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Rotterdam et la révolution des comptables

Par Mike Hoolboom

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[IFFR]

Le Festival international du film de Rotterdam (IFFR) a été fondé en 1972. Il a toujours été un paradoxe, un festival de catégorie A qui avait choisi d’accueillir les parias et les marginaux. Oubliez le cinéma d’auteur, on parlait ici de cinéma de sous-sol, de cinéma communautaire créé par des dissidents et des anticonformistes. Le Festival a vécu de nombreux changements au fil des 50 dernières années, mais jamais rien d’aussi majeur que l’éruption qui l’a ébranlé au cours de la dernière année.

Que s’est-il passé au Festival de Rotterdam ? Le néolibéralisme a frappé. Dans un geste néolibéral classique, les patronnes (la directrice du festival Vanja Kaludjercic et la directrice générale Marjan van de Haar) ont licencié, ou intimidé jusqu’à ce qu’ils et elles quittent leurs postes, plus de 40 employé·e·s. Les programmateurs et programmatrices à temps plein ont été remplacé·e·s par des travailleur·se·s indépendant·e·s à temps partiel. Le 13 avril 2022, les équipes ont été convoquées à une réunion matinale où on leur a parlé de la restructuration pour la première fois. L’après-midi, dans une série de rencontres de cinq minutes, tout le monde a été mis à la porte. Certain·e·s travaillaient pour le Festival depuis des années. Prenez votre enveloppe blanche et bonsoir.

Kaludjercic supervisera l’ensemble du personnel de programmation nouvellement précaire et elle a déjà demandé à ce département de lui soumettre tous ses choix pour approbation. Elle s’est nommée programmatrice des programmateur·trice·s.

L’histoire officielle parle d’une perte de deux millions d’Euros en raison des ventes de billets perdues durant la pandémie. Le personnel avait proposé une réduction de salaire générale de 15 % pour combler la différence. C’est que les changements à Rotterdam n’ont rien à voir avec l’argent, mais bien avec une prise de pouvoir par les comptables. Le conseil d’administration voit le Festival sous l’angle du commerce. Alors, pour se débarrasser des contrats à long terme d’un personnel qui continuait de défendre un cinéma non commercial, le conseil a utilisé le déficit comme un leurre. Laissons tomber les gros bonnets syndiqués et leurs goûts gauchistes. C’est gagnant-gagnant.

Comme Naomi Klein le décrivait dans son livre-phare The Shock Doctrine, chaque catastrophe présente une opportunité. « C’est en 1982 que Milton Friedman a écrit le passage extrêmement influent qui résume le mieux la stratégie du choc. “Seule une crise — véritable ou perçue — produit des changements véritables.” Lorsque la crise survient, les actions entreprises dépendent des idées qui circulent. » Les idées qui circulaient à Rotterdam sont monnaie courante dans les grandes institutions technologiques, mais aussi de plus en plus dans les entreprises d’abord axées sur les affaires qui gèrent les grands festivals de catégorie A « à succès ». Le conseil a mis la priorité sur l’argent aux dépens de l’expérience, sur les commanditaires aux dépens des artistes, alors que la créativité est réservée aux nouvelles stratégies de marketing. Les comptables n’auront plus besoin d’être restreints par les fanas du département de programmation. Maintenant, ce serait eux qui dirigeraient le Festival, lequel a été drastiquement restructuré.

Edo Dijksterhuis, Filmkrant : « Au cours de la prochaine semaine, le nouveau personnel de programmation du Festival international du film de Rotterdam sera présenté à Cannes. Il remplace le noyau de base qui a été récemment remercié par la direction. Beaucoup de colère entoure la manière dont les choses se sont déroulées et, avec cette réorganisation, on craint de voir disparaître ce qui rendait l’ADN du Festival de Rotterdam si particulier. »[1] 

Shelly Kraicer, ancienne programmatrice au Festival de Rotterdam : « Il s’agit ici d’une conception de l’écosystème cinématographique qui élimine, ou au mieux marginalise, l’art, les artistes, les spécialistes de la programmation et les commissaires, et un auditoire intelligent, stimulé, qui font partie d’une communauté engagée dans une expérience collaborative. »[2]

Flavia Dima, critique de cinéma, journaliste et programmatrice : « Lorsqu’un festival et une équipe disparaissent, c’est plus que leur rencontre avec le public qui disparaît : ce qui se perd aussi, c’est l’accès à la connaissance des créateur·trice·s, issue d’années de travail acharné, qui est à la fois une connaissance du cinéma lui-même et de son infrastructure. Des listes de centaines, de milliers de films et de personnes-ressources passant ainsi d’objets vivants à des artefacts qui peuvent être étudiés ou, plus fréquemment, simplement abandonnés aux racoins poussiéreux d’une quelconque boîte de réception de courriels ou une autre. »[3] 

Julian Ross, ancien programmateur au Festival de Rotterdam (Twitter, 30 avril 2022) : « Je suis blessé par ce qui s’est produit et je m’inquiète de ce qui est en train de se passer au Festival. Je suis solidaire des autres programmateurs et programmatrices et du personnel qui ont été licencié·e·s. Nous devons parler de la précarité du travail en festival ; nous méritons mieux. »

