a un siècle, voire un millénaire. Matthieu déclare que cette voie mène à la «destruction». La plupart du temps. Ou c’est l’idée qu’il tente de nous vendre: les gens choisissent le chemin de la «destruction».

D'un autre côté, il y a les dissident·e·s, les cas particuliers, ceux et celles qui possèdent une vision radiographique capable de percer le tissu de mensonges que les médias corporatifs appellent «les nouvelles». Ce sont eux et elles qui optent pour la porte étroite. Matthieu nous dit qu’il ne s’agit pas d’un chemin facile — «resserré le chemin» écrit-il —, mais si vous avez déjà interpellé un copain pour un commentaire raciste, si vous êtes non-binaire et que vous souhaitez utiliser les toilettes publiques, si personne dans votre classe, votre bureau, la boîte de nuit n’a la même couleur de peau que la vôtre, alors les tâches difficiles vous sont familières. Or, Matthieu ne donne qu’une description succincte, monosyllabique de ce qui se cache derrière la porte étroite. Il l’appelle «la vie».

N’est-il pas étrange de déclarer que la «vie» est rare tandis que la «destruction», ou la mort, est courante? Et pourquoi faut-il que je lise cela dans la Bible, qui a pourtant pratiquement défini tout ce que représentait la grande porte, c’est-à-dire l’enfermement acharné des citoyen·ne·s dans des rôles prédéterminés, le déversement de la haine sur les femmes, les Juifs et les musulmans depuis des siècles?

La pandémie

J’ai passé la première année de la pandémie en ligne, à fréquenter les festivals de films marginaux que je n’avais jamais eu la chance, ou les moyens, de fréquenter. La planète en était parsemée, à ma grande surprise ; ce que j’avais toujours considéré comme une littérature mineure, comme le trou perdu de la pratique cinématographique, était curieusement devenu une entreprise globale, et les festivals de films y ont grandement contribué.

J’ai d’abord été frappé par la multitude d’œuvres. Lorsque j’ai commencé à fréquenter les festivals de films marginaux il y a quarante ans, il y avait un sens palpable des limites. On aurait pu réunir tou·te·s les praticien·ne·s du cinéma expérimental et les artistes de la vidéo dans un auditorium scolaire, et il y serait resté plein de places vides. Aujourd’hui, la marge constitue au moins un village embroussaillé, peut-être même une petite ville. Mais ma plus grande surprise fut de découvrir comment ces films ravivaient des moments passés de longue date. C’était comme si j’étais tombé sur une machine à explorer le temps, bourrée de vieilles chansons et de vieilles coiffures. Tout était profondément familier, comme les réunions de famille ou les réunions d’école, mais en me renseignant sur les artistes, j’ai constaté qu’ils et elles étaient trop jeunes pour témoigner de l’émergence de ces pratiques plusieurs dizaines d’années auparavant. Ce dont j’étais témoin, c’était d’une nostalgie collective pour une époque que ces artistes n’avaient jamais vécue, excepté par l’entremise de vestiges littéraires ou de recherches Internet. Il y avait plusieurs marques de fabrique récurrentes, des panneaux signalétiques de l’avant-garde comme le disait mon ami Mike. Un autre de mes gentils amis, Caspar, m’a pourtant assuré qu’«il ne reste plus de territoire inexploré, seulement des nouvelles combinaisons potentielles. Je compare souvent ça au monde de la mode.» Peut-être que les stratégies référentielles de la génération post-millénaire apporteront un nouvel espoir après tout, et qu’elles feront exploser la secte d’initié·e·s d’antan, quoique la gueule de bois formaliste et le fétichisme argentique ne semblent pas très prometteurs.



Heures de bureau

Ma brillante quasi-amie Joanne enseigne la production cinématographique dans une université locale. Après le souper, elle décrit les échanges en tête-à-tête durant lesquels ses étudiant·e·s exposent leurs projets. Sa réponse traditionnelle n’est pas de formuler une opinion, mais de poser une question : quelle est ton idée ? Ses étudiant·e·s avaient rempli la pièce de phylactères, mais pour elle, aucune idée n’y apparaissait encore. Sa question a suscité un éventail de réponses prévisible, de l’étonnement à la rage. J’ai été frappé de nouveau par la rareté de l’acte pédagogique en milieu scolaire, car ce qu’elle décrivait était une invitation à apprendre quelque chose, ce qui requiert d’abord de désapprendre quelque chose. Chaque étudiant·e qui défilait était convaincu·e qu’il et elle détenaient LA réponse : en fait, les réponses pleuvaient sans arrêt de leur bouche. Qu’arrive-t-il, quels sont les possibles, lorsque les réponses d’autrefois ne fonctionnent plus ? Lorsque ce qui ressemble à une réponse est en fait un refuge, une distraction, une esquive ?
 

La porte large

La marge d’antan était à la merci de machines malcommodes. Elles étaient difficiles d’usage, et si coûteuses que les artistes formaient des collectifs uniquement pour y avoir accès. L’art produit par le biais de ces machines reflétait leurs restrictions, c’étaient des chants machiniques. Il est donc étrange de voir resurgir ces vieux clichés aujourd’hui, alors que l’idéal de démocratisation des moyens de production est désormais atteint, depuis que chaque téléphone contient un studio d’enregistrement et un laboratoire photo.

Quelle est la porte large de l’avant-garde ? J’imagine que c’est trop facile de s’en prendre aux institutions : les coops et les distributeurs, les programmateurs qui refusent de partir. Faisons un pas de plus. Pour moi du moins, la porte large numéro un aujourd’hui, c’est le regroupement des films marginaux en un genre. À quoi peut-on comparer un genre sauf à l’orthodoxie elle-même, avec ses particularités spécifiques, systématiquement répétées, mémorisées, célébrées comme des textes sacrés? Le résultat, pour moi du moins, ressemble plutôt à ce que Matthieu décrivait: les films manquent de «vie». Ce sont des copies de copies, des variantes sur les découvertes effectuées par quelque père ou mère blanche il y a dix ans, et dans leur désir de «s’intégrer», de prendre les allures de la marge, que ce soit via l’engouement global pour le fétichisme de l’émulsion, la rigueur durative ou le plagiat d’initié, ces films manquent de «vie». Et, dans un rapport symétrique pervers, puisque la distribution exerce un attrait magnétique sur la production, ces films ressemblent à des œuvres de festival. Comme si le rôle des festivals n’était pas de célébrer la nouveauté, mais de promouvoir la conservation et la préservation, délimitant le champ des pratiques cinématographiques artistiques selon des balises rigidement définies. C’est comme si les festivals étaient devenus des adeptes de Gertrude Stein, selon qui, «il est terriblement important de savoir ce qui est et ce qui n’est pas de ses affaires.»

Le fait qu’il s’agisse de nouvelles œuvres constitue une forme de leurre ou de camouflage. Le véritable enjeu est un héritage, une tradition et le talent individuel, les efforts de nos précurseurs artistiques. Les jalons d’hier pourvoient la justification, la couverture pour les choix d’aujourd’hui. En d’autres mots, les festivals contemporains s’apparentent à des mécanismes de défense sophistiqués, parce qu’il y a clairement quelque chose à défendre, une énergie qui doit être déployée pour préserver notre emprise précaire sur le passé. Les festivals marginaux n’arrêtent pas de me dire: notre héritage est en péril.



L’âge d’or

Je crois qu’il existe un sérieux malentendu à propos de l’âge d’or du cinéma de la marge et de nos héros et héroïnes passé·e·s. Ce que ces cinéastes offraient alors, c’était une série de pratiques singulières, qu’ils et elles avaient inventées pour eux-mêmes et pour elles-mêmes parce que ces cinéastes étaient queers, parce que leur père les battait lorsqu’ils bégayaient, parce qu’elles étaient les seules femmes dans la pièce ou les seules personnes dont le genre était toujours indéterminé. Ces cinéastes tiraient un fil entre la nécessité et leurs créations, d’où ont émergé des œuvres uniques, qui ne faisaient pas partie d’une histoire en cours à propos de leur art. L’imitation était synonyme d’échec. C’est la question que soulève chaque enfant : comment arrêter de donner autant de pouvoir à quelqu’un ?