L’agence de presse culturelle Cultuurpress : « Que se passe-t-il à Rotterdam ? Est-ce que l’IFFR demeurera ce festival révolutionnaire où la distance entre le public et les créateur·trice·s est si mince ? Le festival où vous pouvez voir ces petits films fragiles, découvrir de nouveaux cinéastes, et voir des choses que vous ne comprenez pas, mais qui vous fascinent ? »[4] 


:: La directrice générale Marjan van de Haar et la directrice du festival Vanja Kaludjercic [photo:
 Andreas Terlaak/IFFR]

Eric Kohn, chroniqueur: « L’actuelle directrice artistique Vanja Kaludjercic a succédé à Bero Beyer du Netherlands Film Fund vers la fin 2019… Certaines personnes se sont plaintes à moi d’une soudaine perte d’autonomie. Plutôt que de faire confiance à l’équipe de programmation pour les décisions importantes, tout film devait être soumis pour approbation à un comité distinct dirigé par Kaludjercic. Les programmateurs et programmatrices ont raconté avoir commencé à se sentir davantage comme des conseiller·ère·s externes que comme des membres chevronné·e·s de l’équipe de programmation. “Il n’y avait plus aucune discussion normale autour des films,” me confiait un ancien employé. “C’était comme si Vanja voulait monter tout le programme elle-même.” »[5] 

Peter Taylor, ancien programmateur au Festival de Rotterdam (Facebook, 10 mai 2022) : « J’ai été bénévole au IFFR pendant trois ans, puis j’y ai fait un stage et j’y ai eu ensuite un poste payé pendant huit ou neuf ans. J’ai gagné au plus 4 000 euros par année au IFFR. Je faisais partie d’une minorité de programmateurs qui vivaient et qui travaillaient à Rotterdam à l’année. Les emplois payés pour les programmateurs de films sont si rares qu’ils ne se montreront pas solidaires de leurs collègues et d’autres employés de festival tant qu’ils n’auront pas eux-mêmes perdu leur emploi. Et n’oublions pas les pigistes dont on ne souligne jamais le départ. Ils sont là un moment ; puis un moment plus tard, ils sont déjà partis. Les contrats sont résiliés ou simplement non renouvelés.

Les gens et les communautés autour desquels les festivals comme l’IFFR sont bâtis n’obtiennent pas les festivals de cinéma qu’ils méritent. La moindre chose qu’un festival de cinéma pourrait faire serait de se prononcer honnêtement sur les inégalités structurelles entretenues par ses propres pratiques, puis s’atteler à les redresser. Il ne devrait pas y avoir de fanfare, pas de communiqué de presse, uniquement des actions et du travail. »


:: Go Back to Hiding in the Shadows, performance audiovisuelle de Pandelis Diamantides (2018-2019) [IFFR]

Le Festival de Rotterdam a été découpé en cinq divisions : communication et atteinte des auditoires, financement et croissance des affaires, affaires commerciales, activités, et contenu. Le « contenu », ce sont les artistes et les films, soit ce que plusieurs auraient cru être le cœur du festival lui-même. Le coup d’État de la direction (et que sont Facebook, Uber, Google, etc., sinon des coups d’État successifs de directions ?) a relégué le cinéma à l’arrière-plan d’un festival de cinéma. Business über alles. Comme le soulignait un éditorial indigné dans le journal néerlandais Volkskrant : « Le cinéma lui-même n’est alors plus l’objectif. Ce sera juste un moyen de maintenir le Festival à flot. »

À chacune de mes visites, j’ai senti qu’un petit festival se cachait au creux du grand, rempli de moments inusités récoltés partout dans le monde, où les artistes atypiques étaient facilement accepté·e·s et où les dîners officiels et les spectacles de fin de soirée offraient des possibilités de rencontres en abondance. L’importance des espaces sans projection n’était jamais perdue pour l’organisation. D’une certaine façon, on y avait le génie de l’inorganisé, du spontané, de l’inattendu. C’était une vision de ce que l’Experimental Film Congress n’est jamais devenu, une association internationale, un éventail perpétuellement changeant d’invité·e·s, un souci d’ouvrir la porte et d’accueillir la diversité. Personne n’avait le dernier mot, ni réalisé le dernier film. Nos héros et nos héroïnes changeaient chaque soir. C’était un village global, une cause hors de l’ordinaire, qui faisait de la place aux artistes Internet et aux puristes de labos cinématographiques, aux incursions arabes queers et aux films qui duraient à peine une minute, ou dix heures, avec des diaporamas, des installations et, pourquoi pas, un soupçon de nouvelles formes de cinéma élargi. Les personnes qui ont été mises à la porte étaient au cœur de cet assemblage mouvant. Elles utilisaient leurs racines profondément ancrées dans leur communauté non pas pour jeter le bon vieux temps à la figure de tout le monde, mais pour exposer les fissures et les continuités pour que nous puissions croire à nouveau. Même les échecs m’inspiraient. Surtout les échecs.