Ne me méprenez pas, je comprends trop bien le désir d’imiter les maîtres, et la façon dont ces désirs peuvent être détournés pour servir d’invitation à trouver une expression de ses propres désirs. Mais je continue à languir pour un sanctuaire de la marge où je pourrais ébranler l’hantologie du déjà-vu, l’impression tragique, fataliste, d’avoir déjà vu tout ça.

Peut-être que vieillir s’apparente à être coincé dans le rêve d’autrui. Je me demande toujours comment quelqu’un pourrait cultiver le chemin vers la porte étroite. Comme l’écrivait Matthieu à propos de cet endroit rarement fréquenté: «peu nombreux ceux qui le trouvent». Qu’est-ce qui pourrait rendre attrayantes les difficultés et les luttes qui se trouvent par-delà cette porte si serrée? Outre la réponse trop évidente offerte par Matthieu, selon laquelle la vie se trouverait derrière. Que la seule façon d’avoir une vie, ou de créer quelque chose de vivant, est de franchir ce passage étroit.

Peut-être que le cinéma est un acte d’identification prolongé. Je ressens ce que ressent le personnage à l’écran. Ou dans la marge: le type d’attention requise, la façon dont la caméra flotte vers ce mur brisé, m’invite à y pénétrer. Peut-être que le cinéma est un lieu où l’on voudrait se transformer en quelqu’un d’autre. Peut-être que même les films d’artistes infèrent cette question fondamentale: qui voudrais-je devenir? Qu’est-ce que je désire exactement?



Adam

Laissez-moi conclure avec une longue citation de l’ex-psychologue pour enfants britannique Adam Phillips. Étranger à l’Internet, il publie une fois par semaine, pendant son congé de patient·e·s. L’année dernière, il a terminé une trilogie de livres ; le premier s’intitule On Wanting to Change (Sur le désir de changer, inédit en français).

«Et puis il y a l’alternative radicale, si l’on peut dire, que j’aimerais aborder en premier: le désir de devenir quelqu’un que personne ne puisse émuler et qui ne ressemble supposément à personne d’autre. Des gens qui souhaitent faire une impression mais dénués de tout désir de conversion, pour qui la possibilité de conversion est absente de l’objectif. Ces gens, pourrait-on dire, ont beaucoup à nous offrir, mais rien qui pourrait nous inciter à nous convertir. En fait, ils exemplifient l’idée selon laquelle la conversion est une forme de méconnaissance de soi; le souhait ou le désir de conversion constitue un terrible malentendu au sujet du problème même que la conversion est supposée résoudre. En effet, c’est un problème aux allures de solution; la conversion comme une forme de mauvaise foi, un symptôme, une façon d’éviter de se reconnaître soi-même par aveuglement à propos de soi. La différence réside alors entre ceux qui, consciemment ou inconsciemment, nous encouragent à les imiter, ou nous y contraignent par la peur ou l’intimidation, et ceux qui nous inspirent, à défaut d’une meilleure expression, à devenir nous-mêmes, à devenir n’importe quelle autre personne que nous souhaiterions être. Il y a donc notre souhait, ou notre besoin, de nous identifier aux autres, et la pression exercée par ces autres personnes que nous avons choisies pour que nous soyons comme elle.»

Peut-être que les films artistiques ne s’offrent pas à nous comme un destin, mais plus comme un répertoire, une série de possibilités, peut-être même comme un canevas blanc qui languit d’être comblé. Cela me fait réfléchir: quelle est la récompense de la porte étroite? Son pays de cocagne? Comment chercher quelque chose qu’il est impossible de connaître, même après qu’elle nous ait trouvé·e·s, et transformé·e·s en quelque chose d’insaisissable, à l’instar d’elle-même?


 
Toutes les photographies proviennent des archives personnelles de Mike Hoolboom.

 

 

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Mike Hoolboom a commencé à faire des films en 1980. Mis en pratique, avec application quotidienne. Une remixologie continue. Depuis 2000, un flot constant de docus biographiques à partir de séquences trouvées. La question qui anime une communauté : comment puis-je être utile ? Des entrevues avec des artistes médiatiques au fil de trois décennies. Des monographies et des livres, écrits, édités, co-édités. Des écologies locales. Du bénévolat. Ouvrir la porte.

 

 Traduction : Claire Valade

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Article publié le 18 octobre 2023.
 

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