:: Maskirovka (Tobias Zielony, 2017) [Tobias Zielony]


:: Nematodes (Peter Burr, 2018) [Labocine]

Devrions-nous nous attendre à ce que nos camarades surmené·e·s qui nous ont déroulé le tapis rouge soient traités décemment ? La nouvelle stratégie d’embauche de travailleur·euse·s à temps partiel adoptée par le Festival de Rotterdam est bien connue des systèmes d’enseignement postsecondaires et des entreprises du monde entier ; ici, elle s’accompagne d’un déchiquetage désinvolte de l’histoire, des relations personnelles, des réseaux vivants. Hé ! Maintenant que nous sommes tou·te·s les commissaires de notre propre musique, de nos vêtements, de nos ami·e·s, de nos images, où est le problème ? N’importe qui peut ramasser quelques films, non ? Si je faisais partie des 40 licencié·e·s, je me demanderais si mon travail avait été invisible, si mon dévouement de toute une vie à la forme la plus éphémère de cinéma avait été accueilli par le cercle des champion·ne·s avec à peine plus qu’un mépris dédaigneux. Si les films que l’on montre doivent représenter une avant-garde de l’éthique, et une avant-garde de formes, ne devrions-nous pas nous attendre à ce que les rouages internes d’une organisation soient reflétés dans les œuvres présentées ?

Peter Taylor, l’une des nombreuses victimes du Festival de Rotterdam, racontait le licenciement similaire, une décennie auparavant, de tout le département de programmation de Worm, un atelier de Rotterdam dirigé par des artistes. Personne n’avait rien dit, bien sûr, parce que Worm était le seul endroit en ville où il était possible de travailler comme programmateur ou programmatrice, alors tout le monde espérait obtenir une poignée de mandats temporaires des personnes mêmes qui venaient de les mettre à la porte. Au moins, les baronnes du Festival de Rotterdam ont répondu à la question : est-ce un festival de patronnes, ou un festival de travailleur·se·s ?

Devrait-on boycotter le Festival de Rotterdam ? Je sais que les artistes souffrent, et que la distribution est devenue une démarche pénible, interminable, parsemée de négativité et de refus. Mais je ne crois pas à l’idée de « reprendre les affaires » comme si de rien n’était, car je ne crois pas que le cinéma qui me tient à cœur soit question d’affaires. Si le cinéma est réellement « indépendant », comme on l’affirme si souvent, alors le Festival de Rotterdam sera vide cette année. Il est temps de dire « non » aux comptables, aux gérant·e·s et aux personnes d’influence. Mais bien sûr, le néolibéralisme signifie que les artistes ne devraient penser qu’à eux-mêmes, à elles-mêmes. Merde à la solidarité ! Laissez les patron·ne·s gouverner. Laissez les têtes cachées du conseil d’administration faire ce qu’elles veulent. Laissez-les tout prendre.

Voici un article qui décrit tout ça de façon juste, bien que la toile soit un endroit très occupé. Je suis sûr que vous pourriez en trouver un autre qui vous plaît. Ou mieux encore, écrire votre propre article.



[1] Edo Dijksterhuis, « Massa­ontslag roept vragen op over toe­komst IFFR », Filmkrant, 13 mai 2022 (https://filmkrant.nl/nieuws/reorganisatie-en-massaontslag-roepen-vragen-op-toekomst-iffr/)

[2] Citée dans : Eric Kohn, “Why the Film Industry Isn’t Doing Enough to Support Programmers”, IndieWire, 7 mai 2022 (https://www.indiewire.com/2022/05/rotterdam-film-festival-fires-programmers-1234723001/#!)

[3] Flavia Dima, “On Curating Cinema in a World of Precarity | The State of Cinema”, Films in Frame, 16 juin 2022 (https://www.filmsinframe.com/en/editorial/curatorship-precarity)

[4] Geoffrey Macnab, « Rotterdam’s restructure provokes debate as festival poised for revamp of programming team », Screen Daily, 10 mai 2022 (https://www.screendaily.com/news/rotterdams-restructure-provokes-debate-as-festival-poised-for-revamp-of-programming-team/5170260.article)

[5] Eric Kohn, « Why the Film Industry Isn’t Doing Enough to Support Programmers », Indiewire, 7 mai 2022 (https://www.indiewire.com/2022/05/rotterdam-film-festival-fires-programmers-1234723001/#!)

 

 

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Mike Hoolboom a commencé à faire des films en 1980. Mis en pratique, avec application quotidienne. Une remixologie continue. Depuis 2000, un flot constant de docus biographiques à partir de séquences trouvées. La question qui anime une communauté: comment puis-je être utile? Des entrevues avec des artistes médiatiques au fil de trois décennies. Des monographies et des livres, écrits, édités, co-édités. Des écologies locales. Du bénévolat. Ouvrir la porte.

 

Traduction : Claire Valade

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Article publié le 25 janvier 2023.
 

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